Le soleil se couchait et le chant lointain d'un merle résonna entre les grands pins. Une légère brume montait de la mousse parsemée d’aiguilles qui entourait les troncs centenaires. Un petit groupe d'elfes s'enfonçait déjà dans les bois tout en saluant les voyageurs...
Thom agitait frénétiquement la main dans leur direction mais leurs images ainsi que celle de la forêt se dissipaient petit à petit. En quelques secondes il fut de nouveau à l'auberge, au chaud, dans les bras de sa mère qu'il n'avait jamais quittés. La pièce n'avait pas bougé, les auditeurs semblaient figés. Autour d’eux, les murs de pierres de la vieille auberge semblaient se préciser, l’obscurité se retrouvait reléguée derrière les poutres du plafond et les sons revenaient, un à un. Une bûche s'affaissa dans l'âtre et le vieux Tammig tira sur sa pipe en murmurant quelques paroles incompréhensibles.
Yvonig se leva de son fauteuil et salua l'assemblée.
« Ainsi s'achève mon histoire... »
Le jeune conteur s'empressa de ranger ses affaires dans sa besace de cuir et d'enfiler son long manteau. Tammig l'observait du coin de l'oeil tandis que les autres personnes présentes semblaient s'éveiller une à une. L’Ancien jaugeait le garçon, observait chaque détail. Ses vêtements d’adolescent, sweat à capuche et jean, sous le long manteau de cuir usé. Le sourire timide, presque gêné qu’il affichait. Ses cheveux bruns, mi-longs, en bataille, cachant en partie son visage. Pourtant l’ancien décelait, sous les boucles brunes, une lueur particulière dans le reflet des yeux verts d’Yvonig. Ce dernier semblait bien trop jeune pour maîtriser ainsi l’art du conte. Et, malgré le fait qu’il avait perdu l’assurance qu’il affichait pendant son histoire, il possédait quelque chose de spécial.
Timidement au départ, puis de bon coeur pour finir, le public se mit à applaudir le conteur et à le féliciter. Les auditeurs ne savaient comment il avait réussi à les faire voyager dans une histoire aussi passionnante mais ils lui en étaient tous reconnaissants. Certains clamaient ne jamais avoir été autant emportés par un conte, d'autres avaient l'impression de sortir d'un rêve...
Yvonig les remerciait et leur adressait des sourires discrets en faisant circuler son chapeau. Une fois l’argent mis dans sa poche, il se dirigea vers la porte de l'auberge tout en leur souhaitant le bonsoir mais, au moment de franchir le seuil, il sentit une main noueuse se poser sur son épaule.
Le vieux Tammig avait un regard étrange, une flamme brillait au fond de ses yeux. Avec le sourire d'un enfant il murmura, de façon à ce que seul le conteur puisse l'entendre:
« Sorser marvailher... »
Yvonig lui rendit son sourire et, avec un petit clin d'œil, quitta la salle.
L'ancien souriait toujours en regardant le jeune homme s'enfoncer dans la nuit... Ainsi donc ils existaient encore...
*****
La nuit était froide et humide. Yvonig dut resserrer les pans de son manteau pour ne pas être trempé par la pluie fine qui tombait depuis plusieurs jours. Il remit son chapeau et, s'appuyant sur son bâton, se dirigea vers la route qui traversait le village pour s'éloigner de la petite auberge tenant lieu de salle des fêtes.
Les rues du petit bourg étaient désertes et un brouillard collant s’était levé avec l’arrivée de la nuit. Les quelques lampadaires éclairant le bitume humide donnaient au village un air lugubre. Le conteur pressa le pas et se dirigea vers la sortie pour retrouver la campagne environnante. Il s'engagea sur une route qui dispairaissait dans l'obscurité et s'éloigna petit à petit des lumières grésillantes de la bourgade pour retrouver le silence oppressant de la nuit. Le jeune homme ne semblait pas s'en soucier et avançait d'un pas sûr vers une destination que lui seul paraissait connaître.
« Tu aurais pu coucher dans le village, les gens auraient été heureux de t'y accueillir! »
Yvonig sursauta et se retourna brusquement, surpris par la voix nasillarde qui l'avait interpellé. Du haut d'un poteau téléphonique une chouette chevêche l'observait de ses yeux d'or. Le conteur hésita un instant puis détourna la tête et reprit sa route en grommelant.
« Tu sais très bien que cela m'est impossible... »
La chouette prit son envol et quitta le poteau pour se percher à nouveau sur la clôture barbelée longeant la route. Par petits bonds, elle accompagnait Yvonig sans quitter son nouveau perchoir.
