Chapitre 2: La périapside d'une journée. (réécrit)

Par Milo.rd

Chapitre 2: La périapside d'une journée.

ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

 


Dès les premières notes de la sonnerie, Claire repoussa sa chaise et dans un raclement sourd se leva d'un bond; elle participa ainsi au brouhaha général de fin de cours qui la rebutait pourtant d’habitude, et l’initia, même, car sur son signal tous les autres lycéens considérèrent l’heure comme terminée et se levèrent. Sans y prendre garde, la brune rangea ses affaires (d’un geste du bras comme un essuie-glace, elle emporta tout jusque dans son sac) avant de se planter en face du bureau de Cassiopée. Elle s’y téléporta quasiment. Un fracas de verre inquiétant s’éleva de son sac; en l’entendant, la brune prit sur elle pour ralentir, malgré son envie de, juste, détaler. L’adrénaline (ou la honte) lui piquait les jambes; elle ne voulait pas rester dans une salle une minute de plus. Mais Cassiopée, de toute évidence puisqu’elle écrivait encore, n’était pas prête. Faute de mieux, Claire se balança sur ses talons, les pouces coincés dans les lanières de son sac alors qu’elle l’attendait, torturée par son sens d’urgence.
<<Cassiopée, Cassio’, Cassie. Allons vite chercher ma guitare, on va être en retard.>>
L’intonation de sa voix, presque suppliante, attisa la curiosité de sa camarade. Cette dernière lui accorda un bref regard, un sourcil levé dans un air d’interrogation auquel Claire resta muette, malgré son agitation. Puisqu’elle refusait de développer, la malgache reporta son attention sur ses affaires. Son interlocutrice grogna.
<<Cassie ! Sérieux ?!
— Tu es bizarre. C’est la première fois que tu es aussi pressée de voir Félix…D’habitude, tu rechignes toujours. Et puis, raisonna la voix posée de son interlocutrice alors que celle-ci ouvrait sa trousse, tu es toujours en retard.
Cassiopée faisait mine de ne pas la voir se tortiller, et gardait les yeux rivés sur ses mains. En vérité, elle s’amusait du spectacle offert par sa vision périphérique. Elle le cachait mal. Une étincelle de malice allumait le fond de ses yeux.
La brune sua. C’était bien sa veine.
— Premièrement, non. Deuxièmement, juste accélère, s’il te plaît ?
— D’accord, d’accord. J'arrive, j'arrive, la modéra encore son amie, qui rangeait ses affaires avec une minutie toute particulière simplement pour le plaisir de la faire languir.
— Cassiopée !>>
Claire plaqua ses mains sur le bois du bureau, le front brûlant. Elle était si gênée de ce qu’il s’était passé avec l’énigmatique capitaine de volley qu’elle en était dans tous ses états; mais plus que tout, elle redoutait de se liquéfier sur place si jamais celle-ci venait lui demander des comptes. Elle ne pourrait rien dire. L’idée seule lui faisait perdre ses moyens, elle était une boule de nerfs. Elle ne voyait plus qu’une solution pour se sortir de cette situation: fuir. Alors, pour elle qui se retenait de toute son âme de ne pas jeter de coups d’œil en direction de Chiara et qui espérait, avec autant de ferveur, qu'elle pourrait lui échapper avant qu'elle ne quitte son pupitre, l'attente que lui imposait la malgache était un supplice.
Cassiopée l’avait évidemment deviné, elle qui lisait dans les gens comme elle siroterait une tasse de thé; Claire avait toujours été un livre ouvert, sans compter qu’elle rougissait comme un homard au court-bouillon. Sans en connaître les raisons, le pouvoir qu’elle avait sur le moment la divertissait grandement. Elle esquissa finalement un sourire fourbe et enfila son sac, avant de saisir sa veste pour la jeter sur son bras.
<<Bien, allons-y.>> 
Claire pensa défaillir de soulagement. Elle lui attrapa la main dans un regard accusateur de pas trop tôt qui ne fit que faire ricaner son amie, et l’entraîna avec elle sans un mot. 
La brune allongea sa démarche pour franchir la porte de la classe; et elle dérapa dans le couloir, car aussitôt durent-elles sorties qu’elle les lança dans un sprint.
<<Ah ?! S’exclama Cassiopée en lui emboîtant le pas sans trop de résistance. On s’enfuit ?!
— Garde ton souffle !>> lui asséna Claire, qui ne voulait pas lui dire combien elle avait vu juste sans le vouloir.
Cassiopée appliqua le conseil, surprise. Elles coururent dans les couloirs comme si elles étaient seules au monde, les autres s'écartant sur leur passage avec des injures ou des grognements auxquels elles étaient imperméables. Cassiopée resserra sa prise sur la main de son amie pour ne pas l’échapper. Claire referma ses doigts sur la sienne en retour. Cassiopée laissa passer encore deux couloirs avant de juger avoir assez galopé et de se manifester:
<<Assez couru ! Les aveux !
Elle avait le souffle court des quelques mètres parcourus. Claire n’était pas mieux. Elle lui jeta un regard incertain par-dessus son épaule, qui dériva pour se perdre au-dessus de sa tête, aussi loin qu’elle pouvait le porter derrière elles. Pour quelques raisons étranges, ses oreilles étaient écarlates et détonnaient dans ses cheveux. Personne ne les avait suivies.
— Ahahaa…Riota-t-elle jaune, tandis que ses yeux revenaient sur son interlocutrice. Euh, tu voulais manger, non ? Si on ne se dépêche pas, le temps que je récupère ma guitare, ce sera court pour le self…>>
Claire plissa les yeux, suspicieuse. C’était une première. Claire, courir ? Elle préférait ne pas manger plutôt que de se presser, elle le savait d’expérience. C'était définitivement très louche.
Elle allait insister, dire qu’on ne la leurrait pas comme ça; mais au vu de l’expression de son interlocutrice, elle se ravisa. Claire continuait de lancer des œillades furtives en direction de l’angle du couloir duquel elles venaient de débouler. Elle n’était pas sereine, mais pas anxieuse, non plus. Elle était plus gênée qu’autre chose. Alors, pour ne pas la mettre plus dans le bouillon, Cassiopée, dans sa grande bonté d’âme (s’encensa-t-elle en son for intérieur en ces termes), accepta de reporter son interrogatoire. Seul un bien sûr ironique lui échappa. Claire bouda, dans un mais si qui ne convainquit personne, même pas elle-même. 
Des coups de coude furent échangés lorsqu’elles reprirent leur chemin.
Cassiopée releva quand même que Claire était plus étrange que d’habitude, depuis quelques temps.


