La nuit venait d’étendre son voile sur la ville de Dérios. Bien que la fin de l’été ne fût pas encore arrivée, un vent frais soufflait sur l’immense colline abritant la cité. Les bourrasques apportaient une fine couche de brume qui s’élevait de l’immense lac bleuté et dont les filaments serpentaient tels des spectres errants dans les ruelles de la capitale. Alors que tous les villageois étaient cloîtrés chez eux, un homme marchait à l’allure sereine au milieu de ces rues désertes. Il revêtait une longue cape brune qui le protégeait de la brise et dissimulait pour partie sa toge richement brodée qui n’aurait pas manqué d’attirer les convoitises des passants les plus malavisés. Il descendit toute la basse-ville en ne croisant pas un chat et pénétra bientôt dans le quartier des Tisserands. Ce quartier d’ordinaire si animé ne semblait pas échapper à la quiétude morbide qui s’était emparée de la ville. Pourtant, l’endroit était tout sauf inoccupé, et l’homme pouvait aisément percevoir à chaque recoin et derrière chaque fenêtre des regards qui l’observaient. Il se sentait jugé de toute part, pareil à une proie prête à être dévorée. Cela ne l’inquiétait guère, au contraire, il en était amusé. Finalement, ses pas le conduisirent jusqu’à l’établissement de la Coupe Pleine qui ne fermait jamais ses portes et surtout pas durant les nuits les plus propices au crime.
À peine l’homme pénétra-t-il à l’intérieur qu’il fut reçu par deux brigands à la carrure imposante. Ils lui jetèrent des regards mêlant réprobation et lassitude, comme s’ils s’apprêtaient à reconduire vers la sortie un énième énergumène s’étant égaré chez eux.
— Je souhaite voir Lucio, leur dit l’homme d’une voix neutre.
Il leur tendit alors une pièce percée de trois trous.
Les deux hommes échangèrent un regard entendu avant de lui demander de les suivre. Ils traversèrent une grande salle presque déserte où quelques mercenaires vidaient leurs bières l’air morose avant de s’arrêter devant une porte en bois. Ils lui indiquèrent de rentrer en lui faisant bien comprendre que cela n’était pas une proposition. Toujours l’air serein et comme s’il était parfaitement maître de la situation, l’homme ouvrit la porte et pénétra dans une salle entièrement plongée dans le noir. À peine eut-il fait deux pas à l’intérieur que la porte se referma brutalement derrière lui. Il sentit alors qu’il n’était pas seul dans cette pièce et laissa échapper un soupir retentissant. Quelques secondes, plus tard, il tendit son bras devant lui avec une rapidité stupéfiante et attrapa le poignet d’un homme, arrêtant net la course de la lame qu’il tenait dans sa main. Ses yeux devinrent alors rouge vif et le poignet du malheureux s’embrasa aussitôt. Les flammes remontèrent le long de son bras puis se répandirent sur son torse. Son assaillant se tordit dans tous les sens en hurlant de douleur avant que les flammes ne le fassent taire définitivement.
Il entendit alors une suite de clappements et d’autres portes s’ouvrirent aussitôt. Des hommes équipés de torches en sortirent et allumèrent des braseros pour éclairer la salle. Au centre, assis sur un fauteuil en bois rembourré de coussins en velours, se tenait Lucio qui applaudissait le sourire aux lèvres.
— Magnifique Ignace ! Magnifique !
— Faites-vous preuve d’autant d’hospitalité avec tous vos invités ? Répondit Ignace avec méfiance.
— Oh non, l’on vous a réservé un traitement de faveur. Lucio se leva et fit quelques pas dans sa direction. L’homme que vous venez de tuer était un assassin très compétent, mais j’avais quelques doutes quant à son allégeance depuis un moment. Il s’arrêta et jeta un bref regard sur le corps que les flammes terminaient de consumer. Il a eu sa chance de se racheter et il a échoué. Mais je suis heureux de constater que les légendes n’ont pas menti à votre sujet.
— Il ne faut pas sous-estimer le poids des légendes, elles ont toujours une part de vérité.
Lucio se contenta de sourire et claqua deux fois dans ses mains. Des Kléptars vinrent aussitôt leur apporter à chacun un verre de vin parfumé aux épices, tandis que les deux grosses brutes de l’entrée se débarrassaient du corps carbonisé.
— Bien, Ignis, je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation. Peut-être allons-nous pouvoir nouer les débuts d’une grande relation.
