Chapitre 1 - L'aspirante

Qu’importe le vent, qu’importe le froid. Qu’importe la tempête qui gronde. Un aspirant se doit d’être insensible. Un aspirant est fort, il est invincible. Maeve se raccrochait à cette tirade tandis qu’elle essayait de maintenir sa tête hors de la rivière. Elle refusait de penser à l’eau glaciale qui menaçait ses narines, à l’équilibre précaire que lui offrait la pointe de ses pieds, malmenés par le courant. Elle y arriverait.

Le sergent foulait le rivage d’un pas ferme. Sous ses longs cheveux bruns, il scrutait les aspirants. Son regard aguerri pénétrait l’écume, traversait les flots et jugeait avec sévérité.

« Et ça veut intégrer la division de magerie ? Pour l’instant, tout ce que je vois, c’est une bande de faiblards prêts à rentrer couiner chez leurs parents ! »

Maeve ne voulait pas tourner la tête, et fixait droit devant l’enfilade des têtes de ses camarades au-dessus de l’eau. Ceux qui avaient l’avantage de la taille avaient pris racine dans le lit de la rivière. Les flots éclaboussaient à peine leur visage. D’autres, bons élèves, ne connaissaient pas la difficulté. Eux ne subissaient pas le courant. Ils le vivaient, et ne faisaient qu’attendre les prochaines instructions. Mais la jeune fille savait bien que tant que la moindre tête grimacerait, l’exercice continuerait.

« Une place, ça se mérite ! Et quand je vois ce que je vois, c’est pas gagné ! Vous croyez que vous êtes à la hauteur ? »

Un remous lui fit boire la tasse. Lorsque ses yeux verts s’ouvrirent à nouveau, sa vue était encore troublée par les gouttes qui perlaient sur ses cils. Elle avait beau battre des paupières, elle voyait toujours flou. Elle réfréna sa main qui, par réflexe, avait osé quitter sa position pour lui essuyer le visage.

« J’entends pas !

— Oui sergent, répondirent les recrues à l’unisson.

— Oui quoi ?

— On est à la hauteur, sergent !

— C’est ce qu’on va voir ! cria-t-il avec une veine protubérante sur la tempe. A mon signal, vous nimbez collectif ! Et tâchez de ne pas vous laisser troubler par les vaguelettes, cette fois. Maintenant ! »

Maeve se sentait traversée par l’eau. Elle ne luttait plus, elle faisait corps. Ses longs cheveux roux, emportés par la rivière, lui collaient aux joues et flottaient par-devant ses yeux. A mesure qu’elle se concentrait, une aura de lumière prenait corps autour d’elle. Devant, sa camarade ne parvenait pas à faire apparaître son Nimbe.

« J’ai dit quoi ? Un Nimbe collectif ! Collectif ! Je suis avec le cycle des débutants ou quoi ? »

Maeve avait beau y mettre toutes ses forces, son aura peinait à abandonner son corps pour se diriger vers le ciel. Elle n’avait pourtant pas de difficultés, d’habitude, à lier son Nimbe à celui des autres. Mais dans la rivière, le torrent qui rompait dans son dos la perturbait davantage.

Et tandis qu’elle se retenait pour ne pas perdre l’équilibre, la jeune mage vit au-dessus d’elle des stries de lumière se rejoindre en un éclair rapide : les premiers aspirants avaient réussi. Maeve se concentra. Ne pas penser à l’eau. Sa sphère de lumière amplifia, mais elle n’arrivait pas à la canaliser en un jet suffisamment puissant pour le mêler au Nimbe collectif formé par ses camarades.

« C’est comme ça que vous voulez intégrer l’armée l’an prochain ? En comptant sur les autres ? »

Si le sergent aboyait souvent quand il parlait, mais Maeve connaissait trop bien cet éclat de voix. Elle devait absolument réussir, et vite. Sinon, il y avait fort à parier qu’elle serait assignée à cette rivière jusqu’au crépuscule.

« Hasel, Jerho, Matho, sortez de l’eau ! On ne va pas vous laisser pourrir sur place parce que vos camarades ont décidé de se la douce. »

Lorsque les corps sortirent de la file, le torrent lui sembla s’intensifier. Maeve dut lutter pour ne pas être projetée en avant par le courant, son Nimbe faiblissait. Devant elle, l’aspirante vrilla et fut emportée de quelques pas. La malheureuse reprit pied, mais regagna son poste avec difficulté, jetant des regards pleins d’appréhension au sergent.

Le sergent leur ordonna de recommencer à son signal. La jeune fille avait beau tout donner, son Nimbe ne prenait pas la forme escomptée. Elle se concentrait, elle forçait sur ses paumes ouvertes vers les cieux, quand une vague lui submergea le visage et lui fit boire la tasse. L’eau geler ses narines, brûla sa gorge puis sa poitrine. Elle immergea sa tête pour tousser sans se faire remarquer.

