Chapitre 1: Les étoiles nébuleuses. (réécrit)

Par Milo.rd
Notes de l’auteur : Prenez garde, ceci est une histoire d'amour entre deux filles. Ce message s'adresse aux gens que ça dérange.

Ce chapitre a été réécrit ! Je travaille sur les autres en ce moment même.

 

Chapitre 1: Les étoiles nébuleuses.

ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

<<Pourquoi cette étoile brille autant ?
— C’est une supernova.
— C’est quoi, une supernova ?
— C’est quand une étoile en fin de vie explose sur elle-même.
— Vraiment ?>>
Claire se revoyait debout, habillée d’une robe trop grande pour elle qui lui tombait sur les chevilles. Près d’elle, une petite fille au visage brumeux hocha la tête. Ses traits se mélangeaient tant qu’ils s’annulaient, et que sa voix au travers de cette confusion lui parvenait comme lointaine et distordue. Seul le ciel était net. Il était transpercé de toutes parts de points lumineux comme autant de feux d’artifice, un en particulier, qui éclipsait tous les autres autour lorsqu’on s’y concentrait.
<<Oui. La lumière de l’implosion est tellement forte qu’elles peuvent continuer de briller des milliers d’années. Le ciel, c’est un peu un cimetière d’étoiles. Il est rempli de fantômes.
—…Tu parles comme une adulte, parfois.>>
Son interlocutrice continua sans relever sa remarque.
<<J’aimerais briller autant qu’une supernova.
— Il faudrait que tu meurs, pour ça.
— Tu pleurerais, si je mourrais ?
— Non. Et toi ?
— Moi non plus, je ne pleurerais pas.>>
Claire exhala du bout des lèvres. Sa perception se refermait sur elle. L’univers s’écroulait.
<<D’accord.>>

Que valait la vie ?
Bleu, orange, rouge.
La rue était humide de l’orage qui venait de faire crépiter le goudron. Les phares des rares voitures qui traversaient la ville suffisaient pour l’enflammer, le temps d’une courte seconde lors de laquelle le monde n’était plus que d’une seule couleur.
Jaune, rose, vert.
Les feux tricolores surveillaient la nuit de leurs yeux globuleux, embués de gouttelettes qui agissaient comme des prismes et diffusaient leur regard lumineux dans l’air. Claire s’engagea sur le passage piéton. Ses traits se retrouvèrent mêlés avec leur auréole, qui les souligna sans s’y accrocher. Ils se fondirent dans l’obscurité ambiante lorsqu’elle le quitta pour se jeter de nouveau dans la gueule du monde. De cette manière, c’était comme si son identité était avalée toute ronde par ce dernier. C’était comme si, par métonymie, elle cessait d’exister le temps d’une inspiration humide. C’est en qualité de fantôme anonyme donc, que Claire esquissa quelques pas sur le trottoir. Elle renversa la tête vers le ciel.
Ici non plus, on ne discernait pas les étoiles. Elle plissa les yeux. Ils continuèrent de se heurter au noir de la coupole au-dessus d’elle et y ricochèrent sans pouvoir la percer. Elle se renversait par-delà les immeubles de la ligne d’horizon. Le monde en-dessous était noir. Noir, noir, d’un noir opaque, calculé par les lampadaires rachitiques lanternant sur la chaussée, d’un noir qui ne se laissait disperser sous leurs boules ardentes que pour conserver des adversaires qu’il lui serait aisément possible de renverser en cas de nécessité. Noir, d’un noir poisseux, d’une poisse adipeuse comme du gras, qui envahissait tout, même son corps, qu’il forçait par les pores de sa peau. Un noir comme une bâche glaireuse qui alourdissait son squelette en tombant sur ses épaules, et ses poumons, et ses organes comprimés par l’effort qu’elle faisait pour tanguer malgré son poids. Son dos était voûté de lutter pour rester sur ses deux jambes.
La rue était noire. La nuit était noire. Les ombres étaient noires. Les étoiles étaient noires. Elle-même n’était plus qu’un condensé de noir. Claire dévisagea les Prométhée de fer avant de reprendre son chemin.
Noir, noir, noir.
Et la pollution lumineuse. Des néons l’éblouirent. Elle fit halte. La vitrine du magasin qu’elle dépassait débordait d’éclairages bleuâtres qui en déferlant sur le parking qui lui était annexe, écumait jusqu’aux pieds de la brune sombre. Cette dernière s’approcha dans un bruit spongieux de ses semelles adhérant au sol. Elle jeta un coup d’œil par le verre: un sol en damiers, des rayonnages horizontaux, une unique caisse automatique dans un coin…C’était une supérette ordinaire, dans laquelle des gens s’activaient encore malgré l’heure profonde de la nuit. Claire n’en pensa rien. Elle observa, comme déconnectée de la réalité de ces personnes et de ses propres réflexions, qu’elle sentait se dérouler sans essayer de se les approprier. Peut-être était-ce la cas—peut-être était-elle déconnectée. Elle errait, et cherchait une fissure dans laquelle elle pourrait se glisser pour rejoindre cette réalité aussi proche d’elle qu’elle lui était inaccessible, comme séparée d’elle par une membrane translucide qui l’en maintiendrait aliénée. Ce qui faisait les hommes n’avait pas encore accouché d’elle, ou alors l’avait oubliée en son sein. La brune reporta son attention sur les flaques de lumière au sol, lesquelles remplissaient les aspérités du goudron. Une goutte éclata entre ses pieds. Puis une autre. Le temps qu’elle retrouve son chemin dans les dédales de son être, ses épaules étaient assombries par la pluie. Elle remonta sa capuche sur sa tête. Elle n’essaya pas de se presser—elle avait le temps. Malheureusement, elle avait tout le temps du monde, tout le temps de sa vie. Un temps qui était précieux, et qu’elle devait remplir, du moins c’est ce qui lui était répété.
Du haut de ses dix-sept ans, elle savait déjà.
Plus tard elle pousserait sa porte, détrempée. Elle enlèverait ses chaussures et annoncerait qu’elle était rentrée, dans l’appartement vide, ou alors le murmurait-elle seulement. Peu importait, puisque sa voix comme par une éponge serait absorbée par le silence trapu comme les murs, qui s’en servirait pour croître davantage. Les pièces un jour exploseraient de cette masse qui les pressait de la sorte, elle se disait parfois, et elle attendait la détonation dans la torpeur qu’était la réponse de ce silence, muette, étouffante. Il l’accueillait toujours gentiment, malgré sa lourdeur. Il se connaissait comme l’un de ses principaux interlocuteurs.
La vie était une question d’habitude. Voilà la première manière de la combler. Du temps, accordé aux cycles nycthémères et aux ornementations lambrissées qui les faisaient différer les uns des autres, en fonction de leur propriétaire. Celui de Claire trouvait son originalité dans son instabilité. La nuit effrayait le jour, comme le jour rognait la nuit. Les heures filaient avec lenteur.
La vie était une salle d’attente, d’un point a, vers un point b, qui étaient chacun un état de non-être ataraxique. Claire attendait. Elle attendait.
Comme toujours. La vie était une question d'habitude. La vie importait peu, au final. La vie était une salle d’attente, d’un point a vers un point b. Claire attendait. Elle attendait. Elle attendait encore, et encore, assise, amorphe.
Les nuages de corbeau grondaient pour faire entendre leur peine sourde, dans la veine espérance d’être confortés. Claire détestait la pluie. Elle n’aimait pas être mouillée, n’aimait pas la sensation de ses vêtements sur elle en une deuxième peau flasque et détachée de ses os, n’aimait pas plus voir ses cheveux en désordre autour de son visage comme une couronne de brindilles qui lui donnait l’air sauvage. Elle avait espéré que se tenir sous la pluie lui aurait insufflé l’énergie vitale nécessaire pour se réanimer, un temps, le temps d’un trajet. Cela échoua. La pluie n’avait qu’affaissée davantage la cape de gras sur elle, mais Claire s’y enveloppa d’elle-même. Elle détestait la pluie. Elle détestait le noir. Elle détestait ne rien détester, en vérité, car rien n’en valait la peine, même pas elle-même.
La vie ne valait rien.

