Les deux jeunes gens quittèrent le plus discrètement possible le vieil orphelinat, leur lourde charge solidement calée sur leurs épaules. Dehors, les rues étaient désertes à cette heure-ci, où seul le calme et l'obscurité de la nuit les accueillirent. Ils longèrent les quais, guidés par la faible lueur de la lune, marchant sur la haie d'honneur que leur offrait l'ombre des mâts défiant les étoiles jusqu'à atteindre le cœur du port. Ils entendirent au fur et à mesure qu'ils s'approchaient le bruit de plusieurs personnes bravant le silence de la nuit. En effet, ils virent très rapidement, au détour d'un immense entrepôt, des marins s'affairer à charger à la lumière des lanternes un solide navire posé sur d'immenses piliers de métal.
Sans hésiter, les deux jeunes adolescents slalomèrent entre les caisses de chargement et les travailleurs pour rejoindre la file d'attente qui s'était formée devant la passerelle menant au bâtiment naval. Ils patientaient en attendant l'autorisation d'embarquer, face à un homme à l'immense barbe hirsute contrôlant l'embarcadère. Aaron pouvait entendre les grognements et les plaintes du contrôleur chaque fois qu'une nouvelle personne se présentait, pestant à qui voulait bien l'entendre qu'on n'avait pas idée de travailler à des heures pareilles.
En attendant, Aaron contempla les nouvelles plaques métalliques qui s'étaient ajoutées à la consolidation de la coque du navire depuis sa dernière expédition. Facilement reconnaissables par leur absence de rouille, elles avaient été criblées à leur tour de nombreuses petites têtes rondes en métal. En plissant le nez d'appréhension devant l'apparence de plus en plus délabrée du navire, il leva son regard vers les trois mâts et leurs voiles actuellement rabattues. Sur toute leur longueur, on pouvait aussi constater les nombreux ajouts de plaques et de rivets au cours du temps. Dans son souvenir, seuls les deux systèmes de propulsion situés à l'arrière du bâtiment étaient de meilleures factures.
Aaron grimaça de douleur en sentant le bout pointu du coude de sa camarade lui chatouiller les côtes pour le ramener à la réalité. Il la fusilla du regard, mais celle-ci, ignorant la sensibilité malmenée de son ami, lui sourit et lui fit un signe de tête en direction d'un petit homme barbu visiblement de mauvaise humeur. Le contrôleur grommela d'un ton laissant bien sous-entendre que ce n'était pas la première fois qu'il se répétait.
— Identité et guilde d'appartenance, les jeunes.
Pris au dépourvu, Aaron balbutia.
— C'est-à-dire que nous n'avons pas vraiment de guilde d'appartenance, mais nous av...
— Pas de guilde, pas d'embarquement, suivant ! Répliqua le contrôleur sèchement.
— Non non, attendez ! Je suis sûr qu'on peut trouver une forme d'arrangement, supplia Aaron en lui agrippant la main.
Le vieux bourru se tourna vers Aaron et ce dernier put admirer dans toute sa splendeur l'immense veine en train de pulser sur le front presque dégarni du vieil homme.
— Écoute-moi bien, mon p'tit gars ! Je vais t'expliquer comment ça… Soudain, son regard s'éclaircit, comme s'il avait perdu ses mots. Il grommela quelques phrases incompréhensibles dans sa barbe avant d'acquiescer. Tu as de la chance, mon gars, que je sois du genre à aider mon prochain.
Aaron en avala presque de travers et se força à sourire devant l'incongruité de ses mots.
— Il m'faut un nom, mon gars.
— Aaron Hassan et Lise Eliana. Le vieil homme fit la grimace en regardant la jeune fille.
— Écoute, je veux bien être gentil, mais pour deux personnes…
Aaron lui reprit une fois de plus la main entre les siennes avec des yeux suppliants.
— On doit vraiment travailler, est-ce qu'il n'y a vraiment rien qui vous ferait changer d'avis ?
Le vieil homme soupira en retirant sa main serrée.
— Très bien, vous pouvez passer tous les deux, vous m'avez fait suffisamment perdre mon temps. Mais ne t'attends pas à ce que je sois aussi coulant la prochaine fois.
— Oui, bien sûr, je comprends, répondit Aaron soulagé.
Le contrôleur grogna encore quelques mots en secouant la tête et chassa les deux adolescents d'un signe de tête.
Ils accédèrent enfin à l'étroite passerelle les menant jusqu'au pont où ils attendirent un peu à l'écart des autres passagers, loin de l'effervescence annonciatrice de leur départ imminent. Lise se pencha doucement vers lui.
— On a eu de la chance cette fois-ci, on ne pourra pas toujours s'en sortir avec une petite pièce, murmura-t-elle au creux de son oreille.