Sous l’eau, le tumulte était silencieux. Elle se laissa guider par la voix du sergent, qui tempêtait à travers les flots. Nimber. Se concentrer. Réussir. Ne penser qu’à ça, et faire abstraction de tout le reste. Elle devait le faire. Elle devait absolument y arriver avant que le sergent ne leur ordonne de recommencer une nouvelle fois. Il fallait qu’elle parvienne à fusionner son Nimbe avant cela…

« Bressild ! Sortez de l’eau immédiatement ! »

Maeve prit un instant pour se ressaisir. Pourquoi la faire sortir alors qu’elle n’avait pas encore réussi ? Sur le rivage, un petit homme à la nuque dégarni, drapé de la longue cape orange des intendants norlandais, s’entretenait avec le sergent. Elle redoutait de croiser le regard de ce dernier, tant elle savait ce que son échec signifiait. Comment pourrait-elle espérer matérialiser les effets magiques d’une potion sur son Nimbe dans des conditions extrêmes si elle n'était pas même capable du prérequis le plus élémentaire de tout mage : maintenir une aura stable pour réussir la matérialisation des corps ? Elle vivait chaque pas comme un aveu de faiblesse. Dressés comme des piquets, les trois aspirants hors de l’eau la dévisageaient. Leurs tuniques dégoulinaient encore.

 « Vous accompagnerez l’intendant Hans jusqu’au camp.

— Bien reçu, sergent ! » déclama-t-elle, le poing sur la poitrine.

Derrière ses yeux en amande impassibles, la jeune fille était pourtant en proie aux affres. Elle se maudissait tant d’abandonner l’entraînement sans avoir réussi l’exercice qu’elle avait honte de la simplicité avec laquelle cet ordre la tirait de l’eau. Pourquoi venait-on la faire chercher ainsi ?

Jamais jusqu’ici son appartenance à la famille Bressild n’avait interféré avec sa formation. Ses membres avaient tous mis un point d’honneur à intégrer l’armée en soldat lambda. Le courage se prouvait, et c’était par la valeur de leur mérite que chacun de ses aïeux avait gagné sa place. Comme tous les enfants norlandais, Maeve avait passé le test d’Aptitude à huit ans. Elle et sa tante Mayha étaient les seules de sa famille à l’avoir réussi. Et même si la jeune fille n’avait pas un potentiel nimbique aussi puissant que son aînée, elle s’entraînait dur pour que, une fois mage, elle s’inscrive dans la lignée de ses aïeux. Son grand-père n’avait pas vingt printemps qu’il gagnait déjà ses premières batailles. Dix ans plus tard, il mettait le pied sur le Nouveau Continent et conquérait le Norlande. A la tête de la division de magerie du pays, sa fille Mayha était l’une des mages les plus accomplies de sa génération, quand son dernier, Franh, menait une carrière respectable au sein de la quatrième d’infanterie. Maeve intègrerait la division de sa tante dans quelques lunes, et ses exploits à elle seraient tous à écrire. Pour l’instant, Maeve n’avait de Bressild que son nom, et n’était qu’une aspirante parmi les autres. Si on l’avait convoquée en personne, la raison devait être de mauvais augure, redoutait-elle.

Elle guettait avec appréhension l’officier qui ne décrochait pas un mot et s’appliquait à ne lui adresser aucun regard. Ce ne fut qu’une fois devant la hutte de commandement qu’il consentit enfin à quelques paroles, afin de l’informer qu’un général du nom de Sondha l’attendait à l’intérieur.

Ses vêtements trempés lui collaient à la peau, alourdis par ses cheveux mouillés qui lui tombaient jusqu’au flanc.

« Mon général » se présenta-t-elle, le poing sur le cœur.

A la voûte de son dos penché sur ses cartes, la jeune mage devinait un homme plus âgé qu’elle ne l’avait escompté. Un doigt sur la tempe, celui-ci ne paraissait nullement pressé de s’expliquer.

 « Je suis venu vous rencontrer sur ordre du Gouverneur. »

Sa voix peinait, ses mots doutaient. Il consentit enfin à lâcher sa paperasse pour se tourner vers elle. Lorsqu’il la regarda enfin, la prunelle de ses yeux trahissait sa gêne.

« Vous n’avez pas besoin d’observer le garde-à-vous, Maeve. Je ne suis pas ici en ma qualité de militaire, mais en ami de votre grand-père.

— J’y tiens, mon général. »

Le vieil homme eut un sourire mélancolique et lui conta d’un ton bien plus enthousiaste comment il avait été aux côtés de Perrhé Bressild dès ses premières batailles en Bodhurie et avait embarqué sur le même bateau que lui, vingt ans plus tôt, pour arriver sur le Nouveau Continent. Dans ses yeux, l’éclat de la mémoire des beaux jours disparut bientôt. Au terme d’une longue inspiration, le général Sondha articula enfin.