« Je le sais bien... Mais je suis sûr que tu as été tenté! N'est-ce pas? »
Le garçon se renfrogna et fit un geste brusque de la main, comme pour chasser de noires pensées.
« Non... Et puis il y avait ce vieux... Il savait qui je suis! Il a déjà dû traverser...
_ Quoi? Il reste des humains qui croient? »
L'oiseau hulula de plaisir et sautilla d'une patte sur l'autre sur le fil barbelé. Yvonig se tourna vers lui avec un air suspicieux et fit un petit signe de tête.
« Mais en fait... Que fais-tu ici, si près de la civilisation?
— J'avais envie de voir du monde et puis je me suis dit que tu voudrais un peu de compagnie sur ta route... N'ai-je pas eu raison?
— Tu ne serais pas plutôt venu me surveiller? »
La chouette esquissa un geste qui aurait pu être un haussement d'épaules avant de prendre son envol.
« Qui sait? »
Elle décrivit quelques cercles autour d'Yvonig en hululant.
« On fait la course? Je t'attends à la prochaine pierre! »
Le rapace s'élança dans la nuit, laissant le jeune homme à nouveau seul dans l'obscurité. Il jeta un regard morne vers la lande humide qui s'étendait sur sa gauche sans pour autant la voir. Il savait que les portes de l'Enfer n'étaient jamais loin...
Le brouillard reflua petit à petit et le ciel se dégagea laissant une lune pâle apparaître derrière le voile des nuages qui s'effilochait. La lumière blafarde qu'elle diffusait et la brume qui flottait encore sur la lande alentour donnaient aux rares arbres des allures fantomatiques. Yvonig s'arrêta un instant pour secouer sa veste et son chapeau avant de poursuivre sa route. A un embranchement, le garçon s'engagea sur un chemin boueux escaladant une colline rocailleuse.
Perchée sur un dolmen qui dominait l'escarpement, la petite chouette observait le conteur escalader la piste détrempée. Ce dernier glissa à plusieurs reprises, tombant à genoux sur le sol gorgé d'eau. Lorsqu'il eut enfin atteint le sommet, il jeta un regard mauvais à l'oiseau qui gloussait sur son rocher puis se glissa sous la table de pierre.
Se courbant dans cet espace sec bien que trop exigu, il laissa tomber son bâton de marche et retira son chapeau, son sac et sa veste qu'il déposa dans un coin. Il s'assit, dos contre la pierre, et entreprit d'allumer un feu avec les herbes sèches et les quelques branches qui se trouvaient prises au piège entre les pierres. Le briquet avait pris l'humidité et mit plusieurs minutes avant de lancer les quelques étincelles de lumière qui embrasèrent le foyer de fortune.
Repliant ses genoux contre son torse, Yvonig profita de la chaleur bienfaisante que le petit feu diffusait difficilement. Il sortit de son sac une miche de pain qui commençait à rassir ainsi qu'un morceau de fromage. De son couteau, il se découpa une tranche de chaque et mangea sans appétit, le regard dans le vide.
Sur le toit de l'abri de pierre, la chouette émettait un bruit étrange, ressemblant à une triste complainte.
« Que chantes-tu là?
— Une chanson de ma composition... Veux-tu l'entendre? »
Yvonig hésita un instant avant de répondre puis écarta ses affaires pour ménager un peu de place sous la pierre.
« Pourquoi pas... Mais viens donc la chanter ici et quitte cette apparence! »
La chouette s'élança de son perchoir et, avant même d'avoir touché le sol, retrouva sa véritable forme. Ce fut un petit être, arrivant à la ceinture du garçon, qui pénétra sous le dolmen. Ses pattes velues faisaient penser à celles d’une chèvre et ses petites cornes dépassant d'une épaisse chevelure brune évoquaient la représentation que les gens se faisaient du diable.
« Je ne peux malheureusement pas jouer en chantant, tu entendras donc d'abord l'air puis je te chanterai les paroles...
— Ne te fais pas prier Louarn, et joue! »
Le korrigan sortit d'une aumônière un petit instrument de bois ouvragé qu'il porta à la bouche. Le son qui s'en échappa était pur et incroyablement doux. Une mélodie magnifique émana de la table de pierre alors que les notes cristallines s'égrainaient entre les doigts du musicien. Appuyant sa tête contre la roche, les yeux clos, Yvonig se laissa bercer par la musique. Une étrange impression l'envahissait au fur et à mesure que le petit être jouait. Une profonde mélancolie s'empara de lui et il se surprit à verser une larme. Des souvenirs refaisaient surface... Et un visage... Il avait les yeux toujours fermés lorsque Louarn reposa son instrument... C'est alors que sa voix s'éleva dans la nuit. C’était une voix profonde et chaude, comme sortie des entrailles de la terre.