Dormir était un deuxième moyen de faire passer la vie plus vite, pour peu d’y arriver. Dormir, ça se reprochait de la mort, et parfois certains avaient peur de dormir, par la possibilité impliquée de ne jamais se réveiller, mais Claire c’était se réveiller qui lui faisait peur lorsqu’elle s’endormait. Elle ne pouvait pas dormir, en règle générale. Mais elle faisait bien semblant.
<<Claire. Claire !>>
Des chuchotements sortirent l’interpellée de la brume cotonneuse qui alourdissait ses paupières et brouillait avec délice ses cafards de pensée. Elle se faisait presser, l’épaule, enfin mentalement aussi, pour se réveiller, la voix était assertive. On la secoua. Une seconde passa avant qu’elle ne comprenne qu’elle était celle qui était secouée, qu’elle s’associe donc au corps tourmenté qu’était le sien. Son âme regagna son siège dans ce dernier. Ses doigts s’animèrent. Ils tiquèrent alors qu’elle émergeait.
<<Bon Dieu, Claire, tu vas te réveiller ? Réveille-toi, réveille-toi.>>
La brune se redressa, les yeux en deux fentes plissées par la luminosité ambiante, qui lui brûla la rétine. Elle se frotta les paupières dans un soupir.
<<Pas trop tôt, s’exaspéra son interlocutrice.
Une jeune fille aux traits tirés de mécontentement apparut dans son champ de vision, elle l’annexa même, penchée sur elle comme pour vérifier qu’elle garderait les yeux ouverts. Son visage ovale tout en rondeur était froncé au niveau du nez par la moue qu’elle tirait, et encadré encore par des mèches couleur de jais comme deux traits de fusain sur une esquisse qui aspirait la lumière alentour. Cassiopée réajusta le col de son pull pour coincer le reste de sa chevelure dessous, une habitude qu’elle avait prise au collège par manque d’élastiques. Elle était éclairée en contre-jour par les fenêtres de la salle de classe. Les yeux de la brune qui se décillaient juste lui imaginèrent, avec le soleil, une sorte d’auréole autour du crâne, qui s’évapora en un clignement de ces premiers.
— Sérieux, Cassiopée ?
— C’est pas l’heure de dormir.>>
Un grognement s’échappa de la brune. La zone sous ses yeux aurait été moins douloureuse si on l’avait directement tirée avec des épingles. Elle la brûlait du manque de sommeil, d’autant plus maintenant qu’elle avait été sur le point de piquer un somme. Elle pressentait que si sa tête restait une seconde de plus contre son pupitre, elle retomberait dans le gouffre de la somnolence—aussi se redressa-t-elle cette fois, quoiqu’elle dodelina de la tête. Claire plongea de l’autre côté, soit contre le dossier de sa chaise contre lequel elle s’affaissa. Ses os croquèrent, assez fort pour que la malgache l’entende et en grimace.
<<Ew>>, souffla-t-elle, tandis que son amie lançait une œillade en direction de l’horloge murale.
Cette dernière était connue pour toujours retarder de trois heures. Au vu de ce qu’elle affichait, il ne devait donc rester qu’approximativement cinq minutes de cours—du moins selon les dires de l’objet déréglé par le temps. Claire se tourna de moitié vers l’être au pupitre voisin du sien. Cassiopée la fixait d’un air désapprobateur pincé.
Claire lui renvoya une ébauche de sourire.
<<Tu es radieuse, chantonna-t-elle d’un ton suave qui commença rocailleux sur les premières syllabes.
Elle se racla la gorge pour retrouver sa voix, coincée dans sa gorge. Son interlocutrice roula des yeux.
— Arrête des bêtises.>>
Elle se décrispa toutefois. Claire riota, et lova son menton dans le creux de sa paume. Ses mouvements étaient comme ceux d’un balancier: une fois en avant, une autre en arrière, elle était affalée soit d’un côté soit de l’autre, sans sembler en capacité de tenir droite.
<<Tu m’ouvriras ton cœur un jour, lorsque tu en auras assez de briser le mien.>>
Cassiopée lui décocha une œillade torve pour toute réponse, et abandonna cette conversation qui, elle le devinait, serait un concentré d’absurdités pour se concentrer plutôt sur le cours—un peu tard. La cloche stridente du lycée hurla. La jeune fille claqua sa langue contre son palais, et dirigea vers l’horloge un regard amer. Loin de s’en culpabiliser cette dernière continua ses tic, tic et tic de son perchoir, altière, presque. Cassiopée s’en courrouça encore plus.
Un sourire en coin étira les lèvres de Claire lorsque son amie jura dans sa barbe. Son sourire était bancal, un peu comme elle: seule la commissure gauche de ses lèvres se relevait, faisant chavirer le tout d’un croissant de lune vers une courbe un peu crispée qui lui rentrait dans une joue. Lui non-plus n’était jamais droit.
Sa gaieté s’effaça lorsque les reflux de raffut habituel de fin de cours déferlèrent dans la salle et lui agressèrent l’audition. La brune se renfonça dans le dossier de sa chaise de façon presque défensive et carra la tête dans les épaules, ses mèches en pagaille contre les yeux en protection de fortune. La lycéenne se focalisa sur les poussières aériennes qui voltigeaient sous les carreaux des fenêtres pour se distraire. Elles n’étaient visibles que dans la lumière: en-dehors du carré si bien défini par les carreaux, elles disparaissaient de sa vue. Lors de leur passage, pourtant, elles étaient brillantes comme de microscopiques étoiles.  Le soleil esquissait par les carreaux ces formes géométriques qui leur servait de cadre de vie—littéralement, puisqu’elle ne vivait que dans le cadre que ses rayons décalquaient sur le parquet poli par l’usure des semelles de tant de prédécesseurs. Le smaragdin des yeux de Claire s’égara. Elle se représenta ses spectres du passé, et les projeta au milieu de ses camarades. Elle les projeta, leur donna forme et déjà s’égayaient-ils, en groupe, et discutaient-ils entre eux, leur forme translucide comme toute preuve de leur fictivité. Son imagination la happa, ou plutôt: le vide happa son imagination qui la plongea au centre de courants d’air et de silhouettes fantomatiques. Le bruit enfin n’existait plus qu’en sourdine. Les poussières voltigeaient. Elles brillaient. Elles s’embrasaient, se consumaient en l’air, et c’est incandescentes qu’elles mourraient. Les vivants se mêlèrent aux esprits. Elle ne se retrouvait dans aucune de ses deux catégories. Elle était trop vivante pour être esprit, trop esprit pour être vivante, divaguait-elle, les pupilles pleines d’un noir qui mélangeait tout. Aussi sursauta-t-elle lorsque Cassiopée lui secoua l’épaule.
<<Remue-toi.>>
Dans le présent, elles étaient dans les derniers qui traînaient derrière. Les autres s’étaient dispersés. Elle entendait leurs vagues dans le couloir.
<<Claire, tu rêves ? Allons-y, je n’ai pas envie qu’ils nous enferment encore dans la salle, insista Cassiopée, qui opta pour la secouer de nouveau, quoiqu’avec moins de force.
Claire émergea. Elle se remua, dans le sens où elle remua d’abord ses membres pour se mettre en action, puis remua, encore, comme pour en reprendre le contrôle.
— Cheffe, oui cheffe>>, acquiesça-t-elle, et elle s’exécuta tout en ignorant les formes qu’elle apercevait toujours du coin de l’œil.
Ces dernières s’évanouirent lorsqu’elle attrapa sa trousse et s’empressa de glisser ses affaires dans son sac sans prendre la peine de les ranger, ce qui résulta en un fouillis innommable qu’elle ignora. Lorsqu’enfin elle releva la tête, elle était de retour dans la réalité. C’est la tête levée donc, mais surtout sur les épaules qu’elle tira sur la fermeture de son sac pour le fermer, puis tira tout court pour essayer de le fermer, comme celle-ci avait la mauvaise habitude de se coincer aux trois-quarts de la longueur.
<<Voil…Oy ! Cassie ! S’exclama-t-elle, car son amie ne l’avait pas attendue et déjà s’engageait hors de la salle d’une allure fière.
— Action, réaction…>>
La brune maugréa. Elle bondit de son pupitre, sa chaise raclant contre le sol de façon terriblement aigüe et crispante avant qu’elle ne rattrape sa camarade, son sac balloté sur l’une de ses épaules.