Ignace tiqua en entendant son vrai nom. Lucio le remarqua et sembla s’en réjouir en portant le verre à ses lèvres.
— Si vous savez qui je suis, vous savez quel sort, je réserve à cette ville ?
— En effet.
— Et vous me proposez tout de même de former une alliance ?
— Temporaire, bien sûr, je n’ai nulle envie de finir comme l’homme que vous venez d’occire. Je quitterai la cité avant qu’il n’en reste que des cendres. Mais une fois que la famille royale et tous ses autres nobles arrogants ne seront plus de ce monde, il faudra bien se tourner vers quelqu’un afin de reconstruire la ville. Et qui restera-t-il hormis les Kléptars pour gouverner ?
— Vous régnerez sur une cité en ruine.
— Il faut savoir faire table rase du passé pour aller de l'avant. Et vu son emplacement, la nouvelle Dérios aura tout pour devenir la plus importante cité libre du continent. Un havre de paix qui regroupera les forbans du monde entier à l’abri du jugement des dieux ou des rois. Voilà un projet qui ferait rêver même le plus petit des lascars de Marépontis.
— Ne craignez-vous donc pas les dieux ?
Lucio soupira. En même temps qu’il parlait, il déambulait d’un bout à l’autre de la pièce.
— Dieu, roi, maître, gouverneur… Ce ne sont que des titres qui n’ont d’importance que tant que les Hommes s’y soumettent. De là où je viens, les divinités n’ont qu’un rôle mineur et seul une poignée d’illuminés leur voue un culte assidu. Vous avez essayé de vous opposer à Pyra par le passé et vous avez échoué. Et vous voilà des siècles plus tard condamnés à brûler des villes et des villages pour sa gloire. Rassurez-vous, je ne commettrai pas la même erreur. Rasez cette ville si c’est ce que votre déesse souhaite, mais il n’aura pas de place pour une quelconque divinité dans la nouvelle cité que je bâtirais.
Une lueur rougeâtre illumina son iris et Ignis grimaça. Il secoua la tête comme pour chasser une mouche qui l’importunerait, puis reprit la parole :
— D’ordinaire, je fais tout pour vous mettre en garde contre sa colère. Mais vous semblez être le genre d’homme qui croit pouvoir contrôler le destin et mettre tout le monde à ses pieds. Dites-moi Lucio, pourquoi aurais-je besoin de votre aide ? Elle pourrait très bien se débarrasser de vous ici et maintenant.
Ignis tendit son bras dans sa direction. Tous les Kléptars levèrent alors leurs armes en grognant, sauf Lucio qui resta parfaitement immobile. Il sortit alors un magnifique médaillon doré de sa veste et commença à l’agiter sous ses yeux.
— Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? Des amis à vous le cherchent avec intérêt.
Ignis écarquilla les yeux.
— Imbécile, ce n’est pas ce… Argh !
Il ne termina pas sa phrase et se courba en deux en grimaçant de douleur. Une lueur sadique s’alluma alors dans le regard de Lucio.
— Ainsi, le Brûlé disait vrai. Voilà qui est intéressant…
La douleur s’estompa et Ignis finit par reprendre son souffle, puis lorsqu’il reprit la parole, une voix plus aigüe et délicate émana de ses lèvres.
— Où avez-vous trouvé cela ?
— Je me le suis procuré auprès de l’un d’entre eux après quelques négociations. Il n’a eu de cesse de m’en vanter l’efficacité contre le prétendu envoyé de Pyra.
— Je vois que vous êtes bien informé. Me voilà donc votre obligé.
Ignis se courba. Mais derrière cette soumission apparente, il profita d’avoir le visage baissé pour laisser s’échapper un rictus cruel et malsain qu’il ne pouvait contenir plus longtemps.
Lucio fut quelque peu décontenancé par le changement de tonalité dans sa voix, bien qu’il ne remarqua pas son sourire glaçant.
— Je… Il nous faut nous débarrasser de Théa. C’est elle la plus grande menace pour votre culte et pour mes hommes. Avec toute l’agitation récente dans la cité, il n’est plus possible de se tolérer l’un l’autre. Ce n’est qu’une question de jours avant qu’une guerre ouverte n’éclate avec la couronne, et cela nous serait tout sauf profitable.
Ignis se redressa, but son verre d’un coup sec et se tourna vers un Kléptar qui portait une cruche remplie de vin sur un plateau en argent.
— Et donc, que proposez-vous ? Demanda-t-il le dos tourné en se resservant à boire.