Ni dans ce monde, ni dans l'autre
Tu ne fais plus partie des tiens, tu n'es pas encore des nôtres
Demi humain, demi merveilleux,
A quoi t'es tu stupidement condamné jeune amoureux?
Va sur les routes, conte tes histoires
Va sur les routes, le coeur plein d'espoir
Va sur les routes, conte tes histoires
Va sur les routes, toujours seul dans le noir...
Yvonig avait rouvert les yeux et dévisageait le nain, le visage furieux, son bâton entre les mains. Ses phalanges avaient blanchi tant il le tenait serré. Sa mâchoire était crispée et il ne réussit qu'à souffler:
« Va-t'en d'ici tout de suite Bugel en Noz! »
Louarn avait sur les lèvres un sourire méchant qui remontait jusqu'à ses oreilles pointues.
« Ma chanson ne t'a pas plu? Étrange... »
Le korrigan éclata d’un rire forcé en s'éloignant dans l'obscurité, laissant le jeune homme seul avec sa colère. Quelques longues secondes passèrent avant qu’Yvonig ne relâche son souffle et ne détende ses muscles. Il redéposa son bâton contre la roche et plongea son dans les flammes qui semblaient, elles aussi, se moquer de lui...
*****
Le conteur ne s'était endormi que depuis quelques heures lorsqu'un bruit désagréable vint le tirer de son sommeil. Se relevant pour s'adosser à la pierre, il tendit l'oreille afin d’identifier l'origine du son qui l'avait ainsi réveillé. Il s'attendait à une farce du korrigan jusqu'à ce qu'il perçut nettement le grincement lancinant montant de la route proche. Soudain pris d’une certaine panique, il prit une profonde inspiration pour essayer d’apaiser son angoisse et sortit de sous la table de pierre, son bâton à la main. Il fit quelques pas sur le sentier qu'il avait emprunté auparavant et scruta en contrebas. La lune donnait à la route humide l'aspect d'une rivière phosphorescente. Remontant ce cours d'eau imaginaire en direction du village, un noir attelage s'avançait vers la colline.
Yvonig tremblait de tout son être mais chercha à se donner une contenance en se tenant fièrement sur le sommet de la butte. Arrivé au pied de celle-ci, l'immense cheval sombre stoppa, immobilisant la charrette qu'il traînait. Le cocher mit pied à terre. Vêtu d'une longue cape noire et d'un chapeau à larges bords masquant totalement son visage, il tenait à la main une faux dont la lame était montée à l'envers. Sa voix caverneuse trancha le silence de la nuit.
« JE NE VIENS PAS POUR TOI YVONIG... PAS AUJOURD'HUI. »
Même s'il essaya de ne rien en laisser paraître, le jeune garçon en avait douté pendant quelques minutes et se sentait profondément soulagé. Il réussit même à articuler quelques paroles de politesse envers l'Ankou avant de demander quel était le but de sa visite.
« UN HOMME EST MORT DANS LE VILLAGE AU BOUT DE CETTE ROUTE... UN ANCIEN QUI SEMBLE AVOIR EU UN TROP PLEIN D'ÉMOTIONS CE SOIR... »
Le jeune homme s'assombrit soudain en jetant un regard en direction du bourg qu'il avait quitté quelques heures plus tôt. La Mort posa une main sur son chapeau et émit un son qui aurait pu être un rire chez un vivant. Depuis ses premiers mots, et malgré sa voix profonde, l’Ankou employait un ton badin, presque détaché.
« IL N'EST PAS NÉCESSAIRE QUE JE PRÉCISE D'AVANTAGE, IL SEMBLE QUE TU N'Y SOIS PAS ÉTRANGER...
— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle à cela! Je ne l'ai pas voulu... Il a deviné ce que je suis...
— C'EST DONC CA...
— C'est injuste! Pourquoi cela doit-il se passer ainsi?
— PARCE QUE C'EST MON TRAVAIL. JE VIENS CHERCHER LES ÂMES DES MORTS, JE NE CHOISIS PAS QUI MEURT OU QUI VIT! TU N'AS PAS À T'EN VOULOIR POUR CE QUI EST ARRIVÉ. LE VIEUX TAMMIG AVAIT FAIT SON TEMPS ET CELA DEVAIT SE PASSER AINSI.
— N'y a-t-il rien que je puisse faire?