Le soleil était parti.
Le vent qui remontait le long de la pente où Claire avait trouvé refuge se glissait entre les brins d’herbe qui bruissaient de leur passage. Quelques naufrages de rires portés par lui sombraient aux oreilles de la brune, qui les entendait sans les entendre, comme un bruit de fond s’associe au silence. Assise dans la verdure, elle ne faisait rien, sinon scruter la page blanche de son cahier et se demander quand dessiner était devenu si dur pour elle.
Claire regardait beaucoup. Plus que voir, elle faisait un effort tout particulier pour remarquer, noter les détails et les formes des objets, des rues, des arbres. La seule chose sur laquelle elle passait vite était les autres êtres humains: déjà, car il était plus aisé de fixer un arbre que quelqu’un, et puis, car elle ne trouvait pas la moindre espèce d’affect dans les autres, qui récemment lui étaient devenus une tâche pénible.
De manière occasionnelle voire rare son crayon grattait un coin de page, mais, le temps qu’il accroche le grain du papier le geste avait été épuisé. Elle ne se souvenait plus. Elle ne se souvenait plus de quand avaient commencé les marées des vagues. Elle ne se souvenait plus du jour de bascule lors duquel ses passions avaient changé de visage, ni de ce qui déclencha qu’elles lui paraissaient soudain si éreintantes, creuses, et vides de sens. Sûrement leur ternissement avait-il été, en vérité, progressif. Doucement, comme pour une étreinte, la mélancolie avait resserré son emprise sur elle au point qu’elle ne puisse s’en défaire.
Elle dessinait, naguère. Or, maintenant, tracer la moindre ligne la laissait vidée de ses forces. Alors, elle ne le faisait plus.
Claire contempla les formes mouvantes en contrebas de la pente.
Elle avait l’habitude de regarder. Plus que voir, les couleurs fleurissaient dans ses iris, elle les cueillait des yeux partout où elle allait. Elle avait une vision particulière de la vie; une de celles qui auraient pu se caractériser d’un ‘’on verra bien’’ aux sonorités inquiétantes. Pétrie de pessimisme, Claire vivait dans une sorte d’oscillation perpétuelle. Elle se laissait prendre en charge par le destin, passive, spectatrice, personnage secondaire de sa propre existence, et se rassurait dans ses bons moments que tout irait bien. Elle n’était qu’un pantin aux mains d’un concept, et en était consciente, et en était bien arrangée. Elle était fatiguée de tirer les ficelles. Elle les laissait tirer. Elle redoutait qu’un jour, quelqu’un ne tente de les lui couper, car alors elle s’écroulerait et rien n’était moins sûr qu’elle puisse se relever.
Claire attendait que quelqu’un lui donne une raison de vivre, faute d’en avoir une lui étant propre. Peut-être était-cela, ce qui motivait ses camarades. La raison de vivre. Peut-être, peut-être. Comment pourrait-elle savoir ? En général elle était trop fatiguée pour faire autre chose qu’observer ceux qui rayonnaient de cette motivation nébuleuse. Elle aurait aimé savoir d’où leur venait cette énergie. Ils rayonnaient, c’était le terme: quelque chose les illuminait de l’intérieur, irradiait leur peau, plus claire de ce rougeoiement de flamme dans leur sein. C’était lumineux. C’était surtout éblouissant. Claire se demandait si c’était facile, pour eux, de trouver une raison de continuer. Elle se demandait s’ils étaient aussi insouciants qu’ils le montraient, ou si dans leur sourire était enfoui un double-sens. Est-ce qu’ils pensaient, mêmes, aux pensées qui l’occupaient, elle ? Ces personnes avaient son âge, mais elles lui paraissaient tellement loin. Pensaient-ils, parfois, qu’ils allaient mourir ? Sentait-ils les secondes suspendues entre leurs lèvres ? La membrane se densifia autour d’elle. Elle avait l’impression d’apercevoir les autres depuis un univers parallèle renversé où elles se tiendraient enferrée, coincée en superposition avec le leur. Elle pouvait interagir avec eux, et les suivre, mais elle aurait toujours la tête dans le mauvais sens. Était-ce là la cause que le sang stagnait sous se tempes ?
La brune se laissa tomber en arrière dans l’herbe. Ses mèches de cheveux glissèrent sur son front, barré déjà d’une ride. Le sang redescendit dans son corps, contaminé de ses mauvaises pensées. Elle les sentait brûler dans ses veines, ces odieuses, descendre lentement avec la sensualité d’un poison.
La végétation chatouilla les parties exposées de sa peau, et s’écrasa sous elle dans un son discret comme pour mieux épouser la forme de son corps. Elle aurait voulu y disparaître.
Claire laissa tomber son carnet et son crayon un peu plus loin. Elle n’avait de toute manière aucune envie de s’en servir. Leur seul vue lui levait le cœur, et elle était si fatiguée. Le stylo roula sur la surface inclinée du papier. Il poursuivit sa course dans l’herbe, qui l’avala.
Claire soupira, mais ne se pressa pas pour le récupérer. 
Elle darda plutôt ses yeux dans le ciel et les y laissa. Elle se projeta, loin, loin. Le monde alors était de la couleur de ses sentiments: un gris maussade. Les nuages tempêtaient en des occlusions tournoyantes. Elle était coincée au sol.
Elle avait entendu dire que chaque personne était une étoile qui pour prendre forme, avait été enfermée dans un corps mortel, conteneur trop étriqué, prison pour elle. En sentant son enveloppe tout autour d’elle péricliter et mourir sur son infinité, l’étoile devenait folle. La brune se disait dans ses moments de vague que son ancienne condition d’astre était restée sans être oubliée lors du procédé de conversion, et que là était la cause qu’elle, en tant que tout, se sentait si mal. Elle se sentait mourir tout autour d’elle, et son corps était un tombeau qu’elle traînait. Le corps était un tombeau, lui avait expliqué Cassiopée en vue de leur examen de philosophie, mais elle n’avait rien retenu sinon cela.
Elle avait écouté d’une oreille, car déjà elle se disait, elle aimait se dire, plutôt, que c’était comme cela qu’elle s’était retrouvée dans cet univers sublunaire étrange: que c’était car elle avait décliné du ciel, et que c’était la raison pour laquelle ses yeux, comme une aiguille de boussole était attirée par le nord, trouvaient toujours la voute au-dessus de sa tête.
Que c’était pour cela que son enveloppe charnelle était étroite.
Que c’était pour cela qu’elle se sentait, le jour, comme un astronaute sur une planète inconnue.
Un astronaute dans l’espace. Un flottement continu, duquel elle attendait la fin avec ardeur.
Elle pensait mourir, parfois, souvent.
Juste, comme ça.
Elle aimerait s’éteindre, déchoir du ciel (comme une étoile). Imploser sur elle-même dans une vague de chaleur. Ou alors, plutôt périr sans un bruit, entourée des amas blancs vers lesquels une âme s’échappait quand son corps se fendait sur terre. Les gens devenaient des étoiles alors, n’est-ce pas ? Ses pensées bourdonnaient jusque dans ses ongles.
Claire ferma les yeux pour laisser les fins rayons de soleil qui perçaient les nuages réchauffer ses paupières.
Si seulement ils pouvaient chasser les insectes de malheur dans son crâne, mais ces derniers s’acclimataient trop bien du climat sombre et visqueux qui y était tombé.
<<Coucou.>>
La lycéenne sursauta lorsqu’une voix la tira de son mélodrame. Elle se redressa dans un bond brusque, les pupilles rétractées de sa surprise. Ses yeux s’écarquillèrent, seulement pour qu’elle les referme aussitôt, agressée par la pâleur environnante créée par la couverture nébuleuse tendue sur le monde. Claire enfouit son visage dans ses mains dans un grognement, des étoiles (quelle ironie) imprimées en kaléidoscope sur ses globes oculaires. Elle se les massa pour les chasser. Elle était certaine que son cœur s’était arrêté une seconde entière.
<<Bordel>>, grommela-t-elle dans sa barbe, prostrée sur elle-même.
Elle resta dans cette position de boule de nerf le temps de reprendre contenance, soit, celui d’écarter ses doigts prudemment pour recouvrer sa vision; alors seulement s’occupa-t-elle de la nouvelle arrivante.
<<Bonjour…?>>
Claire lui accorda une œillade taciturne. Cette dernière était debout près d’elle, dans le coin de son œil, quelques pas plus haut dans la pente. Elle dût pencher la tête pour ne pas voir que ses jambes. Ses yeux rencontrèrent une jupe triangle bleue, cachée par un pull aux motifs écossais. Dans un effort (rare) d’amabilité, la brune alla jusqu’à se tourner de trois quarts pour se révéler le visage de son interlocutrice. Son genou s’abaissa comme un levier lorsqu’elle rajusta son axe et leva le menton. Ses traits se détendirent de sa perplexité lorsqu’elle reconnut (chose encore plus rare) celle qui venait de lui adresser la parole, et qui n’était pourtant pas de son cercle d’amis. Des cheveux blancs comme neige qui ondulaient en boucles naturelles, mais irrégulières et même éparses contre sa poitrine, des lèvres fines et des yeux perçants du bleu qui en débordait. C’était l’une des filles de son association sportive…Qu’elle ‘’oubliait’’ d’ailleurs de plus en plus, depuis quelques semaines. Elle faisait du volley avec elle, et avait subi avec elle les entraînements de huit heures du matin et dix-huit heures du soir. C’était même sa capitaine.
Cela n’avait pas suffi pour qu’elle retienne son prénom. C, quelque chose…S’efforça-t-elle de se rappeler alors qu’elle dévisageait la jeune fille avec une expression qui trahissait son étonnement de la voir. A…Ça finissait par a, c’était presque sûr....C, A…Claire inclina la tête dans un mn ambigüe, qui pouvait être compris comme une question de type: qu’est-ce que tu fais ici, ou un salut désintéressé, ou encore de connivence entre deux personnes qui se fréquentaient tant qu’elle en avait dépassé les mots. Claire capitula, mais son regard resta rivé sur le visage anguleux et oblong de C, trou, a, et ses sourcils épais qui accentuaient son charme, et son air de douceur délicate. Cette dernière surtout, résultait de son teint blanc comme celui d’une poupée de porcelaine. En fait, tout en elle aurait été blanc, voire blafard, voire livide, si ce n’était pour les deux portions de ciel qui lui mangeaient le visage sous ses paupières rosées; car ceux-ci avaient aspiré toute la couleur en elle, et ressortaient sur sa figure presque luminescent. 
Somme toute la lycéenne était de ces personnes qui possédaient (le savaient) un charisme magnétique qui fascinait. Elle l’utilisait sans remord, aucun. Elle l’avait déjà vue faire. Elle était talentueuse, belle et en jouait. Elle avait tout pour elle, C, quelque chose, a.
C, quelque, a qui…La regardait, toujours, de son regard si caractéristique. Claire s’angoissa de ce dernier. La flegme dans son propre regard n’était qu’illusoire. En réalité, elle suait sous ces phrases. Elle venait la réprimander pour ces absences répétées, se dit-elle, ce qui était la seule explication logique pour sa présence ici. Quand bien même la brune ne quittait pour ainsi dire pas le banc de touche, depuis que ses capacités avaient mystérieusement décliné avec l’investissement qu’elle mettait dans les entraînements…
Elle ne pensait pas que quelqu’un remarquerait même qu’elle ne venait plus.
Elle était aussi utile qu’une ombre.
Aussi sua-t-elle davantage lorsque C… lui adressa un sourire. Son incompréhension grimpa en flèche. Pour l’évacuer, Claire se frotta la nuque. C… se pencha sur elle.
<<Tiens>>, dit-elle en lui tendant un crayon.
Claire lui retourna son regard sans comprendre, rendue nerveuse par sa nouvelle proximité. Sa confusion alliée de vive nervosité creusa une ride entre les sourcils de cette dernière lorsqu’elle les fronça.
Sa capitaine ne paraissait pas familière avec les notions d’espace vital, car un pas de plus et la brune se serait retrouvée le nez dans ses cuisses. Elle faisait tout son possible pour garder ses yeux sur le visage de sa coéquipière, car au vu de la manière que cette dernière avait de se pencher elle avait peur que les poser n’importe où ailleurs ne la fasse passer pour une fille questionnable.
Plutôt mourir.
Elle sua davantage. Une préoccupation s’ajouta aux autres qu’elle avait déjà: maintenir le contact visuel. Dans son inquiétude de le faire bien, elle en oublia la précédente phrase de C., qu’elle laissa le stylo dans la main. Une certaine confusion traversa ses traits.
<<C’est le tien, non ? trouva-t-elle donc nécessaire de préciser, puisqu’elle ne réagissait pas. Je l’ai trouvé là, et tu es la seule ici.
— Ah, euh, ouais, réagit Claire, qui se rappela en effet que c’était comme cela qu’une conversation fonctionnait. Enfin, oui, mais…Non, rien, laisse tomber.>>
Le temps qu’elle commence son propos, la liaison s’était faite dans son cerveau, et elle venait de reconnaître son crayon. Elle avait dit oui car ça devenait gênant, surtout, sans même savoir si c’était vrai. Heureusement son coup de poker joua en sa faveur, et elle récupéra l’objet des mains de sa coéquipière comme quelqu’un d’autre aurait manipulé une bombe. Comment était-elle, et ce pensant elle leva de nouveau son regard sur C., arrivée jusqu’ici sans qu’elle ne l’entende ? C’était comme une apparition. Sa capitaine se serait évaporée d’un coup après un Bon, salut alors ! qu’elle n’aurait même plus battu un cil; mais elle était toujours là, les mains maintenant dans le dos, alors qu’elle restait inclinée vers elle pour être plus près.
<<…Merci>>, lâcha Claire par politesse, après avoir coincé le crayon dans son cahier pour lui faucher toute envie de se faire la malle une nouvelle fois (et de lui revenir par le biais d’entités comme C.).
— Je m’appelle Chiara.
— Quoi ?
— Je m’appelle Chiara, répéta C. avec son éternel sourire gai. C’est mon prénom !>>
La brune lui adressa une énième moue décontenancée. Elle ignorait comme elle était supposée répondre, ou pour commencer, prendre cette information: est-ce que c’était une accusation, car elle avait oublié ? Est-ce que ça s’était tant vu que ça ? Il était vrai qu’elle était assez expressive, lorsqu’elle n’avait pas sa face renfrognée, ou du moins les autres le disaient. Soudain, les bases même d’une interaction sociale de premier ordre s’effacèrent de sa mémoire. Claire le cacha par un de ces sourires tordus, qui crispé comme il l’était présentement était plus un rictus qu’une sourire. Ah, laissa-t-elle échapper d’une voix rauque, ce qui était un cri de détresse pour elle. Ah, avec plus de voyelles, cela faisait: aaah…Avec la ponctuation: aaah ! Voilà. Un cri de détresse.
<<Euh…Marmonna la brune pour se laisser le temps de trouver une réponse pertinente, qu’elle ne trouva pas. Ok.>>
Ok. L’écho lui revint avec la force d’un uppercut. Ok. C’était le pire de ce qu’elle pouvait faire. Claire s’empourpra, saisie d’une honte cuisante empirée par les beaux yeux de son interlocutrice. Elle se sentait toute petite, ridicule. Pourquoi, pourquoi était-elle comme ça ? S’admonesta-t-elle intérieurement, alors qu’elle passait avec vigueur sa main dans ses cheveux pour se reprendre, et s’efforcer de se rattraper:
<<Non, non—je veux dire, je m’appelle Claire. C’est cool de te…Rencontrer…(?)>>
Elle se corrigea avec un empressement qui échevela sa voix, serrée par sa panique. Sa phrase ne l’avait même pas convaincue elle, ce qui fit qu’elle la laissa en suspens, comme une question. Ce moment lui permit de réaliser qu’elle avait tout empiré.
De te rencontrer. 
Quand elles avaient joué ensemble plusieurs mois.
Claire tira sur ses mèches en pagaille plaquées en arrière par ses doigts, qui s’étaient immobilisés dans sa tignasse. Ahah, ricana-t-elle pour ne pas pleurer, une larme au coin de l’œil. Elle aurait voulu crier. C’était elle, tout compte fait, qui allait disparaître: dans un trou. Elle baissa la tête et cacha le bas de son visage dans son pull, qu’elle remonta contre son nez, les oreilles écarlates de gêne.
<<Plaisir partagé.>>
Un bruit sourd et feutré attira l’attention de la jeune fille.
Chiara s’était laissée tomber en position assise près d’elle, tout cela avec une notion d’espace vital encore une fois très personnelle (pour ne pas dire inexistante). Claire tiqua comme si brûlée par le contact du genou de Chiara contre sa cuisse, puisque cette dernière opta pour s’assoir de biais, ses deux jambes repliées du même côté. Elle était indéchiffrable, concentrée sur le terrain en contrebas où évoluaient d’autres lycéens. 
De profil, son nez avait quelque chose de busqué qui rompait l’harmonie qu’était celle de ses traits lorsque vus de face. Claire s’attarda sur sa ligne, qu’elle retraça du regard, déformation professionnelle de ses habitudes en tant qu’amatrice des Arts. Elle contempla encore ses cils, blancs aussi par un tour de force de la nature mais plus blonds près de ses paupières. Ils étaient longs, et traçait sur ses iris d’infimes esquisses de stratus. Plus que le reste, Claire trouva ces derniers fascinants.
Chiara perçut probablement son regard sur elle, car elle la zyeuta curieusement. La brune s’empressa de détourner la tête, l’air de rien malgré son embarras. Sa coéquipière ne dit rien. Elle lui en fut gré, quoique son comportement pour le moins mystérieux l’angoissait.
Chiara restait, et ne parlait pas. Il y avait de quoi s’arracher les cheveux, surtout pour une personne comme elle, s’interrogea la brune en triturant justement l’une de ses mèches, tout en décochant du côté de la nouvelle venue des coups d’œil qu’elle voulait furtifs.
Plus elle essayait de comprendre, moins elle comprenait. Sa coéquipière des bons jours était focalisée sur la bataille du soleil contre ses adjuvants d’un jour, et antagonistes de l’autre, comme ce matin-ci. Parfois il émergeait de derrière une masse, seulement pour qu’une autre se précipite sur lui et ne le retienne. Le drame qui se jouait était d’un registre épique qui intéressait assez Chiara pour qu’elle ne lui adresse plus la moindre parole, suspendue au cours de l’histoire. Soit, abandonna Claire dans un soupir au ton de résignation.
Ce n’était pas comme si la présence de sa capitaine la dérangeait outre-mesure. Et puis, elle-aussi semblait un peu paumée, dans son propre style, elle remarqua. Elle pouvait prendre sur elle pour la supporter. Certainement. Si elle fermait les yeux, elle ne saurait même pas qu’elle était là.
Elle n’aurait pas su, du moins, si elle ne sentait pas ses mouvements par la friction de sa jupe sur son pantalon dès qu’elle bougeait. La brune lova son menton entre ses genoux, qu’elle remonta contre sa poitrine. Elle passerait outre, puisque c’était exceptionnel. Le silence s’installa entre elles. Il apaisa le fond sonore constant qu’étaient les colportes intangibles de son spleen dans ses tempes. Une accalmie…
Claire plongea ses yeux brumeux aux côtés de ceux de Chiara.
Ce n’était pas si mal, se dit-elle.