« J’aimerais avoir meilleures choses à vous annoncer, mais le contexte ne nous donne pas cette chance. Les Argons ne nous laissent aucun répit, nous avons essuyé plusieurs défaites sur le front est. Dans la nuit de verpres dernier, le relais de Lanzak est tombé. Je suis au regret de vous apprendre que votre tante, Mayha Bressild, n’y a pas survécu. »

Maeve détourna la tête pour poser un regard vague sur un point précis. Elle se retenait de cligner ses paupières, pour ne pas humidifier ses yeux veinés de sang. Les secondes pesaient comme des heures. Il y a de ces héros de notre vie que l’on croit invincibles. Il y a de ces héros dont on pense qu’ils vivront à jamais. Mayha était de ceux-ci.

« Votre grand-père m’a chargé de vous ramener à la Citadelle au plus vite, nous partirons dès que vous aurez rassemblé vos affaires. »

Pourquoi tout ceci était arrivé ? Et comment était-elle morte ? Une petite voix lui intimait de ne pas demander. Elle craignait de ne pas pouvoir contenir davantage le calvaire qu’elle était en train d’endurer. Une autre voix, elle, voulait savoir. Les offensives de l’Argonie contre des villages norlandais près de la frontière avaient débuté l’année passée, mais Maeve croyait que la situation était sous contrôle. A quel moment tout avait basculé au point que le Norlande y perde l’une de ses plus précieuses mages ?

« Comment est-ce arrivé ? »

La voici, la question qu’elle ne voulait pas poser. La voilà, la tête de l’homme qui espérait ne pas avoir à y répondre. La jeune fille regrettait déjà l’interrogation, et craignait les mots qui commençaient à se dessiner sur les lèvres du général.

« Le relais de Lanzak a été attaqué en pleine nuit, votre tante y était pour assurer le ravitaillement des troupes. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il ne reste plus rien du village. »

L’image était plus cruelle encore. S’il n’en restait rien, Mayha n’avait donc pas pu recevoir les hommages ? Elle n’avait pas pu être enterrée dignement ? L’aspirante se mordait les lèvres. Un spasme s’emparait de ses poumons, qu’elle essayait tant bien que mal de contenir à coups de respirations saccadées. La scène lui paraissait si invraisemblable qu’elle avait du mal à réaliser. Peut-être était-elle inconsciente, quelque part, dans cette rivière, et se réveillerait-elle d’un mauvais rêve ?

« Allez donc faire vos affaires, Maeve. Si nous partons assez tôt, nous rejoindrons la Citadelle avant la nuit. »

La jeune mage erra à travers les huttes aux larges pierres grisâtres grossièrement taillées du camp jusqu’à son dortoir. Dans cette pièce vide de ses trois camarades, le calme la ramenait à la funeste nouvelle avec fatalité. Maeve se laissa tomber sur le lit. Inspirer, expirer. Son cerveau ne voulait que se concentrer sur ces deux tâches si binaires et si essentielles à la fois. Mayha, une tante, une mage, un modèle… Disparue. A quoi bon passer sa vie à se former et à se battre si c’était pour finir anéantie de la sorte ? Avait-elle souffert avant de trépasser ? Une larme au goût de sel s’immisça entre ses lèvres. Les affaires… Et tout d’un coup, cet impératif lui donna l’excuse parfaite pour mettre son chagrin dans une boîte dont elle espérait qu’elle n’exploserait pas en présence d’autrui.

Mais que ramener d’une formation où les effets personnels étaient interdits ? Seules lui restaient les insignes et les étoffes, gagnées à force de persévérance, et ses tuniques d’entraînement. Elle déposa soigneusement les barrettes colorées, symboles de ses passages au cycle suivant. Il ne lui manquait que la dernière, orange, qu’on lui remettrait à la fin de l’année prochaine, en même temps que la boucle à l’oreille droite que portaient ceux qui appartenaient à la division de magerie.

La jeune fille avait beau refermer son sac, ce départ soudain lui paraissait encore idéaliste. Depuis qu’elle avait intégré le camp, elle n’avait qu’une dispense de deux huitaines par an, pour la Fête des Eclipses. Même lorsque son amie et camarade de dortoir Lhira avait perdu son père, il n’avait pas été question de rentrer dans sa famille. Si Mayha était décédée à Lanzak, l’hommage avait déjà été célébré. Alors pourquoi la faire revenir maintenant ?

Maeve bascula son sac sur l’épaule et rabattit son épaisse chevelure orangée de l’autre côté. Elle jeta un dernier regard à sa place pour s’assurer qu’elle avait bien laissé ordonné le néant de ses fournitures. Lorsque ses camarades reviendraient, elle ne serait même plus là pour leur annoncer son départ. Elle espérait retrouver Lhira le plus vite possible. Après tout, elle n’avait pas de raison de s’absenter longtemps. Elle se rendrait à la Citadelle, pour quelques jours tout au plus, puis elle reviendrait, et reposerait son sac sur ce même lit.