— TU EN AS DÉJÀ FAIT BEAUCOUP: TU AS RÉALISÉ L'UN DE SES RÊVES ET TU LUI AS OFFERT QUELQUE CHOSE EN QUOI CROIRE AVANT DE MOURIR. »
Yvonig avait les yeux rivés sur le lointain village, la mine triste. Il fit à peine attention à l'Ankou lorsqu'il le salua et remonta sur sa charrette. Le garçon resta contempler l'attelage qui s'éloignait jusqu'à ce qu'il eut disparu dans l'obscurité, emporté par la rivière de lune...
De longues minutes s'écoulèrent avant qu'Yvonig ne se décidât à retourner dormir. Il éprouva les pires difficultés à retrouver le sommeil et, quand celui-ci vint enfin, ce fut pour le plonger dans des rêves sombres et agités.
*****
Le fourmillement matinal de la faune tira Yvonig de songes lointains. Le ciel s'était dégagé et un timide rayon de soleil s'aventurait à l'entrée du dolmen pour réchauffer l'air frais du petit matin. Le jeune homme mit quelques minutes à réaliser où il se trouvait puis, à quatre pattes, s'extirpa de sous les blocs de pierre. Il s'étira, bailla bruyamment, et laissa son regard errer sur le paysage.
Une brume légère finissait de s'évaporer sur les marais et la lande de bruyère qui entouraient l'îlot, constitué de la colline et de son dolmen. En contrebas, la route humide s'étirait depuis le village qu'il avait quitté la veille jusqu'à l'horizon. Le soleil pâle de l'hiver montait peu à peu dans le ciel où subsistaient encore quelques nuages gris et ternes.
Un mouvement dans un buisson de callune attira l'attention d'Yvonig vers la lande. Un éclair roux se faufila parmi les arbrisseaux et s'approcha du promontoire où se trouvait le garçon. Une tête émergea de la végétation avec une miche de pain dans la gueule et observa Yvonig d'un air amusé. Le renard gravit la colline et vint déposer son butin aux pieds du jeune homme.
« Je me suis dit que tu serais content de trouver du pain frais au réveil!»
Yvonig ne savait que penser de ce présent inattendu. Il hésita à lui adresser un sourire de gratitude qui finit par se dessiner sur ses lèvres.
«J'imagine que tu l'as chipé au boulanger... »
Le renard gloussa.
« Son chien est encore emmêlé dans un roncier! Cet abruti a pensé qu'il pourrait m'attraper... »
Yvonig se pencha pour prendre le pain que Louarn avait déposé à ses pieds et, encore une fois avec une once d’hésitation, adressa un timide merci au goupil qui parut satisfait. L’animal se retourna vers la lande et s'assit, contemplant le paysage avec un air soudain sérieux.
« Par où comptes-tu aller?
— Je dois rejoindre la baie qui se trouve au sud ouest…»
Le renard tourna vivement son museau roux vers le garçon.
— Ne me dit pas que tu vas rejoindre Ker Ys?
— Bien sûr que si! Et le chemin le plus court est celui qui traverse les marais... »
Le renard se dressa sur ses pattes.
« QUOI? Non seulement tu vas droit à ta perte, mais en plus tu tiens à traverser les portes de l'Enfer avant? Tu mettras plus de la journée à sortir du Yeun Elez, tu sais ce que tu risques à errer dans ces contrées à la nuit tombée? »
Pour toute réponse Yvonig se contenta de hausser les épaules.
Il se dirigea vers le dolmen d'où il sortit ses quelques affaires. Adossé à la roche, il entama la miche de pain frais avec son couteau tout en observant la surface d'eau stagnante qui s'étendait à perte de vue. Il lui fallait choisir une voie relativement sèche pour ne pas risquer de s'embourber, et de disparaître à jamais sous la sphaigne.
Louarn n’avait pas bougé et l’observait, la mine sombre. Il savait ce qui attendait le garçon et les risques qu’il prenait. Il savait pourquoi. Mais la fin justifiait t’elle les moyens?
Lorsque le conteur eut fini son frugal petit déjeuner, il se prépara à repartir et reprit son bâton de marche pour s'engager sur la pente glissante de la colline. Il avait repéré un sentier qui devait servir aux chasseurs et s'y engagea au pied du tertre. Sinuant en plein coeur des marécages, il semblait filer vers le sud-ouest et permettrait au garçon de garder ses pieds au sec durant la traversée.
Le renard l'observa longuement, assis au sommet de la colline, songeur. Il se décida subitement et se mit à bondir joyeusement sur le chemin à la suite du conteur. Louarn aimait se changer en renard, c'est la forme qu'il choisissait le plus souvent lorsqu'il parcourait le monde des humains. Celle-ci lui avait d'ailleurs valu son nom.