Aaron eut un brusque mouvement de recul en sentant le souffle chaud de la jeune fille contre son oreille, ce qui la fit rire aux éclats, ravie de la réaction. Aaron regarda autour de lui, gêné.
— Doucement, dit-il tout bas. Déjà que ce n'est pas facile de se faire accepter, je n'ai pas envie qu'on se fasse remarquer plus que nécessaire.
— Oui, bien sûr, monsieur le rabat-joie.
— Je suis sérieux, Lise. C'est toi qui as insisté pour m'accompagner aujourd'hui, alors suis au moins ce que je dis pour une fois, surtout que je n'aurais pas eu ce genre de problème si tu ne t'étais pas incrustée. Devant le sourire énigmatique de la jeune fille comme seule réponse, il continua. Est-ce qu'on a bien tout le matériel ?
— Et pour la millième fois, oui, on a tout : la pioche, ton équipement de lévitation, les cordes, les crochets et les marteaux.
— Et la perche télescopique ? Devant l'air hésitant de Lise, il insista. Tu l'as bien prise, n'est-ce pas ?
La jeune fille eut une lueur de panique dans les yeux, inquiétant immédiatement le jeune homme.
— Lise ?
— Mais oui, je l'ai, gros bêta. Elle sortit aussitôt un tube métallique de son sac qu'elle déploya d'un mouvement sec du poignet en une immense perche de quatre mètres de longueur. Qu'est-ce que tu peux être inquiet, c'est dingue.
— Cette petite expédition me coûte déjà bien assez cher, grommela-t-il, je ne peux pas me permettre d'oublier quoi que ce soit si on veut rentrer dans nos frais.
Ils sentirent l'air vibrer doucement autour d'eux. Aaron n'eut pas besoin de se pencher à la balustrade pour voir l'étrange halo bleu qui commença à les envelopper.
— C'est parti, dit-il sobrement.
Le navire grinça, les gens qui discutaient jusqu'alors se turent dans un silence presque religieux lors de leur lente ascension. Les marins lâchèrent les amarres et montèrent le long des cordages pour libérer les gigantesques voiles. La légère brise ainsi que les propulseurs les firent gagner en vitesse et ils atteignirent rapidement les limites du port et s'aventurèrent sur la mer de nuages. Des marins à la proue écartaient à l'aide de longues perches les rochers en lévitation tout autour du navire, tandis qu'à la poupe, le timonier à la barre guidait l'embarcation à travers le dédale de nuages.
Aaron regardait avec la même exaltation que la première fois le paysage qui s'offrait à lui, comme un sol blanc teinté des lueurs bleutées de la nuit qui s'étendaient vers l'infini, où plusieurs colonnes brumeuses aux différentes teintes de blanc et de gris étaient parsemées. Parfois cependant, on pouvait distinguer par-delà le mince filet de nuages le néant. Les gens exprimaient toutes sortes de sentiments en l'observant : de la frayeur pour certains, de la perplexité et de l'incompréhension pour d'autres. Aaron jeta un regard vers Lise, qui pour une fois restait sans voix. C'était la première fois qu'elle voyageait au-dessus du vide.
Il la secoua légèrement du bras et la jeune fille sursauta comme si on l'avait sortie d'un rêve. Aaron l'amena au centre du navire pour qu'elle reprenne un peu de contenance. Même s'il savait qu'elle s'y habituerait très bientôt, il préférait jouer la carte de la sécurité. Un étrange appel saisissait les gens qui observaient trop longtemps le néant, il avait même vu certains y succomber et sauter par-dessus bord.
— Lise, tout va bien ? Elle acquiesça lentement, le regard encore perdu dans le vague. Prends ton temps, respire un bon coup. Sa voix commençait à trembler malgré lui.
Reprenant peu à peu ses esprits, Lise reprit finalement conscience et répondit d'une voix un peu pâteuse.
— C'est bon, j'ai juste été surprise pendant un moment. Puis, reprenant son sourire habituel, elle ajouta, tu t'es inquiété pour moi ?
— Ne raconte pas de bêtises, allez, on a du travail, détourna Aaron.
En regardant autour d'eux, ils constatèrent que déjà plusieurs personnes s'étaient mises à attraper des rochers flottants qu'ils ramenaient sur le pont à l'aide de longues lances se terminant en crochet. Les deux jeunes adolescents firent de même avec leur perche télescopique se contentant des restes. Une fois les débris ramenés et stockés dans des filets attachés au navire, ils les brisaient un à un à l'aide de leur marteau pour en extraire de petits cristaux bleus. À peine étaient-ils extraits que la roche perdait sa propriété de lévitation et tombait en résonnant sur le pont métallique. Lise contempla en souriant la douce lueur que dégageait le cristal sous les rayons lunaires.
