— S'il te plaît Aaron, je veux cette histoire-là.
Une petite fille sautait gaiement sur le grand et unique lit de la pièce, à l'agacement général des autres occupants qui essayaient tant bien que mal de se faire une place. Plusieurs enfants se chamaillaient pour savoir qui aurait le meilleur coussin ou la place du milieu, mais surtout pas les places sur le côté, au risque d'avoir la couverture arrachée pendant la nuit, tirée par d'autres lors d'un sommeil agité. Personne n’aimait être réveillé par des membres gelés au milieu de la nuit.
La petite blonde qui sautillait n'avait pas de telles pensées, la seule chose qui l'intéressait, c'était quelle histoire on allait bien pouvoir lui raconter ce soir. Elle fixait de ses grands yeux bleus remplis d'espoir le jeune homme en face d'elle. Ce dernier ne put que réprimer un sourire de dépit et regarda sévèrement la petite mutine pour qu'elle arrête de déranger le reste des enfants. Ils se dévisagèrent pendant un moment avant que le jeune homme prénommé Aaron pousse un soupir de défaite.
— D'accord, d'accord. Mais uniquement si tu vas directement au lit sans faire d'histoire, dit-il résigné.
Triomphante, la petite fille leva les bras au ciel et se jeta en plein milieu du lit sans se soucier de ses camarades déjà installés. Il y eut des cris de protestation, et rapidement une nouvelle bataille se déchaîna sous les couvertures. Aaron se gratta la tête de résignation et attendit que le calme revienne après le chaos déclenché par la petite tornade.
Il chercha parmi la pile de livres entreposés à côté du lit. Vieux et écornés, il pouvait réciter de tête la plupart d'entre eux, tellement il les avait lus. Des épopées de chevaliers, des aventures vers d'incroyables contrées, des combats contre des monstres gigantesques ; toutes sortes de contes fantasques avaient pris vie entre ces quatre murs. Mais le jeune homme se trouvait dans une impasse, les enfants commençaient un peu trop à les connaître eux aussi. Surtout la petite dernière, qui lui demandait toujours quelque chose de nouveau.
Son regard s'arrêta sur une couverture entièrement noire. Le livre n'avait pas de titre, la couverture d'origine ayant très certainement été remplacée il y a longtemps, se dit-il en le feuilletant. Il toussa légèrement quand un mince filet de poussière s'éleva des pages, le conte qu'elles contenaient lui était définitivement inédit. Il entendit les enfants s'impatienter, son choix était fait. Il s'installa au coin du lit, s'éclaircit la gorge et commença sa lecture.
***
Il était une fois, il y a très longtemps, où la terre et le ciel formaient encore deux entités distinctes, les nuages et les étoiles comme seule voûte des océans et des continents. Il n'existait alors pas de néant. C'est sur cette terre, ferme et stable, qu'un certain royaume prospérait.
Le monarque de ces contrées avait pour unique héritière sa jeune fille, dont la beauté et la gentillesse ne connaissaient nul égal. Nombreux étaient les prétendants qui se bousculaient chaque jour aux portes du château, au plus grand déplaisir du roi. Depuis la mort de sa femme, celui-ci ne pouvait supporter l'idée de voir le dernier membre de sa famille lui être dérobé un jour. Pétri de jalousie, il jeta un défi au monde sous la forme d'une quête irréalisable. Quiconque réussirait à lui rapporter le joyau de la terre recevrait la main de sa fille.
Nombreuses furent les personnes à se porter volontaires, car en plus de leur permettre d'épouser la princesse, le joyau était connu comme étant le grenat le plus imposant que la terre n'ait jamais connu. On disait même qu'il avait la capacité d'exaucer le vœu le plus cher de son propriétaire. Cependant, un obstacle de taille se dressait devant les envieux : un géant, doté d'une force prodigieuse, gardait jalousement le joyau de toute convoitise. Selon les légendes, la véritable identité du géant était celle d'un dieu déchu tombé en disgrâce. Puni et envoyé en exil par les siens, ces derniers avaient scellé ses pouvoirs à l'intérieur du joyau. Depuis lors, l'ancien dieu gardait jalousement cet éclat, avide du jour où il lui rendrait son pouvoir d'antan.
Malgré les dangers, aveuglés par leur désir et leur cupidité, des milliers se jetèrent à l'assaut de la tanière du géant, ignorant encore la colère de son gardien. Il avait certes perdu ses pouvoirs divins, mais sa force et sa ruse restaient intactes. L'un après l'autre, assaut après assaut, du plus valeureux au plus ingénieux, tous furent défaits face à la férocité du dieu déchu. Nul n'avait réussi ne serait-ce qu'à entrevoir le grenat tant convoité.
Plus les jours passèrent, puis les mois, et plus les tentatives devinrent rares. Tant et si bien qu'un jour, plus personne n'osa disputer le joyau au terrible géant, à la plus grande satisfaction du roi. Mais alors que le monde essayait de dérober le joyau de la terre et obtenir la main de la princesse, un jeune troubadour parvint quant à lui à gagner son affection et à voler son cœur. Éprise du jeune homme, elle était tiraillée entre la joie qu'aucun autre ne parviendrait à l'épouser et la tristesse de ne jamais pouvoir se marier avec l'homme qu'elle aimait.