Claire émergea d’un demi-sommeil plus fatiguant que reposant en entendant le doux timbre de la sonnerie du bâtiment scolaire derrière elle, quelque peu diminué par la distance. Elle constata lorsque ses perceptions s’éclaircirent qu’elle avait dû s’allonger, à un moment, puisque c’est ainsi qu’elle se retrouva. Encore dans les vapes, elle se redressa en position assise et attrapa son cahier. Il s’ouvrit de lui-même à la page gardée par son stylo. Elle suspendit ses mouvements en rencontrant, sur une page qu’elle n’avait pas touchée, une écriture inconnue au milieu de dessins enfantins de nuages.
‘’Merci d’avoir regardé le ciel avec moi :)’’, était inscrit en lettres inclinées et manuscrites. Claire papillonna des paupières, les yeux quelque peu arrondis. Ah…? Son stylo lui échappa, retournant se perdre dans les herbes.
Tout lui était revenu. Chiara, leur conversation pour le moins chaotique et le moment lunaire entre elles. Elle avait pensé l’avoir rêvé, mais cela confirmait le contraire. 
La jeune fille récupéra son crayon, seulement pour le faire tourner entre ses doigts, un creux de perplexité se formant entre ses sourcils. C’était bizarre, quand même…Claire était toutefois trop fatiguée pour essayer de comprendre le pourquoi du comment de ce qu’il s’était passé, surtout au vu de la qualité anecdotique de la chose. Elle tourna la page et ferma le cahier d’une main.
<<Bref.>> Souffla-t-elle pour elle-même.
Elle se releva et s’étira indolemment, avant d’épousseter ses manches. 
Peu importait, au final. 
Ce n’était pas comme si elles se reparleraient un jour. Aussi inattendu fût son échange avec Chiara, sûrement ne voulait-il pas dire grand-chose.
Claire s’effeuilla des ultimes brins d’herbe accrochés à ses vêtements, non pas ultimes car ils étaient les derniers, mais ultimes car là cessait sa patience, soit, à quatre brins d’herbe. La mort dans l’âme en pensant aux heures qui suivraient, elle poussa un énième soupir et remua ses jambes avant de prendre (ou plus exactement, de se traîner sur) le chemin de sa classe pour laquelle elle était d’ores et déjà en retard.


<<Claire ?>>
L’interpellée délaissa son activité.
<<Oui.>>
Qui n’était pas grand-chose. La brune était arrivée peu avant l’intercours soit près de quarante minutes après la première sonnerie, au plus grand désespoir de Cassiopée qui seule s’étonnait encore de son comportement pour le moins négligent pour les cours. Le professeur en charge avait levé les yeux au ciel, mais l’avait admise malgré tout, non sans un commentaire qu’elle n’avait pas bien compris puisque grommelé mais qui devait être de l’ordre de ‘’c’est votre bac, pas le mien’’. Claire était allée s’assoir avec un mot d’excuse qu’elle ne pensait pas. Elle savait qu’elle se laissait dériver: ses notes étaient en chute libre, ses résultats catastrophiques, c’était l’apocalypse scolaire, ce qu’elle s’expliquait par l’Armageddon sous son crâne. Elle n’avait aucune excuse, bien sûr, ce qui faisait qu’elle n’en donnait pas, et passait aux yeux du cadre comme une cause perdue de l’enseignement. Elle n’avait pas voulu ça, enfin, si, un peu.
Elle avait voulu se saboter, se détruire, ruiner ses chances d’avenir. Elle réussissait. Elle détruisait tout, et ne faisait plus rien pour rattraper la chose, sous peu ce serait irrattrapable. Le spectacle de sa propre, aux deux sens du terme puisqu’elle n’était causée que par elle, sur elle, lui faisait du bien. 
Cassiopée (puisque c’était Cassiopée qui venait de l’appeler), pour quelques raisons qui lui échappaient, croyait ferme en un revirement de situation.
Elle aurait voulu lui expliquer que c’étai trop tard pour elle. Mais elle ne le faisait pas, car il y a certaines choses qu’elle s’interdisait de dire. 
Elle ne pouvait attendre des autres qu’ils comprennent quelque chose qu’elle-même ne comprenait pas.
<<…>>
Cassiopée et Claire se regardèrent. L’une avait l’œil inquisiteur, l’autre lointain et vitreux, voilé en apparence par la membrane que Claire pouvait sentir pulser entre elles. La malgache se renfrogna. Elle ne pouvait pas la voir, mais elle connaissait assez son amie pour en avoir l’intuition, lorsqu’elle était particulièrement épaisse.
<<Qu’est-ce qui t’arrives pour que tu fasses une telle tête ?>> Murmura-t-elle de façon gauche car brusque, mais soucieuse.
Son interlocutrice lui retourna un mn réservé. Son menton reposait dans l’une de ses mains alors qu’elle était courbée sur elle-même, la colonne vertébrale presque en arc-de-cercle. De l’autre, elle faisait rapidement tournoyer un stylo entre ses doigts. Ce geste banal dans une salle de classe était l’indicateur de stress le plus fiable chez elle; ce qui n'échappa évidemment pas aux yeux acérés de Cassiopée. Plus le bout de plastique allait vite, plus elle était stressée ; et là, il atteignait des records. La brune comprit que son amie était sur le point d’insister au pincement sans équivoque de ses lèvres, qu’elle faisait pour se donner de la voix avant d’asséner quelque chose.
<<Rien de spécial, rassura-t-elle donc pour s’épargner un ton péremptoire. Juste une histoire de nuages qui me chiffonne…>>
Cassiopée retint un soupir. 
Une histoire de nuages ? Qu’est-ce qu’elle était censée faire de ça ? 
C’était typiquement le genre de réponses vagues que Claire donnait quand elle voulait éviter une discussion. La lycéenne croisa les bras sur son bureau, frustrée. C’était contrariant. Pour autant, elle ne rajouta rien, prenant sur elle pour ne faire qu’acquiescer et hocher la tête.
Cassiopée détourna le regard pour se reconcentrer ailleurs. Du coin de l’œil, elle discerna son amie s’avachir sur sa table, abandonnant toute lutte contre la gravité après un chrono historique d’une…Trentaines de minutes. 
La malgache tapota ses ongles contre son bureau pour évacuer sa frustration (tap tap—tap). L’une de ses capacités spéciales était de lire les autres aisément. Il lui suffisait d’examiner un visage, une posture ou un ton de voix pour que des détails évocateurs d’une vie au passé lui apparaissent en relief, et sans peine faisait-elle le lien avec une vie au présent pour avoir les réponses qu’elle cherchait. Les gens avaient sur eux différents cadenas, et elle possédait toutes les clefs. Parfois elle forçait la serrure, mais en règle générale, elle finissait toujours par rentrer.
Claire était l’exception qui confirmait cette règle, tout simplement parce que lorsqu’elle connaissait quelqu’un aussi bien qu’elle la connaissait elle, elle refusait de forcer. Elle entrait ou n’entrait pas, et dans le cas dernier attendait qu’on lui ouvre, par estime pour l’intimité de l’autre. 
Son estime venait avec l’affection. 
En-dessous d’un certain stade pour Cassiopée, les gens n’étaient rien d’autre que des énigmes amusantes. Claire l’avait depuis belle lurette dépassé. Elle était d’ailleurs très expressive la plupart du temps, en dépit de ce qu’elle se targuait d’être impassible. Ses pensées étaient écrites, non, imprimées en travers de son visage. Le premier gus venu pouvait les déchiffrer sans peine. Elles étaient un langage universel.
Parfois en revanche, la brune avait un air si lointain sur les traits que ces derniers se brouillaient de la friture entre elle et la réalité. 
Alors, Claire était comme inatteignable. 
La ligne avec elle était coupée.
La malgache ne savait pas où elle allait, dans ces moments, mais elle savait que c’était trop loin pour qu’elle la suive, et elle n’était pas sûre d’aimer que son amie s’y aventure.
Elle continua son tapotement sans le remarquer (tap—tap—tap tap) jusqu’aux quelques élèves irrités qui lui sommèrent d’arrêter. Cassiopée coinça alors ses mains sous ses cuisses et réprima de son mieux sa désagréable sensation d’inutilité.
Claire la zyeuta, interdite. Une ombre passa sur son visage alors qu’elle arrêtait net le mouvement de son stylo entre ses doigts. Elle l’interpella alors, dans un chuchotement d’une discrétion toute relative:
<<Cassiopée.>>
L’interpellée ne lui accorda qu’un regard en biais réticent. Ces yeux étaient magnifiques, divagua la brune en en croisant un éclat. Profonds comme un trou noir, l’infinité qu’il était possible d’y deviner avec un peu de sensibilité harponnait et aspirait ceux qui n’étaient pas avertis. Sans être d’une noirceur parfaite, ils tourbillonnaient dans les cavités de la boîte crânienne de leur propriétaire et annulaient la lumière alentour. C’était des yeux faits pour s’y perdre, et se retrouver par un effet trou de verre entièrement différent de ce que l’on était. L’analogie spatiale était facile, compte tenu des tâches de rousseur sombre et de tailles inégales qui mouchetaient la peau sous ces entités, qui se plissèrent, car:
<<Quoi, Claire, enfin ? Crache ta valda, s’impatienta son amie.
— Est-ce que ton père est un voleur ? 
— Tu demandes ça car je suis d’origine africaine ?
— Euh, non. J’allais plutôt dire, ‘’car on dirait qu’il a dérobé toutes les étoiles du ciel pour en remplir tes yeux’’. Après…
La malgache lui adressa une expression dépitée.
— C’est pire.>> S’exaspéra-t-elle.
Claire lui retourna un sourire en coin enjôleur qui décupla sa consternation. Cassiopée secoua la tête ; elle fût pourtant rassurée et se décrispa, ce qui était l’objectif premier de son amie (en plus d’être drôle). Sa mission accomplie, cette dernière se cala contre le dossier de sa chaise.
Le bois était dur. Il pressait douloureusement contre ses os et lui rentrait sous les omoplates. Quelle invention, les chaises de pupitres. On ne pourrait faire plus inconfortable. Était-ce fait sciemment dans l'idée que de telle sorte, on ne pourrait pas s'assoupir ? s’interrogea-t-elle. Cela ne l’avait jamais arrêtée. Le mobilier de la classe passait, persistait de générations en générations. Il devait bien avoir déjà une cinquantaine d’années; dans le dossier étaient gravés des prénoms d’une autre époque. Des Daniel, des Yvonne, des Ambroise et des Geneviève. Le dossier de la sienne était orné (au compas, devinait-elle) d’un énigmatique C+C. Claire laissa tomber sa tête en arrière, se prélassant dans la gravité terrestre et la manière qu’elle avait de raidir son corps. Elle retraça sans vraiment les voir les lignes noires délimitant les dalles du plafond. Ses pensées étaient assourdies, comme plongées au fond de l’eau. Elle sentait une certaine pression pousser contre ses tympans, maintenant qu’elle laissait cette dernière submerger son crâne. C+C…Divagua-t-elle, recluse sur une barque dans son esprit qui se noyait. Caroline et Charles…Christelle et Célian. Elle était une capitaine, et son navire prenait l’eau. Céline et Camille. Claire et Cassiopée…Cela fonctionnait.
Elle coulerait avec lui.
Claire et Chiara. Elle ferma les yeux comme pour fouler cette réflexion de ses paupières, d’une tonne chacune.
À l'eau, matelot.