— C'est pour ça qu'on travaille de nuit, ils sont plus facilement repérables lorsqu'on mine, expliqua Aaron. Il faut que les cristaux soient stockés à l'air libre aussi, joignant le geste à la parole en les stockant dans un petit filet fixé à sa taille. Ils ne fonctionnent que s'ils sont dissimulés à l'intérieur d'un objet. Ne me demande pas pourquoi, je n'en ai aucune idée.
Alors qu'ils travaillaient, Aaron remarqua un groupe de personnes au milieu du pont en grande discussion avec le capitaine. Ils étaient vêtus de larges vestes en cuir noir et de tricornes. Le visage à demi-masqué, ils ne ressemblaient ni à des civils ni à des nobles.
— On dirait que ces personnes ne viennent pas de la colonie, chuchota Lise avec des airs de conspiratrice.
— Oui, répondit Aaron d'un ton normal, sans vouloir jouer au jeu de son amie, on dirait même qu'ils ne viennent pas du cercle extérieur.
— Tu veux dire qu'ils viennent des îles stables ? Répondit-elle en écarquillant les yeux. Je n'en avais encore jamais vu.
— Peut-être pas du noyau, mais peut-être du cercle intérieur. En tout cas, ça ne nous regarde pas. Rien de bon ne peut venir de ces personnes.
Lise fit la moue.
— Écoutez-le parler comme si monsieur en savait plus que moi. Tu n'es qu'un morveux de plus des colonies minières.
Sur ces mots, elle l'attrapa sous le bras et se mit à lui ébouriffer les cheveux. Aaron tenta tant bien que mal de se dégager, mais à son plus grand agacement, elle avait beaucoup trop de force pour lui.
— Arrête ça ! Il finit quand même par réussir à se dégager et recoiffa ses cheveux en arrière d'un geste de la main. Tu m'étonnes que tout le monde te confonde avec un homme, espèce de brute.
— Nop ! C'est juste toi, t'es tellement maigrelet que même un enfant pourrait te battre, répondit-elle du tac au tac.
Aaron ne dit plus rien, piqué au vif. Son manque de musculature a toujours été un point sensible pour lui. Boudeur, il jeta le reste des pierres par-dessus bord. Ayant perdu leur propriété de lévitation, elles tombèrent à pic dans le néant. Il remarqua alors au loin, à travers la brume d'un nuage, une petite forme se dessiner à l'horizon. Ils avaient atteint leur lieu de minage.
— Bon, ça va être à toi de jouer sur ce coup-là.
Aaron sursauta en entendant la voix de Lise juste au-dessus de son épaule. Il ne l'avait même pas entendue s'approcher. Souriant de son nouveau tour, elle lui brandit sous le nez sa ceinture de lévitation. Le jeune homme soupira à nouveau et accrocha l'objet tendu autour de sa taille.
— Je vais en trouver des gros cette fois-ci, je le sens bien.
Il attacha le marteau solidement le long de sa jambe et fixa la pioche dans son dos. Il sortit deux chaussures du sac et en décrocha les deux immenses semelles. Elles avaient la particularité d'être creuses et d'être tapissées d'un grillage, et le dessous était muni de trappes à volets. Aaron les remplit avec les cristaux qu'ils avaient récoltés. Il fit de même avec les petites sacoches entourant sa ceinture et les protections entourant ses coudes.
— Tu en auras assez ? demanda Lise.
Aaron regarda leur filet maintenant à moitié vide. Les pierres étaient pour la plupart fendues et de petites tailles. Ils n'en tireraient pas un bon prix, mais elles étaient suffisantes pour l'usage qu'il en faisait.
— Oui, largement. Je pourrais faire deux allers et retours avec ça.
Lise acquiesça et le jeune garçon ne put que constater le rictus qui se dessinait peu à peu sur le visage de son amie. N'y tenant plus, Lise se mit à s'esclaffer de rire en se tenant les côtes.
— Quoi encore !? s'agaça Aaron.
Lise essuya une larme au coin de ses yeux.
— C'est juste... que avec... ton équipement... les lumières bleues... ON DIRAIT UNE LUCIOLE GÉANTE ! finit-elle dans un fou rire.
Aaron se renfrogna et attendit maussade que la jeune fille veuille bien s'arrêter de rire.
— Préparez-vous à partir ! Résonna une voix forte et autoritaire derrière eux.
Par contre je n'ai pas bien compris si Aaron et Lise sont des orphelins plus âgés ou des employés de l'orphelinat.
Ce sont deux adolescents pensionnaires de l'orphelinat, j'ai été volontairement vague sur cette partie là, mais je serais peut être plus précis pour une réécriture prochaine pour lever un peu l’ambiguïté.