Caracolant gaiement derrière Yvonig, il se laissait aller à ses instincts animaux, chassant les mulots, sautant pour attraper les oiseaux qui détalaient sur leur passage, urinant sur les branches basses avec un rire imbécile,... Cela ne manqua pas d'exaspérer Yvonig mais le garçon ne pouvait lutter à la fois contre la nature du goupil et celle du korrigan.
*****
La journée se déroula, dans son ensemble, sans soucis. Les deux compères n'échangèrent que peu de mots et ne croisèrent personne à l'exception de deux ou trois feux follets brûlants dans les marais. Le soleil joua à cache cache toute la journée et ses rares apparitions entre les nuages gris avait du mal à réchauffer la terre humide et froide. Lorsque ce dernier commença à décliner, Yvonig affichait un visage inquiet. Il tournait la tête en tous sens, observant le paysage alentour avec anxiété. Autour du jeune homme ne s'étendaient que marais et landes humides, quelques rares buissons et un renard hilare.
« Je t'avais prévenu! Tu ne trouveras pas d'entre-deux pour la nuit!
— Tais-toi porte-poisse, j'en trouverai un... »
Le renard sautilla devant le garçon en fredonnant un nouvel air de sa composition, une sorte de comptine enjouée et moqueuse.
Pour te reposer tu dois trouver une porte pour notre monde
Depuis que tu as fait ce voeu en entrant dans notre ronde
Double doit être ta couche puisque double est ta nature
Trouve un entre-deux pour continuer l'avent...
Le korrigan cessa de chanter lorsque Yvonig se baissa pour ramasser une pierre et la créature magique fila sans demander son reste quand ce dernier s'apprêta à la lui lancer. Le garçon était de nouveau seul dans cette étendue déserte.
Yvonig continua d'avancer, même lorsque le soleil fut couché, il ne pouvait s'arrêter sans avoir trouvé un entre-deux, un passage vers l'Autre monde. Il ne fallait pourtant pas grand chose: l'embrasure d'une ancienne porte, une arche de ronces, une pierre levée, l'entrée d'une forêt ou un simple bosquet de saules...
Malheureusement rien ne se présentait dans ces marécages et, pire que tout, un son sinistre commençait à planer, comme une rumeur, sur les eaux croupies. Le jeune conteur n'y prêta tout d'abord pas attention, mais lorsque le bruit se rapprocha dangereusement il eut un frisson glacé dans le dos: Ce bruit était celui de centaines de petits tambours battant la mesure... Et il était de plus en plus proche. Yvonig accéléra le pas, il n'était pas question de traîner dans les parages car les musiciens qui s'approchaient ne tolèreraient pas sa présence sur leurs terres.
Le son se rapprochait inexorablement sur sa droite et de nouveaux tambours résonnèrent sur sa gauche... Il était encerclé. Les maîtres des lieux l'avaient repéré et avaient lancé la chasse. Plus à l'aise que lui pour se déplacer dans ce milieu humide, ils gagnaient du terrain à chaque minute. Yvonig jura et se mit à courir. La lune n'éclairait pas suffisamment le sentier pour lui permettre d'éviter les obstacles et il trébucha à plusieurs reprises. Les tambours continuaient de se rapprocher. Une racine plus haute que les autres fit chuter le conteur qui s'étala de tout son long sur le sentier boueux. Les tambours cessèrent soudain.
Le garçon se releva et se retourna doucement.
Sur le sentier et dans les marais qui l'entouraient des centaines de petites torches étaient alignées. Elles éclairaient les visages tordus des créatures des marais, les poulpikans. Un sourire mauvais sur leurs lèvres, vêtus de peaux de rats, les petits korrigans ne dépassaient pas la cheville d'Yvonig et l'observaient en silence. Le garçon savait qu'il ne devait pas se fier à leur taille puisque ces êtres de magie possédaient une force extraordinaire et que s'ils décidaient de s'en prendre à lui, il était perdu. C'était une véritable armée qui entourait le jeune homme, chevauchant crapauds et rats et armés pour la guerre. Ils n'avaient rien d'amical. Yvonig déglutit. Sa seule option était le chemin qui continuait derrière lui, mais il aurait le dos criblé de millier de minuscules flèches avant d'avoir pu esquisser le moindre geste.
Pendant plusieurs secondes qui semblèrent des heures pour Yvonig, des centaines de paires d'yeux brillants fixèrent le garçon sans ciller. Une corne sonna, faisant sursauter l'humain, et un groupe d'une vingtaines de poulpikans mit pied à terre et s'avança, lame au clair, vers Yvonig. Une épée dans chaque main ils étaient prêts à charger mais au moment où ils allaient s'élancer, une boule de fourrure rousse bondit et plongea dans le bataillon de bretteurs, semant la pagaille dans les rangs. Le renard se débarrassa rapidement des vingts épéistes en les envoyant voler dans les flaques d'eau à coups de pattes et de crocs sans que le reste de l'armée n'ose prendre part au combat. Ils avaient senti la nature féérique de l'animal et réévaluaient leurs chances contre un membre plus puissant de leur race.