Elle eut beau plaider, pester, implorer de la libérer de ce terrible dilemme, son père restait sourd à ses supplices. Elle étudia chaque livre du royaume sans qu'aucun ne lui indique comment vaincre le géant. Le troubadour, quant à lui, fit des pieds et des mains pour réunir les plus fines lames et les plus grands explorateurs du continent, mais nul ne pouvait venir à bout du terrible géant. Chaque tentative aboutissait fatalement à un échec, désespérant les deux amants à chaque passage de chaque saison.
***
Aaron interrompit sa lecture lorsqu'il n'entendit plus que les lentes et profondes respirations des enfants. Il referma le livre et se pencha pour réajuster la couverture sur les épaules de ses petits protégés. Au moment de se relever, il entendit une petite voix endormie.
— Aaron ? Tu es encore là ?
Aaron ébouriffa gentiment les cheveux de la petite trouble-fête.
— Oui, je suis encore là. Rendors-toi.
Elle eut un petit sourire, et les yeux toujours clos, murmura.
— Tu sais, j'ai déjà fait un rêve comme dans le conte. J'étais sur une île immense, tellement grande que le néant et bien, il n'existait pas. Elle s'arrêta un instant avant de continuer. Tu crois que c'est possible, toi, un monde sans néant ?
— Je ne sais pas, Sarah, chuchota Aaron, le monde est vaste, peut-être qu'au-delà des cercles extérieurs, il existe une terre aussi grande que dans ton rêve. Il remarqua que la petite avait du mal à rester éveillée. Dors, je te raconterai la suite demain. Fais de beaux rêves.
— Bonne nuit Aaron.
La petite Sarah remua un peu et se mit sur le côté où le sommeil l'accueillit aussitôt. Aaron apprécia quelques instants la quiétude de la nuit et regarda à travers l'une des fenêtres de la pièce. Ils étaient actuellement au premier étage de l'orphelinat, et il pouvait voir en contrebas une partie du port de leur petite île. Quelques navires épars étaient disséminés à même le sol, de formes et de tailles différentes. Ils partageaient tous la même caractéristique : être composés d'un tas hétérogène de ferrailles de couleurs et de tailles diverses. Les quelques voiles et mâts qui pointaient du pont des différents vaisseaux étaient la seule chose qui permettait de distinguer le port d'un dépotoir à ciel ouvert.
L'attention du jeune homme se porta sur l'un des navires plus gros. Des trous à intervalles réguliers au niveau de la coque laissaient filtrer de faibles lueurs bleues qui gagnaient peu à peu en intensité. Très vite, elles illuminèrent le ciel nocturne, et le navire s'éleva péniblement du sol. Aaron avait presque l'impression d'entendre les supplices du métal se déformer à cause des contraintes qu'on lui imposait pour rester en l'air. Le navire prit un long moment à se stabiliser avant de s'avancer vers une mer de nuages.
Les mots de Sarah lui revinrent en tête, et le jeune homme plongea son regard dans les trouées nuageuses qui laissaient parfois entrevoir ce que tout le monde appelait le néant. Une masse noire sans fond et sans lumière. Aussi mystérieux que l'espace autour d'eux où siégeaient les étoiles, le néant n'abritait rien ni personne, aucun signe de vie, juste le vide. Aaron sentit un courant froid lui glacer l'échine. Un léger tremblement de terre le fit reprendre ses esprits. S'arrêtant presque aussi vite qu'il avait surgi, Aaron nota à peine le tremblement, tout comme les habitants de l'île, habitués à ces fréquences. Il posa distraitement le livre sur le rebord de la fenêtre avant de souffler la flamme de la vieille lampe à huile servant d'éclairage à la pièce. Il sortit en catimini et ferma le plus discrètement possible la vieille porte grinçante de la chambre. La bâtisse commençait à accuser son âge, comme en témoignaient les milliers de petites fissures qui zébraient les murs. Le sol carrelé était glacial, le vent s'immisçait dans les interstices, l'humidité s'y infiltrait. Mais c'était un endroit hospitalier que les occupants considéraient comme chez eux. Des occupants aussi pleins de vie que cet orphelinat.
Il sursauta lorsqu'une silhouette surgit de la pénombre du couloir. Une jeune fille de son âge lui souriait, amusée de la frayeur qu'elle venait de lui causer. Aaron grimaça et ramassa l'un des deux sacs posés négligemment dans le couloir. Du travail les attendait encore ce soir. Son amie prit les devants, et Aaron la suivit, essayant d'étouffer le son métallique qui tintait à chacun de ses pas.
Court et efficace, bravo Monsieur Will. haha
Je vais lire les autres chapitres disponibles avec plaisir. ;)
Aussi je trouve le titre, les exilés du ciel, ultra accrocheur. Et je pense que toutes les personnes qui écrivent savent qu'un bon titre c'est super important!
Moi aussi j’en aurai bientôt une, mon frère est en train de la dessiner.
Malheureusement je ne sais pas écrire + dessiner… 😅
Mais oui les histoires ont probablement plus de visibilités avec une couverture!
Il y aura des pistes de réponses plus tard quand on reviendra sur la petite Sarah, mais il faudra être patient. J'avais écrit l'intégralité du scénario mais au fur et à mesure de la réécriture les chapitres s'étoffent et je ne serais pas dire quand est ce qu'il y aura de l'avancé de ce côté :).
Je devrais poster normalement le second chapitre vendredi, en espérant que la suite te plaira.