Un son strident de sifflet emplissait le gymnase. Dans le cours de volley féminin, c'était du physique. Claire, les cheveux relevés en une queue de cheval ne reflétant pas le temps qu’elle y avait (pour une fois) passé, maudissait tous les dieux. Elle ignorait pourquoi elle était venue. Elle ignorait ce qui l'avait poussé ce matin-là à rassembler son corps morcelé, quelle avait été la motivation étrange et malvenue qui l’avait convaincue que oh, oui, quelle bonne idée. Car ce n'était pas une bonne idée: comment courir dès huit heures du matin pourrait en être une ? Son ressentiment était tel qu'il lui donnait l'énergie de trottiner dans les premières, peu derrière la capitaine.
La capitaine...Chiara. Les cheveux de cette dernière étincelaient alors qu’elle courait, réfléchissant les premiers rayons de soleil tombant des hautes fenêtres poussiéreuses. Leur couleur semblait agir comme un prisme avec la lumière; contrairement à ceux de Cassiopée qui l’absorbaient, ceux de Chiara la transformaient, faisant émerger des éclats de vert, de bleu, de jaune et de rouge s’évanouissant aussitôt dans l’air. Le phénomène lui rappelait de loin un cours de physique de collège, lequel ne substituait dans sa mémoire que  par la force du saint Esprit, comme tout ce qui touchait de près ou de loin aux sciences. Comment une personne pouvait-elle-même avoir les cheveux blancs ? Divergea-t-elle, ses pensées s’enchaînant sur un fond continuel de je déteste courir répété en boucle. Pourquoi blanc, entre toutes les couleurs ? Sa teinture était si bien faite qu’elle avait l’air naturelle.
L’intéressée ralentit d’ailleurs, comme lisant dans son esprit, pour courir à son niveau. Claire n'eut même pas le temps de détourner le regard qu’elle se retrouvait coincée dans le phare de ses yeux. Elle suspendit sa respiration, retournant brutalement sur Terre. Ah. Sua-t-elle, gênée. Prise la main dans le sac…Elle l’avait fixée inconsciemment, encore. Elle se râcla la gorge, faute de mieux. Elle maintint toutefois le contact visuel.
Pour la deuxième fois en deux jours, sa camarade lui adressa un sourire chaleureux qui la prit de court. Elle fronça le nez, perplexe. La brune faillit sourire en retour; elle opta toutefois plutôt pour un salut incertain saccadé par ses efforts, et finalement noyé par le brouhaha ambiant de sifflements et de crissements de semelles. Chiara pourtant en sembla satisfaite, puisque son visage s’illumina de l’intérieur, son sourire s’élargissant. Elle reporta son attention sur son échauffement sans un mot de plus, plus énergique encore.
Pourquoi ? Claire se renfrogna quelque peu, d’autant plus confuse. Elle ne comprenait pas. Chiara était la personne la plus imprévisible qu’elle connaissait. Est-ce qu’elle voulait quelque chose ? Pourquoi n’avait-elle de cesse de revenir vers elle, en ce moment ? Surtout elle. Pourquoi elle ?
Le soleil continuait son ascendance, emplissant enfin les fenêtres du gymnase qui s’en embrasèrent malgré le verre opaque et épais. Claire grimaça, éblouie par les rayons qui lui arrivèrent de plein fouet dans la figure.
<<Ugh, sérieux...>>
Elle n’avait jamais vraiment aimé le soleil. La lycéenne plaça sa main en visière pour se cacher de l’astre agressif et rétablir sa vision, sans beaucoup de succès puisqu’elle le faisait en mouvement. C’était bien sa veine. Encore aveuglée, elle entendit quelqu’un rire devant elle. 
Chiara…
Claire lui lança une œillade torve. Elle se moquait d’elle, maintenant ? Sa camarade lui en retourna une espiègle, presque complice. Et puis, elle accéléra pour se mettre juste devant elle, encore une fois sans le moindre mot. La brune remarqua en sentant son ombre s’étendre sur elle que Chiara la dépassait de quelques centimètres; son action avait un effet tout relatif, mais suffisant pour lui permettre de déplisser les yeux. Elle retira sa main. 
Merci, songea-t-elle, sans le dire néanmoins car sa langue refusa de coopérer, pâteuse comme chaque fois qu’elle approchait de sa coéquipière. Elle ne le dit pas; pourtant, Chiara se retourna de profil avec un timing parfait et…
Lui tira la langue.
Claire lança un regard par-dessus son épaule, dubitative. Tout le monde souffrait un peu plus loin derrière—c’était donc bien pour elle. C’était quoi, son problème, au juste…? S’interrogea-t-elle intérieurement, le coin de ses lèvres tiquant. C’était un défi que quelqu’un lui avait donné, peut-être ? Ça devait être ça…’’Parler avec la personne bizarre du cours de volley’’, ou quelque chose du genre. Une lubie passagère.
La brune retourna la tête vers la blanche, et lui tira impulsivement la langue en réponse.
Cette dernière pouffa, bien trop fort comparé au volume sonore de la salle. Son rire résonna contre les murs. Un coup de sifflet plus strident que les autres le rembarra, suivi de près d’un ‘’Concentrez-vous, les filles !’’ du coach rendu grincheux, en humain normal, par l’heure matinale. Chiara plaqua sa main contre sa bouche. Tout en courant. Elle n’avait même pas l’air fatiguée, peut-être était-ce pour cela qu’elle était capitaine. Cette dernière adressa encore un air de connivence à sa camarade, avant de se détourner totalement, ses cheveux fouettant l’air derrière elle. Claire se bloqua, restant un instant sans réagir. Wow. Ok.
Son attention resta focalisée sur sa silhouette. Et puis, elle la reporta ailleurs, en se faisant presque violence. Elle refusait de subir la réitération du scénario dans lequel la blanche l’attrapait en train de la reluquer, lui donnant l’impression qu’elle était une perverse dérangée (ce qui n’était pas le cas, vraiment). Elle était tout de même perturbée. Déjà, comment un être humain pouvait-il transpirer aussi peu ? Chiara avait l’air de faire une promenade de santé, avec ses foulées élancées et régulières; tout son contraire, pour elle qui avait plutôt le ressenti que sa santé était partie en promenade. Son visage brûlait, elle devait être écarlate. Ses poumons brûlaient aussi, d’ailleurs. Sa trachée. Son estomac. Ses deux points de côté, ses jambes, ses cuisses et ses mollets, son corps était un incendie et elle décédait.
La brune agrippa le tissus de son t-shirt. Son cœur tambourinait douloureusement contre ses côtes.
Décidément, le sport ne lui réussissait pas. Comme peu de choses. Même le sommeil ne lui réussissait pas, et c’était pourtant ce qu’elle faisait de mieux. Ce qu’elle faisait de pire étaient probablement les relations sociales, et plus particulièrement tout ce qui impliquait de près ou de loin qu’elle parle.
Ce qui ne rendait toute la situation ‘’Chiara’’ que plus improbable. C’était trop soudain pour être bienveillant. Une fille comme elle, lui parler du jour au lendemain ? Cela faisait longtemps qu’elle n’était plus naïve. Elle n’était pas belle, pas spirituelle, ni même intelligente ou talentueuse dans un quelconque domaine, et ne contribuait à l’équipe de volleyball qu’en restant sur le banc, les rares fois où elle était choisie pour remplacer quelqu’un s’étant décommandé. C’était trop suspect. C’était étrange et l’obligeait à se remettre en question, en plus de lui prendre la tête. Tout ce qu’elle détestait…Elle préférait de loin la protection que lui procuraient son indifférence et de son apathie.
Chiara était si chaleureuse, pourtant. Elle ressemblait au soleil. Raison de plus pour l’ignorer, se raisonna-t-elle, se concentrant sur le rythme de sa course pour essayer de se vider la tête. Ceux qui s’approchaient du soleil connaissaient un sort peu enviable. Elle n’avait pas envie d’être un Icare des temps modernes, en plus du reste.
Quoique. Peut-être pas ce sur ce point-là. Mourir en chutant du ciel était une mort enviable, dans une certaine mesure, en tout cas dans la sienne. Elle n’avait pas vraiment d’avenir, et ne travaillait plus pour en avoir un. Avant…Certes. Elle se déchirait pour toutes les tâches, semaient des morceaux d’elle et écrivait avec son sang, sans comprendre qu’elle s’usait irréversiblement et se gaspillait. Maintenant, les questions d’orientation telles que qu’est-ce que tu veux être dans le futur ? pullulaient sur chacune des feuilles qu’on lui tendait. Elles restaient blanches, ou défigurées de mensonge : je ne sais pas. Je ne sais plus. La feuille devenait bleue, bleue, comme une fenêtre ouverte sur le ciel. Son regard coulait ailleurs. Elle savait, en réalité. Bleu, bleu, bleu. Et les autres qui autour d’elle, piaillaient, se narrant leurs rêves respectifs avec tellement d’engouement. Ses oreilles sifflaient alors.
Elle était ridicule.
Claire inspira. Expira. Elle courait. Je déteste courir, remplaça tout le reste dans son esprit.
Un coup de sifflet marqua la fin de la séance.
Elle n’était pas aidée.