Lucio rangea le talisman dans sa poche.
— À la fin du mois, se déroulera Novi-Fyr, commença-t-il. Bien qu’elle ne soit pas autant célébrée qu’à Spyr, la reine Théa se voit toujours dans l’obligation de tenir un discours dans la basse-ville afin de se montrer auprès du peuple. Or, il se trouve qu’il n’existe qu’un seul endroit dans ces quartiers qui soit suffisamment grand pour accueillir un tel événement. Une place où se trouve un petit temple des Adorateurs du Brasier. L’endroit n’est pas très grand et il fut longtemps délaissé par les anciens légats religieux envoyés par Spyr. Mais vos prêtres peuvent y accéder facilement et sans attirer l’attention. Il serait opportun qu’ils collaborent avec mes hommes afin de le remplir d’explosif avant le début de la cérémonie. Dès lors, il ne restera plus qu’à trouver un volontaire parmi vos Adorateurs qui soit prêt à se sacrifier pour sa déesse en allumant la mèche, emportant la famille royale avec lui.
Ignis éclata de rire, d’un rire aigu et strident, presque hystérique, qui mit immédiatement mal à l’aise toutes les personnes présentes dans la salle.
— J’ai tué bon nombre de personnes qui ont osé profaner mes temples et vous me demandez d’en faire sauter un ? ! Je dois dire que vous ne manquez pas d’audace ! Il rit encore pendant quelques secondes avant de reprendre. J’accepte. Si cela peut en effet nous permettre de nous débarrasser de cette reine gênante et de la prêtresse favorite de ma sœur par la même occasion. Alors soit, j'accepte.
— Excellent, répondit Lucio, le visage crispé. Je suis ravi de pouvoir sceller cette nouvelle alliance avec vous. Il fit un signe de tête à ses hommes. Mais il se fait tard et je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps, un homme comme vous ayant sûrement fort à faire. Je laisse à Boris le soin de vous reconduire vers la sortie.
— N’en faites rien, répondit Ignis qui avait désormais retrouvé sa voix normale. Je saurais retrouver mon chemin.
Il déposa son verre vide sur le plateau en argent puis sortit de la pièce par la même porte qu’il avait empruntée à l’allée. Il quitta la taverne puis déambula dans les rues toujours désertes de la ville en remontant progressivement vers la haute-ville. Quelques secondes après son départ de la taverne, Boris s’approcha de son maître.
— Il avait une voix de femme.
— J’ai remarqué, sombre idiot ! Je ne sais pas ce qu’il est, mais il nous cache quelque chose. Envoie des hommes le filer jusqu’à son temple. J’ai une bonne amie au palais qui pourra s’assurer que l’on observe ses moindres faits et gestes.
Boris acquiesça avant d’aller donner ses instructions. Lucio se redirigea vers son trône et s’y affala avec négligence. Il ressortit alors le talisman et le fit tournoyer du bout des doigts en le contemplant avec avidité. Un si petit objet aurait réellement le pouvoir de contrôler l’émissaire d’une déesse ? Il était de nature méfiante et doutait de tout. Cela lui avait souvent sauvé la vie par le passé lorsqu’il n’était encore qu’une petite frappe opérant dans les différentes cités de la Ligue Akeane. Mais depuis qu’il avait été chassé du Conseil de Marépontis, il avait tout reconstruit ici de ses mains à l’ombre de la couronne. Bien qu’il méprisait les dieux autant que les rois, il comptait bien se servir de leur pouvoir pour parvenir à ses fins.
Content d'avoir la suite, en avance ce que tu avais prévu :)
J'ai beaucoup aimé le prologue. Pas mal de surprises aha
Je m'attendais bien sûr à revoir Lucio mais pas comme ça. On en voit plus sur sa personnalité et que c'est pas un idiot à la tête d'un ordre, il sait exactement ce qu'il fait. On voit à présent le danger réel qu'il est.
Pour Ignis / Pyra on voit bien qu'iel est pas totalement maitre de ce qu'il se passe. A voir ;)
La phrase de Lucio sur on amie au sein de la cour royale, mmhh j'ai un nom mais pas sûr que ce soit elle ;)
Juste une erreur de frappe :
"qu’il parfait" -- "parlait"
A la suite :)
Je voulais changer un peu les points de vue et plus développer Lucio que j'aime beaucoup mais que l'on ne voit que brièvement dans l'histoire.
Pour le contact à la cour, je ne dirais rien :)
A plus,
Scrib.