Louarn profita de ce flottement pour se retourner vers Yvonig.
« Si tu continues sur le sentier tu arriveras à une fourche. Prend la voie de gauche et d'ici une demi-heure tu trouveras un bosquet de saules. Fais vite! »
Sans attendre d'avantage le conteur se rua sur le chemin s'attendant à recevoir une pluie d'ardillons dans le dos, mais rien ne vint. Les poulpikans furent si surpris par le départ précipité de l'humain qu'ils n'eurent pas la présence d'esprit de prendre leurs arcs. Regardant le jeune homme s'éloigner sans savoir que faire, ils oublièrent leur agresseur poilu qui se jeta au milieu des troupes impuissantes. Louarn joua de ses armes naturelles et se débarrassa d'une cinquantaine de bugale an noz avant que ceux-ci ne commencent à s'organiser.
Même si un korrigan de sa race était bien plus fort que ceux des marais, il n'avait aucune chance contre toute une armée. C'est pourquoi, lorsqu'il vit les rangs se resserrer et le gros des troupes sortir les armes il fit un magnifique bond dans les airs et, dans un éclair de lumière suivi d'un nuage de fumée violette, se changea en chouette, s'enfonçant dans la nuit avec un rire d'enfant.
Les poulpikans tentèrent vainement de lui envoyer une salve de flèches mais celle-ci retomba dans les eaux noires du marais, sans faire le moindre mal et à peine plus de bruit. Jurant et pestant, ils dressaient leurs poings vers l'oiseau qui disparaissait dans l'obscurité.
*****
Yvonig courait sur le sentier. Il était essoufflé et avait les genoux en sang à force de trébucher sur des obstacles invisibles. Les tambours avaient repris et il ne savait pas si c'était parce que Louarn avait fui ou s'il avait été vaincu. Il se surprit à espérer que le korrigan ait survécu et redoubla d'efforts pour que les petits êtres des marais ne le rattrapent pas à nouveau. Il avait passé la fourche depuis plusieurs minutes et scrutait l'horizon, priant pour que son compagnon ne lui ait pas menti.
Au bout de quelques centaines de mètres, il aperçut enfin les silhouettes sombres d'arbres dans le lointain. Il guida sa course vers le bosquet et, au moment même où il franchissait les premières branches de saule, les tambours cessèrent. Les règles devaient être respectées par tous, il serait à l'abri pour la nuit.
Un hululement lui fit lever la tête. Sur le sommet d'un des arbustes, se tenait une chouette aux yeux d'or.
« Louarn... Tu es vivant! »
La chouette dévisagea Yvonig de son regard doré puis, sans rien répondre, s'envola sans le moindre bruit dans l'obscurité des marais.
« Un simple oiseau... »
Il regarda l'ombre disparaître parmi les ombres et se retrouva seul dans un silence pesant. Aucun bruit ne venait perturber la nuit, pas le moindre coassement de grenouille ni le moindre cri d'animal. Une chape de plomb s'était abattue sur les portes de l'Enfer...
Yvonig frissonna. Trempé et blessé, il aurait eu besoin d'un bon feu et d'un repas chaud. Malheureusement il n'avait plus grand chose à grignoter et il lui était impossible d'allumer un feu avec tant d'humidité. De plus, même s'il était à l'abri des poulpikans sous ce bosquet, il n'était jamais bon d'attirer l'attention dans un tel endroit... Des êtres bien plus sombres pouvaient y rôder...
Il se cala comme il put entre les racines d'un saule et mangea un peu de pain qu'il lui restait, non sans penser au renard qui le lui avait apporté le matin même. Malgré ses mauvais côtés Louarn lui avait sauvé la vie ce soir, et il ne pourrait l'oublier.
Il finit par se blottir en s'emmitouflant dans son manteau, sa respiration se faisant plus lourde, il s'affaissa contre l'arbre et sombra dans un profond sommeil.
Ravi de m'aventurer dans ces terres brumeuses de Bretagne. J'ai beaucoup apprécié toutes ces descriptions riches, de même que la venue de tout le petit peuple.
Le renard qui n'est pas sans rappeler le roman du même nom.
Je ne sais pas où tu vas emmener Yvonig, mais je le suis sans hésiter.