Elle avait fini tard.
Cassiopée s’était enfuie pour avoir son bus sans prendre le temps de la saluer autrement que par un geste du bras. Claire l'avait réciproqué, laissée derrière dans la pente. Elle était venue en vélo ce jour-là. Sa carte de transport était vide, et elle avait oublié de la faire recharger. Typique d'elle, s'était exaspérée Cassiopée plus tôt, lorsqu’elles s’étaient séparées. 
Si tu n’avais pas ta tête sur les épaules tu l’oublierais aussi, avait-elle rajouté en boutade, les yeux animés de cette flammèche matoise qui en éclairait le noir. Claire n’avait pas répondu, sinon par un soupir. Ahah: typique. Elle avait ravalé son amertume, et esquissé un sourire.
La brune attendit que son amie passe les grilles, en bas, pour se mettre en chemin. L’espace pour deux-roues n’était pas loin. Il était en retrait de la pente du lycée (la seule et l’unique) qui menait au portail, sur une sorte de plateau comme un palier dans l’ascension de cette dernière. Un palier, qu’il fallait d’abord atteindre: en vélo, c’était un calvaire. 
Claire le matin-même n’avait même pas essayé. Arrivée en face, elle l’avait observée, dépitée; avait tenté de se motiver, il est vrai; et puis, elle était descendue de sa selle et avait poussé. 
Elle détestait le vélo. Elle ne savait pas pourquoi elle se l’était infligé.
Alors qu'elle tirait les clefs de son antivol de sa poche, elle aperçut quelqu’un agenouillé pas loin de son étalon. Un éclat de blanc lui fit suspendre ses gestes; elle plissa les yeux pour vérifier. Du blanc…Claire grimaça. Il n’y avait qu’une seule personne, dans tout l’établissement, qui possédait une telle couleur de cheveux…Et il s’avérait que c’était une personne qu’elle aurait préféré éviter.
La jeune fille s’arrêta sur place. Les roues de son cerveau s’activèrent dans un grincement peu prometteur: que faire ? réfléchit-elle, hésitante, en jaugeant Chiara de loin. Certes, elle avait envie de rentrer chez elle, mais en même temps…Claire se frotta la nuque du plat de la main, déchirée entre sa couardise et sa taciturnité (deux qualités glorieuses). Mais en même temps, elle avait compris de la manière dure (soit, ses spirales odieuses de pensées qui l’étaient tout autant) qu’il était préférable qu’elle garde ses distance de sa camarade.
Elle devrait attendre que Chiara quitte le lieu pour y aller. Mais, elle ne pouvait pas rester plantée là, au milieu de nulle part. Elle n’allait quand même pas se cacher, Claire mâchonna sa lèvre inférieure, si partagée qu’elle n’en savait plus où se mettre. 
Elle pouvait s’approcher sans pour autant engager la conversation. Ça ne faisait pas d’elle quelqu’un de bizarre (pas vrai ? s’efforça-t-elle de se rassurer pour se décoincer les jambes, qui ne voulaient pas bouger). Elle n’aurait pas l’air bizarre, mais juste désagréable. De toute façon elle perdait déjà, en outre de l’entièreté de ses moyens, une partie de ses capacités mentales dès que Chiara avait le malheur de lui adresser la parole. Elle se retrouvait alors figée en face d’elle, bouche bée comme un poisson hors de l’eau. Elle l’ouvrait, la refermait, sa bouche, et munie alors des mêmes capacités oratoires que l’animal tout ce qu’elle pouvait faire était, lorsqu’elle avait de la chance, des onomatopées triées sur le volet telles que ah, euh, uh, oh.
Pour Chiara, c’était sûr qu’elle était bizarre. De fait, le qualificatif de désagréable serait une amélioration: au moins cela lui supposerait-il un minimum d’intelligence.
La cause de son désarroi, chaque fois, c’était les yeux de Chiara. Vraiment, c’était plus fort qu’elle: dès qu’elle ne faisait même que les entrecroiser, c’était comme si, par leur biais, le ciel se transfusait dans l’intimité de son âme par les orbites creux de son crâne et la remplissait de la tête aux pieds. C’était un raz-de-marée de bleu, jusque dans les moindres fibres de son être. Un bleu qui restait.
En vérité, Chiara aussi était (pour ne pas dire bizarre) déconcertante. Elle ne la comprenait pas, et elle n’aimait pas ça.
Les nuages qui s’accumulaient au-dessus d’elle finirent de la convaincre. Claire détestait la pluie encore plus que les interactions sociales. Ses cheveux rebiquaient, elle finissait sale et trempée avec une machine sur les bras car ses vêtements devaient être lavés, et la sensation d’avoir été mastiquée, puis recrachée par le monde, ce qui avait toujours le don de la faire se sentir comme une moins que rien. Enfin, c’était beaucoup d’énergie pour quelque chose d’évitable. L’énergie était précieuse, lorsque ce qui la retenait en un corps était percé comme dans son cas. Aussi, décida-t-elle qu’elle n’en avait pas non plus pour Chiara. Elle l’ignorerait et filerait, son vélo sous le bras.
Claire reprit sa route une fois décidée, le pas toutefois alourdi d’appréhension. Elle combla la distance et s’accroupit aussitôt devant son antivol, ses clefs serrées dans sa paume. La jeune fille se cacha derrière son vélo comme elle pouvait: mal, certes, mais le cœur y était.
Chiara n’avait pas fait attention à elle. Elle lui tournait le dos, occupée à ses propres affaires.
Tant mieux. Première étape, s’approcher sans être vue: succès.
La brune s’autorisa une expiration silencieuse. La tension qui raidissait ses épaules se relâcha, et ces dernières s’affaissèrent. Claire finit de la chasser en les roulant un peu.
Deuxième étape: fuite. Claire déverrouilla son antivol dans un geste rendu maladroit par son inexpérience. Ses clefs cliquetèrent. Elle se crispa. Dans un juron de frustration réprimée par le barrage de ses lèvres pincées, Claire enroula son antivol autour de sa main et le fourra dans son sac. Ce n’était pas elle cependant qui faisait le plus de bruit. C’était Chiara, qui n’avait de cesse de marmonner de là où elle était. À force sa camarade s’en intrigua, et succombant à la tentation, s’inclina pour voir de quoi il en retournait au travers des rayons de sa roue.
Ah, songea-t-elle de nouveau, ses semelles crissant contre le gravier alors qu’elle écartait les pieds pour mieux répartir son poids et soulager ses mollets. Chiara avait une roue crevée. Elle n’était pas experte, mais d’après son pronostic professionnel, ce n'était vraiment pas de chance.
Chiara se retourna. Claire se glaça. Le geste de sa camarade fût si brusque que la lycéenne sursauta et glissa en tentant de bondir sur ses pieds; elle bascula sur les fesses, tout cela dans une exclamation apeurée qui vrilla dans les aigües.
<<Ah ! Bordel de..?! Jura-t-elle par réflexe. Qu’est-ce que tu veux ?!>>
Avec l’adrénaline, sa voix avait été plus sèche que ce qu’elle avait voulu. Elle se crispa en s’entendant, avant de se mordre la langue, dépitée par elle-même. Aussitôt, une culpabilité lancinante lui remua les entrailles. Glorieux. Son visage se décomposa. Pourquoi était-elle comme ça ? s’affligea-t-elle, les yeux encore rivés dans ceux de son interlocutrice. Cette dernière larmoyait. Claire tiqua pour la deuxième fois.
<<Oh, blêmit-elle. Oh. Non, non—non, attends, s’affola-t-elle, je suis désolée ! Je ne voulais pas du tout le dire comme ça, c’est juste que tu m’as fait peur, enfin—non, ce n’est pas ta faute ! Ce que je voulais dire, c’est que, enfin, j’ai surréagi et j’ai—je ne suis pas une mauvaise personne, s’il te plaît, ne pleure pas ! Je…
— Je ne pleure pas. La coupa son interlocutrice, quoique ses yeux brillaient derrière ses mèches inégales.
— Tu es sûre ? Car tu es vraiment rouge…On dirait que tu es en pleine crise d’allergie.
Chiara s’offusqua dans un gasp sonore:
— C’est comme ça que tu réconfortes les gens ?!
Claire croisa ses bras contre sa poitrine comme pour se protéger de ses accusations:
— J’essaie, ok ?! Je fais de mon mieux ! Si tu es triste, juste arrête ! C’est pas compliqué !
— C’était…Terrible. J’ai vraiment envie de pleurer, maintenant. À cause de toi.
— Oy ?! Feula sa camarade. Arrête de jouer avec mes nerfs, Chiara ! Qu’est-ce que tu me veux ?
— Eh bien…Ramène moi ?
— Pardon ?
— Ramène moi.
— Il est passé où, le point d’interrogation ?
— Tu me dois bien ça, après m’avoir autant déprimée !
— Quoi ?
— Je rigolais>>, susurra-t-elle au plus grand désarroi de son interlocutrice, qui elle, ne rigolait pas.
Chiara redressa pour se pencher vers son interlocutrice par-dessus le vélo derrière lequel elle se terrait. Elle esquissa un sourire espiègle tranquille, les iris remplis de malice, lorsqu’une seconde plus tôt elle avait l’air sur le point de pleurer, Claire aurait pu le jurer. Elle avait repris contenance avec une rapidité surnaturelle qui laissa la brune estomaquée. 
Le temps de ramener ses mains dans son dos comme elle l’avait déjà vue faire, et elle était une autre personne.
Un moment de silence s’écoula entre elles, lors duquel les deux jeunes filles se toisèrent sans un mot, leur conversation continuée par le biais de leurs regards ou acculé, ou assuré. 
Claire tombait des nues. Chiara lui faisait presque peur. Si ça se trouve, elle est bipolaire, se disait-elle dans un frisson lorsque cette dernière pouffa.
<<Quoi ? se braqua la brune.
— Je ne peux pas te dire, tu vas te vexer, répondit Chiara, qui malgré ses dires expliqua quand même. Tu es l’image d’un chat sauvage quand tu es sur le qui-vive dans ton coin, comme ça ! T’as pas l’air commode, c’est sûr, mais ça me plaît beaucoup !
—…Quoi ?
— Bref, ramène moi. S’il te plaît ? Je te le revaudrai, promis !>>
La brune fronça les sourcils, rebutée au possible. Elle siffla entre ses dents : tsk ! faute d’une autre réponse toute prête.
Non. Je ne sais pas où tu habites, je ne sais pas pourquoi tu me parles, je ne sais rien de toi, sauf ton prénom depuis moins de douze heures, tu me fais peur et maintenant je te soupçonne d’être insupportable, projeta-t-elle de cingler, le temps de trois secondes.
Dans une autre dimension. 
Dans un autre univers, dans lequel elle ne se sentirait pas si minable d’avoir seulement envisagé une telle possibilité. La première seconde avait été pour que l’option finisse d’être évaluée; la deuxième pour qu’elle la réprime; la troisième pour qu’elle se réprimande de l’avoir laissée s’épanouir autant.
Elle aurait pu, certes, mais en vérité, Claire poussa un gros soupir appuyé pour simuler l’irritation, ce qui était sa façon de dire oui. Chiara était loufoque, mais cela n’empêchait pas que là, elle avait besoin d’aide. Alors, elle l’aiderait; pour cette fois. 
La brune enjamba son vélo et délogea son casque du guidon.
<<Tu as un casque ?>> Questionna-t-elle d’un ton bourru, gênée.
Le visage de son interlocutrice s'illumina. Elle hocha la tête. Un poids s’affaissa sur le porte-bagage peu après, dans un grincement ténu de protestation du véhicule. 
Claire tapota son guidon.
Courage, pépère. Ce n’était qu'une fois.
Comme pour faire écho aux encouragements, le vélo grinça une nouvelle fois lorsqu'elle posa le pied sur la pédale.

Chiara la fit s'arrêter devant ce même magasin qu'elle avait inspecté quelques jours plus tôt. Claire enclencha la béquille, avant d’étendre ses bras devant elle pour s’étirer péniblement. Ses doigts étaient gourds d’être restés contractés autour de son guidon, ses bras tiraient, et ses mollets…Dieu, les mollets. C’était le feu du Bengale.
Plus jamais, exhala Claire, le souffle court.
Elle n'avait pas l'habitude de transporter une passagère...Elle n’avait pas l’habitude de faire du vélo, point. Ce qu’elle payait cher. Le volley le matin, après des jours d’oubli volontaire et maintenant, cette épreuve, quoiqu’elle fut, lui faisaient prédire des courbatures terribles. Le vélo bougea avec Chiara lorsque cette dernière sauta sur ses pieds. Claire en assura l’équilibre tandis que sa camarade retirait son casque, qu’elle coinça sous son bras.
<<Je suis tellement désolée du dérangement...>>
La brune lui lança un regard. Les cheveux de Chiara se dressaient sur sa tête, gonflées d’électricité statique. Le reste de ses mèches les plus légères se balançaient sur son front alors qu’elle se dandinait, et transférait son poids un coup sur sa jambe gauche, puis l’autre sur sa jambe droite. Sa personnalité, de toute évidence, s’était faite plus réservée depuis qu’elle avait quitté son insolence papelarde du lycée. Avec son air penaud, elle était encore changée.
La brune, dubitative, se demanda combien de Chiara il y avait exactement, et laquelle était la vraie. Ses points de côté n’étant toutefois pas une condition optimale pour les questionnements sur l’identité profonde, elle se concentra plutôt dans la régulation de sa respiration.
<<C'était sur ma route, de toute façon, lança-t-elle (une fois celle-ci un brin rétablie) avec un haussement d’épaules d’une négligence étudiée. Enfin, plus ou moins.>>
Moins que plus, compléta-t-elle sans le dire. Un quart d’heure de plus, précisément. Elle n’aimait pas mentir, mais ce n’était pas un mensonge, comme elle avait précisé.
<<Quand même, marmonna son interlocutrice dans sa barbe. Je n’aime pas avoir des dettes. J’ai toujours peur de ne pas avoir le temps de les rembourser.>>
Claire allait pour lui répondre que la seule dette envers elle qu’elle avait était celle qu’elle venait de s’inventer, soit une dette qui n’existait pas, lorsque le visage de sa camarade s'éclaira (ce qui ne lui annonçait rien de bon). Chiara releva le menton, revigorée par l’idée qu’elle venait d’avoir au point qu’elle en claqua des mains.
<<Oh ! Je sais ! s’exclama-t-elle, rayonnante. Je sais, attends-moi !>>
Claire sursauta, surprise de son brusque regain d’énergie. C’était violent. Où trouvait-elle toutes ces ressources ? Dans la sienne, peut-être. Claire avait l’impression que son interlocutrice lui pompait sa force pour se l’approprier; ce qui était le cas, peut-être, car elle était toujours épuisée après une interaction avec elle. Elle soupira.
<<Sérieux…>>
Le temps qu’elle rassemble la foi de protester, Chiara s’était déjà précipitée vers le magasin. Lorsqu’elle avait une idée en tête, rien ne l’arrêtait, du moins il semblerait, comprit Claire (à ses dépens).
Elle se renfrogna (et jura mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus).
Elle aurait aimé rentrer chez elle…La route lui faisait de l’œil. Peut-être devrait-elle saisir l’occasion pour se faire la belle ? hasarda-t-elle mentalement; mais Chiara, qui arrivait tout juste aux portes, se tourna d’un coup sur leur pas pour la pointer du doigt.
<<Attends-moi, Claire !>> lui cria-t-elle d’un ton qui n’admettait aucune discussion.
Alors s’engagea-t-elle dans la supérette. Les portes se refermèrent sur elle. Claire s’était figée de tout son être, déchirée entre plusieurs réactions qui allaient d’être indignée et s’écrier que jamais de la vie jusqu’au mutisme, et c’est dans le mutisme qu’elle se plongea, trop longtemps pour réagir en temps et en heure.
Bon.
<<Ok…?>> Accepta enfin l’interpellée, quand bien même Chiara ne puisse plus l’entendre.
Claire fixa les portes de verre, immobile. Elle respira, pour la première fois depuis que son interlocutrice s’était immiscée dans ses pensées. Elle avait été si saisie qu’elle avait omis de le faire. C’était dire.
Puisque c’était demandé si gentiment, ironisa-t-elle pour elle-même, elle pouvait bien prendre sur elle un temps de plus; ce qui en vérité voulait dire que la blanche lui foutait trop les chocottes pour qu’elle lui désobéisse, au moins par mesure de précaution. Elle était désormais convaincue que Chiara avait en sa possession des pouvoirs psychiques, ou quelque capacité du même genre, car tout ce qu’elle voyait d’elle ne pouvait s’expliquer que par ça. Claire déclipsa son casque, et s’autorisa un geste timide pour se gratter le menton. Elle fit le pied de grue.
Après cinq minutes de plus passées d’attente sur le parking, la jeune fille se détourna du vélo pour regarder la route, faute de mieux.
Une voiture passa. Rouge, et compacte. La guitariste croisa le regard du reflet d’elle-même que lui décocha la vitre teintée. Elle fronça les sourcils et balaya ses mèches de cheveux, qu’elle tourna entre ses doigts pour tenter de les arranger. Elle avait une de ces têtes…Ses cernes faisaient peur. Même avec son casque, qui couvrait pourtant la majorité du désastre, ses cheveux étaient dans un désordre sans nom et rebiquaient contre sa mâchoire.
Elle avait honte d’être comme ça. L’humain avait reçu le cadeau de ne pas pouvoir voir son visage, faute de moyens extérieurs; Claire savait l’apprécier, mais regrettait que d’autres aient constamment sous les yeux ce qui lui faisait de plus en plus horreur. Il y avait des moments où elle voulait disparaître. La brune baissa la tête vers ses chaussures pour se soustraire aux regards. Elle avait l’impression de se faire dévisager de tous côtés. Elle se terra en elle-même.
Ce fut alors qu’un bruit retentissant dérangea la paix du magasin, un chamboulement, comme une pile de cartons qui s’écroulait sur elle-même. Chiara ! hurla quelqu’un, et de là où elle se tenait Claire vit la caissière de la supérette se dresser derrière sa caisse comme un dragon. Sa tignasse de cheveux sombre entourait un visage pâle qui n’était que plus blanc du contraste, et qui montrait une figure peu commode armée d’un pistolet de scannage des articles. L’écho arriva jusque sur le parking. Claire, dans une sueur froide, se crispa par réflexe. Elle espérait que sa camarade n’était pas en train de braquer ce magasin, car s’enfuir en vélo était un très mauvais plan. Elle ne se ferait pas complice de cela, se disait-elle, alors que les portes automatiques s’effaçaient pour laisser l’origine du vacarme passer en sens inverse. Toujours aussi empressée, Chiara trottinait vers elle, les bras chargés.
<<C’est pour toi ! S’extasia-t-elle lorsqu’elle arrive près d’elle. Tiens !>>
La brune n’osa pas prendre ce qu’elle lui tendait tout de suite. Elle coula d’abord une œillade nerveuse vers la supérette pour vérifier que personne n’arrivait en furie attraper son interlocutrice par le col; non, apparemment; puis se concentra sur cette dernière de nouveau, toujours pas rassurée. Est-ce qu’il n’y avait qu’elle qui ne trouvait pas ça normal ? transpira-t-elle, un rictus figé tordu sur les lèvres. Chiara était ravie.
<<Claire ! Nf, rigola-t-elle (enfin la brune pensa: le son était comme un ronronnement et tout aussi grave, mais plus court). Tu fais une de ces têtes ! Prends-les, je ne les ai pas volées, promis.>>
Sa camarade lui tendait un carton de limonades d’une couleur pâle. Un bruit de verre s’entrechoquant s’en échappa lorsqu’elle appuya son geste et lui pressa presque contre la poitrine. La lycéenne était radieuse. Elle semblait si fière de son idée et contente, et la situation dans son ensemble était si incongrue que Claire ne put retenir un rire jaune. Elle n’était plus qu’une boule de nerfs, elle les sentait tendus comme des cordes d’arc sous ses muscles et du vélo, et de cette situation. Un fou rire nerveux lui chatouillait les cordes vocales. Plus Chiara souriait large, et plus elle devait lutter pour le comprimer au fond d’elle.
<<Pourquoi…Demanda-t-elle, d’une voix serrée de cet exercice.
— C’est pour ma dette. Comme ça on est quittes.>>
Mais…Voulait continuer Claire, éberluée; elle s’épargna cette peine, puisque de toute évidence raisonner avec son interlocutrice était impossible. Tout cela lui était naturel, lorsque pour la brune c’était…Lunaire. Donc, Chiara essayait de l’acheter avec un carton de limonades.
Pas une. Pas deux.
Un carton. C’était tellement extrême que Claire en ricana encore; elle se détourna pour le cacher dans une toux sèche, le poing plaqué contre sa bouche. Elle ne comprenait pas ce qu’elle trouvait si drôle mais maintenant qu’elle avait ri une fois, elle ne pouvait plus arrêter.
Chiara la lorgna sans comprendre; elle devinait pour quelques raisons nébuleuses que Claire était en train de se retenir (mal) de se fendre la poire.
<<Est-ce que tu te moques de moi ? S’irrita-t-elle, sans agressivité.
— Quoi ? Claire secoua la tête, les yeux humides de s’efforcer de garder la face. Moi ?
— Oui, toi.
Chiara était plus gênée par le sourire de la brune que par ses pouffements. C’était la première fois qu’elle la voyait sourire, plus encore rire, d’habitude elle ne la voyait qu’avec une tête de déterrée en partie due aux entraînements, où elles se croisaient (parfois, lorsqu’elle venait) et en partie due aux cours. Son animosité tomba, remplacée par une expression tiraillée entre une moue vexée et un sourire, puisque l’humeur de la brune était communicative.
— Non, désolée, désolée, je ne me moque pas, je suis juste fatiguée ! Merci…Merci Chiara, la remercia la brune une fois son hilarité sous contrôle, quoique son timbre de voix oscille encore.
Claire se calma et lui adressa un sourire.
— Oh, s’étonna son interlocutrice.
— En plus, je ne t’ai ramenée qu’une fois…Je ne peux pas accepter tout ça. Est-ce que tu t’emballes toujours comme ça…?>>
Claire ne remarqua pas les pommettes de sa camarade fleurir de rose, incapable d’empêcher ses épaules de tressauter tandis qu’elle se battait pour ne pas pouffer. Comme un ballon qui se dégonfle, la brune souffla un pff coupé et hilare; lequel acheva d’embarrasser Chiara.
Cette dernière s’empourpra davantage et, atteinte dans sa fierté, fourra de force le carton dans les bras de Claire qui le réceptionna de son mieux dans une exclamation noyée dans le charivari des bouteilles en verre précipitées les unes contre les autres. Claire faillit tout échapper. Il s’en fallut de peu; et avec son vélo en équilibre entre ses jambes il s’en fallut également de peu qu’elle ne s’échappe pas elle, en plus du reste, et qu’elle termine dans un enchevêtrement de roues, de jambes et de verre par terre. La pseudo-catastrophe qui aurait pu se produire laissa la brune blême et sur ses gardes, les doigts rigides sous le carton.
<<Dans ce cas, ramène moi demain aussi ! Tempêta Chiara, qui se recula de quelques pas allongés après s’être déchargée aussi brusquement.
Elle s’enfuit sans lui laisser le temps de refuser. Claire s’écria, autant pour ces mots que pour sa prise de fuite brutale.
— Attends, quoi ?! Non !>>
Trop tard, cependant; les portes venaient de se refermer sur son interlocutrice, qui, si elle l’avait entendue, ne l’avait certainement pas laissé voir et faisait la sourde oreille. Claire demeura bêtement sur le parking, les bras ballants si ce n’avait été pour le carton de limonades tout juste acquis calé de façon inconfortable contre elle. Son poids tirait sur ses bras et raidissait ses doigts. Elle avait l’incompréhensible impression qu’elle venait de se faire avoir, et était sonnée de la rapidité avec laquelle les choses s’étaient enchaînées.
<<Mais, comment je vais ramener ça…?>> S’interrogea-t-elle dans un murmure.
Et puis, elle se rappela de la tête de Chiara, et de la moue piquée qu’elle avait eue. Elle était devenue rouge écarlate…L’image était imprimée sous ses paupières. 
Finalement, elle était bel et bien humaine.
<<Pff…>>
Claire réaffirma sa prise sur sa cargaison nouvelle et éclata de rire toute seule.