Sinon j'aime le rappel aux légendes bretonnes, ça ajoute vraiment de la fantaisie dans cette histoire. En a envie d'en savoir plus sur les créatures que l'on voit.
J'espère que le Korrigan n'a rien parce que mine de rien, il a sauvé Ivonig.
Je suis intriguée par le rapport entre les deux personnages qui promet aussi d’être riche.
Pour moi par contre, j’ai eu du mal à comprendre qui était qui dans la première scène et à quoi ressemble Yvonig. Pour le coup tu peux te permettre un peu plus de description parce que trop de mystère fait sortir de la narration pourtant très fluide !
Et je trouverais ça sympa d’avoir un petit peu plus de décors, de description d’ ensemble. À moins que ton idée ne soit de décrire du point de vue d’Yvonig mais alors on n’est pas tellement dans sa tête... je m’attendais à plus de réactions de sa part face au korrigan. Quand celui-ci lui amène du pain, je comprends qu’il le prend à contre-coeur parce que c’est un pain volé mais, je n’ai pas eu le sentiment qu’il soit soulagé, reconnaissant ou en colère. Enfin si tu veux créer un « je t’aime moi non plus » entre les deux (ce qui serait cool) peut-être qu’on a besoin de savoir plus son ressenti.
Pour l’Ancou, c’est sympa les majuscules comme Pratchett, mais alors il faudrait lui trouver un ton. Là elle parle comme une personne normale.
Pareil pour les chansons, c’est un défaut professionnel mais j’ai besoin de savoir le ton pour pouvoir l’entendre. Pour la première tu parles d’une plainte et tout de suite j’entends comment c’est chanté. Mais pas pour la deuxième.
Bravo en tout cas, je vais adorer lire la suite je sens ! Superbe premier chapitre ! Bonne continuation !
Je me suis permis de chipoter sur la forme (voir mes remarques plus bas), parce que je trouve ton texte déjà très abouti. Mes remarques visent donc à « peaufiner » plutôt qu’à signaler des trucs horribles, vu que je n’en ai pas trouvé… (et puis tu prends et tu laisses, selon ta conviction).
Pour moi, tu as une bonne alternance de description/ action/dialogues. Ça donne un rythme à la narration qui tient le lecteur en haleine. Tu as adopté un ton de conte, avec une certaine distance, on n’est pas totalement « dans » le personnage d’Yvonnig, mais plutôt à la lisère, avec de petites plongées dans son POV qui nous permettent de savoir ce qu’il pense ou ressent… Il faut voir si à la longue, cette distance ne va pas empêcher de vraiment entrer en empathie avec le perso (mais jusqu’ici, ça ne gêne pas…).
Sur la forme, j’ai encore une remarque, c’est que tu utilises fréquemment les participes présents, et par moment ça alourdit ou hache un peu les phrases ou provoque des répétitions du son « ant » (ex : le grincement lancinant montant de la route proche : ça fait beaucoup de ent/ant/ant)
Sur le fond, j’ai beaucoup aimé cette entrée en matière. Déjà, le passage de début dans le village pose bien le tableau, avec une atmosphère de conte merveilleux, et les réactions de l’assistance. C’est une manière agréable de découvrir ton personnage principal.
Ensuite on le suit dans son périple, il rencontre le korrigan, puis la rencontre avec l’ANKOU ajoute au ton que tu as installé depuis le début. Le péril des poulpikans (super nom, c’est du folklore ou tu l’as inventé ?) relève la fin du chapitre et montre que de réels périls attendent les héros (le duo fonctionne bien !).
Détails
mais leurs images ainsi que celle de la forêt se dissipaient petit à petit : j’aurais mis « leur image » (il n’en ont chacun qu’une)
Le ciel se dégagea/Lorsque la pluie se fut enfin calmée : il n’y aurait pas un petit problème de chronologie dans ce paragraphe ? (la pluie se calme avant que le ciel se dégage, non ? )
la petite chouette observait le conteur escalader la piste détrempée : observait le conteur qui escaladait ? (observer + infinitif, ça me laisse dubitative…)
Ses pattes velues, tenant de la chèvre, et ses petites cornes dépassant d'une épaisse chevelure brune, évoquaient la représentation que les gens avaient du diable : je chipote, mais deux participes présent dans cette phrase et les nombreuses virgules nuisent à la fluidité.
Yvonig avait rouvert les yeux et dévisageait le nain, le visage furieux. Il avait attrapé son bâton et ses phalanges avaient blanchi tant il le tenait serré. Sa mâchoire était crispée et il ne réussit qu'à souffler : trois phrases coordonnées par un « et », il me semble que tu pourrais varier un peu les tournures.