<<Tu fais quoi, aujourd’hui, Cassie de mon cœur ?>>
Cassiopée se prit la tête dans les mains. L’horloge affichait cinq heures vingt.
Il était à peine huit heures du matin.
<<Je vais rater mon bac par ta faute…>> Râla-t-elle.
Claire lui adressa un sourire enjôleur, le dos appuyé contre le dossier de sa chaise. Ses yeux sinople perçaient de derrière l’épaisseur des mèches qui tombaient sur son front, et l’observaient alors qu’elle attendait sa réponse. Elle comptait les dalles du plafond depuis déjà vingt minutes, ce qui s’avérait plus difficile que prévu car il y avait des recoins qu’elle ne pouvait pas voir de là où elle se tenait. Il y avait trop d’angles morts. À force de se tordre le cou pour essayer, ce dernier la tirait et lui faisait mal; elle avait été contrainte, donc, d’arrêter sa saine activité et de se retrancher vers son amie (au plus grand dam de cette dernière).
<<J’ai club de musique aujourd’hui, chuchota la brune sans se démonter des grommellements de celle-ci, en une invitation sous-entendue.
Cassiopée tira sur l’une de ses mèches de cheveux sans cesser d’écrire. Claire croisa son regard lorsque la jeune fille, toujours sans s’arrêter de prendre les définitions du tableau, lui lança une œillade pour la jauger. Son amie était multi-tâche. Elle avait compris l’invitation sous-entendue. La brune essaya un sourire pour la convaincre, faute de meilleur argument : la commissure de ses lèvres lui rentra dans les joues, et ses lèvres elles-mêmes plutôt que de s’arquer en une belle courbe s’aplatirent, puis se tordirent lorsqu’elle se concentra pour modeler ce rictus et lui donner un air d’arc-de-cercle qui n’était, en réalité, qu’une ligne...Tordue. Claire souriait.
— Je veux juste manger, on verra après, accepta enfin Cassiopée sans s’en donner l’air.
— Cheffe, oui cheffe.
— Non.>>
Claire corrigea sa posture dans un rire silencieux. Elle ne pouvait pas blâmer son interlocutrice d’être grincheuse lorsqu’elle était une telle fauteuse de troubles, mais elle ne pouvait pas se concentrer, malgré les efforts qu’elle faisait; qu’elle avait fait, pourtant, les premières minutes du cour. La brune prit un stylo, qu’elle décapuchonna du pouce. D’après l’exemple de Cassiopée, elle gribouilla sur sa feuille les notions de craie au tableau, et dessina pour s’occuper la tête des étoiles sur le haut de ses i. Ce manège ne lui réussit qu’une dizaine de minutes tout au plus, avant qu’elle ne se perde de nouveau dans ses pensées. La mine de son crayon s’immobilisa sur sa feuille, et Claire, contemplative, se pencha en arrière et d’une poussée, suréleva les pieds de sa chaise du sol pour se balancer. Une, deux, compta-t-elle, ses yeux attirés vers le haut. Faute de ciel, elle se concentra encore sur les dalles au-dessus d’elle. Il y avait de quoi devenir claustrophobe, lorsqu’on passait d’une infinité infinitésimale à une boîte telle que la salle de classe, toute grise et étriquée. Claire se sentait étouffer. Trois, quatre, continua-t-elle en inspirant pour refouler la sensation de ses poumons, qu’elle gonfla, gonfla, gonfla, jusqu’au point d’en flotter, un peu. Et puis elle compta cinq, six, et puis sept, et puis elle arriva au coin de la salle de classe qui lui était inaccessible. Claire se pencha davantage en arrière. L’extérieur vomissait des pans de bleu contre les vitres; seule la lumière passait au travers. La brune observa le spectacle, interdite, et puis
ses yeux tombèrent sur Chiara.
Claire expira.
Elle avait le corps en feu.
Elle était assise près des fenêtres, au fond de la salle, enfin elle, Chiara. Quelques rangées après la sienne, car Claire était assise au milieu exact de la salle. Chiara elle baillait aux corneilles loin, pourquoi si loin ?, son attention lancée par la fenêtre. La brune la dévisagea plusieurs secondes, comme tombée des nues. Elle avait oublié qu’elle était dans sa classe. Comment avait-elle pu oublier ? s’admonesta-t-elle, mais en fait, elle savait.
Claire avait une sorte de périmètre défini autour d’elle. Comme un anneau autour d’elle, quelque chose d’intangible, qui ne lui faisait apparaître comme réel que ce qui avait le hasard d’y être pris. 
Cassiopée, assise au pupitre voisin du sien, y figurait. 
En-dehors de l’anneau, le monde était brumeux; pas littéralement; c’était un brouillard de souvenir. En-dehors de l’anneau, les rues se ressemblaient toutes, les traits des visages se mélangeaient et transfiguraient, au point d’en devenir lisses et universels, les voix, les noms, les sons, tout perdait sa cohérence. Claire n’en avait conscience que, comme une sorte d’écho sous son crâne. Écho, lui parlait quelqu’un, écho, répondait-elle; et puis l’identité, une fois sortie des anneaux qui l’entouraient, perdait son sens. Elle s’évaporait; c’était une fumée invisible et inodore et indolore, qu’elle ne sentait pas. Comme un souvenir qui disparaît. Personne ne réalise qu’il n’est plus là (et c’était comme ça, elle, qu’elle voulait disparaître).
Claire, ne voyait pas plus loin que le bout de son anneau. C’était de la faute de la paroi; de la membrane. Elle ne pouvait se lier qu’avec ce qui venait assez près d’elle pour que cette première semble ne plus être (parfois elle avait peur qu’un jour, les autres n’en soient affectés, aussi).
Chiara était assise là, donc, aussi passionnée par le cours qu’elle ne l’était elle-même; en revanche, elle était intriguée par Chiara. La jeune fille l’épia sans y penser, en équilibre sur sa chaise, balancée, toujours. Chiara était concentrée sur quelque chose dehors. Sa camarade contempla son profil, le retraça, avec beaucoup de minutie. Sa peau était baignée par le soleil; sa pâleur l’attirait, et son visage, sous ses rayons, en était lumineux. Claire admira encore, les mèches inégales contre ses sourcils, en notant que certainement elles étaient des restes de frange de naguère; elle nota, son expression songeuse et ses cils, qui papillonnaient du flux de ses pensées, qu’elle aurait bien aimé connaître; et puis, ses lèvres, et surtout, ses yeux; ses yeux; ses yeux. Deux portions du ciel s’y était transvasées en vases communicants.
Distraitement, la lycéenne pensa que Chiara était belle, c’était indubitable.
Et puis, son cœur manqua un battement. 
Elle venait de rencontrer les yeux de Chiara; de face. 
La jeune fille avait tourné la tête vers elle, dérangée par l’insistance de son regard, sans doute.
Cette dernière la fixait en retour, maintenant, intensément. Chiara lui adressa un grand sourire.
<<Ah.>>
Claire piqua un fard, prise, une énième fois en pleine observation. 
Elle manqua tomber de sa chaise lorsqu’elle essaya de rattraper le coup et de se détourner, car elle oublia que la chaise en question était en équilibre précaire; elle bascula en avant plutôt qu’elle ne se redressa, le dos raide; sa poitrine heurta son pupitre, qui avança de l’impact; tout cela dans un raclement catastrophé  et sonore des pieds de son siège contre le parquet. Elle s’empourpra davantage et jura entre ses dents, déconfite. Idiote. Elle se serait fustigée elle-même. Elle fixait sa feuille de cours sur son bureau, si fort qu’elle aurait pu y percer deux trous. Ses oreilles brûlaient. Elle se les frotta, comme si cela suffirait pour dissiper le sentiment de honte cuisante; ce qui ne fonctionna pas, bien entendu, et la laissa encore plus embarrassée.
Idiote, idiote, idiote ! La lycéenne attrapa son stylo, qu’elle fit tourner entre ses doigts. Elle essaya de se composer une posture détendue, et échoua, assez lamentablement. Son cœur tambourinait contre ses côtes, se répercutait jusque dans ses tempes. Elle voulait reprendre contenance, mais ses pensées étaient obnubilées par Chiara…Elle les empoigna pour les ramener vers elle, le concept fumeux entre ses doigts, les agrippa et avec violence les plaqua sur les lignes.
Dans le fond de la salle, elle jura entendre un rire étouffé.

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Syle
Posté le 13/11/2024
Bonsoir,

Je suis impressionnée par ta plume.
J'ai rarement vu un vocabulaire aussi imagé que développé, et ce n'est pas pour me déplaire. La description de la nuit et de la pluie, comme ses conséquences, a en particulier résonné en moi.

S'il m'est arrivé de lire des romances sur ce thème, c'était rarement des textes avec autant d'élégance. Par ailleurs, je trouve ta description de ce que j'imagine comme une dépression très à propos. Ce désintérêt pour l'existence en est presque pénible à lire, mais je suppose que Chiara va remédier en partie à cela ?

S'il faut tout de même faire une petite critique, je trouve certaines phrases un peu lourdes et cryptiques. (Mais c'est peut-être voulu pour souligner l'état mental de l'intéressé?) Et je ne suis pas certaine d'avoir compris le premier passage sur la supernova, mais peut-être celui-ci deviendra-t-il plus clair par la suite ?

Je lirai la suite un coin de ciel en tête.
Milo.rd
Posté le 13/11/2024
Bonsoir Syle,
ce commentaire m'a fait extrêmement chaud au coeur, merci d'avoir pris le temps de lire le premier chapitre (je suis d'autant plus touchée que je suis très admirative de votre propre histoire et notamment des descriptions). En effet, ce roman est très expérimental; l'idée de base était que le texte reflète l'esprit de Claire, en sorte de ''pathetic fallacy''...Matérielle, puisque représentée par les lignes (c'est un peu tordu ahah), et donc que les phrases les plus courtes et les petits paragraphes arrivent comme des bouffées d'oxygène et comme des ''pauses'' dans sa dépression (puisqu'il s'agit en effet d'une dépression, bien deviné).
Le tout donne un rendu encore très nébuleux, je le conçois, et je travaille encore le texte...
J'espère que la suite retiendra également votre intérêt (et qu'elle vous plaira, bien sûr).
Merci encore !
Anony
Posté le 07/11/2024
Je trouve l'histoire très douce avec une touche d'humour et du romantisme. Une histoire très agréable à lire, hâte de lire la suite pour savoir comment cela va se conclure
Milo.rd
Posté le 09/11/2024
Merci, c'est un beau compliment, et d'ailleurs ce vers quoi je voulais aller. J'espère que vous apprécierez aussi les autres chapitres et vous-aussi, bon courage pour l'écriture.
Caribou
Posté le 22/05/2024
Salut !
Le début du chapitre est super intrigant, j'ai hâte d'avoir la suite et d'en découvrir plus sur Claire et les autres personnages, et de pouvoir voir la relation entre Claire et Chiara évoluer.
Milo.rd
Posté le 09/11/2024
Bonjour, merci beaucoup.
Vous lisez