Il s'étira, baillant bruyamment : ant/ant. Il s’étira en baillant sans retenue ?
Par où comptes-tu aller : j’ai eu comme un doute sur qui parle ici.
il serait à l'abris pour la nuit : à l’abri
Pour les participes présent, figures toi que je m'en suis rendu compte en écrivant le cinquième chapitre. J'avais l'impression d'en mettre partout...
Donc merci pour tes remarques pertinentes!!
Pour ce qui est des poulpikans, je n'en suis pas l'inventeur, il s'agit d'une espèce de korrigans dans le folklore breton ;)
J'ai adoré ce premier chapitre, autant pour le folklore que pour l'histoire elle-même... étant friande de paysages mystérieux, j'ai aussi beaucoup aimé tes descriptions qui parviennent à susciter une atmosphère envoûtante.
Mention spéciale à :
"Le fourmillement matinal de la faune tira Yvonig de songes lointains.", et
"La lune donnait à la route humide l'aspect d'une rivière phosphorescente. Remontant ce cours d'eau imaginaire en direction du village"
Bref, ta prose est fluide et très agréable à lire!
Concernant l'histoire, j'espère que le binôme Yvonig-Louarn va continuer, parce que je le trouve à la fois drôle et attachant! Les dialogues fonctionnent très bien et permettent de ne pas "s'enliser" dans les descriptions.
Je suis également curieuse de savoir à quoi ce mystérieux visage fait référence...
Bref, j'ai hâte de lire la suite
PS: J'habite en Bretagne et j'ai déjà marché dans les marais de Yeun Elez, je me sens un peu privilégiée du coup :D Par contre je n'en suis pas sortie les pieds secs...
PS2: T'es-tu inspiré de la Mort de Pratchett pour les répliques de l'Ankou? ça m'y a fait penser tout de suite et je m'attendais à ce qu'elle lâche une blagounette haha
Je garde le surprise pour le duo... Et pour le visage, tu n'auras pas longtemps à attendre, puisque le mystère s'éclairera dans le second chapitre que je vais mettre en ligne sous peu.
La dernière fois que j'ai traversé le Yeun Elez, c'est entièrement trempé que j'en suis sorti! (Je suis également en Bretagne, mais çà tu as du le deviner!)
Pour la mort, oui bien vu, je me suis inspiré de la façon de la faire parler de Pratchett, mais pas de son caractère.
J'ai particulièrement aimé tes descriptions. J'ai vu de jolies choses dans ce premier chapitre, tu as une écriture très imagée ;) Ton vocabulaire est riche et le tout est très fluide. C'est très agréable à lire !
Tu as piqué ma curiosité. Je comprends donc que Yvoning peut traverser un monde pour se rendre dans un autre et que le vieux l'a compris (est-il mort à cause de cela ?). Il n'est d'ailleurs ni vraiment d'ici, ni vraiment d'ailleurs. Serait-ce une punition ? Il est condamnée à une errer ?
J'ai beaucoup aimé le passage où il cherche quelque-chose qui pourrait préfigurer d'une porte pour l'autre monde. C'est vraiment poétique. Je suis vraiment adepte des lieux dissimulés.
Les Poulpikans (si je en me trompe pas ?) sur dos de crapauds ou de rats, c'est génial !
Drôle de relation entre Louarn le Korrigan et ton héros. J'avoue qu'il m'a filé des frissons au début et que je le trouve bien plus sympathique désormais.
Au plaisir ;)
Pour les descriptions, je n'ai pas vraiment de mérite, je suis un amoureux de nature c'est (presque) du vécu.
Yvonig, en contant, est capable d'ouvrir une fenêtre vers son imaginaire ([spoiler] bon, on découvrira plus tard que, oui, il peut aussi traverser vers un autre monde[/spoiler]). Tammig pensait ce don disparu, et en est mort d'émotion.
Ce n'est pas réellement une punition, mais un choix qu'il a fait pour... Euh... En fait, on le saura dans le chapitre 2 donc je garde la surprise.
Aaah, les poulpikans... Là encore je n'ai pas de mérite. Il revient à Pascal Moguérou, un illustrateur qui a bercé ma jeunesse!
Je suis content de ce que tu as ressenti pour Louarn... C'était mon intention. C'est un personnage ambigu qui me tient à cœur.
Ne te sens pas obligé de répondre à toutes mes questions. Je suis embêtante avec ça mais je les pose simplement pour savoir si je suis sur la bonne voie, si j'ai bien compris là où tu souhaites nous emmener. Ca te permets à toi de voir si tes lecteurs sont perdus... Ou pas très fute-futes, ce qui m'arrive aussi ^^