Cassiopée était assise sur le sol. Sur le sol, à même le sol, le sol froid, s’entend. 
Puisque tenue par trois énergumènes aussi chaotiques les uns que les autres, les chaises avaient été empilées, plutôt que rangées, dans un des coins de la pièce qui accueillait l’option musique.
Cette pièce, qui était déjà petite de base, voyait donc son espace réduit d’un quart par cette barricade de fortune affalée contre le mur (sans lequel tout se serait écroulé depuis belle lurette). Elles étaient utilisées, naguère (pour peu qu’une dizaine d’années se terrent entre le na, et le guère) par l’association théâtre avec laquelle la salle, et surtout l’estrade, était partagée; mais depuis sa dissolution, le club de musique avait la mainmise sur son utilisation, et depuis une dizaine d’années donc des affiches s’accumulaient sur les murs. C’était des groupes, des figures nébuleuses ou des chanteurs, en fonction de la mode de paradigmes révolus et de leurs occupants. Des couleurs encore vives ou bien ternes, déchirées, laquées, brillantes de vernis et crucifiées par les punaises au piloris de la postérité. C’était surtout des groupes de rock. De l’association de théâtre restait un carton de masques et d’accessoires recouverts par le temps, poussé dans un autre coin, avec quelques décors scéniques que personne n’avait eu le cœur, puis la foi, de jeter.
Un deuxième quart de la pièce était occupée par ladite estrade qui faisait la particularité de la salle, et qui en excitait (avait excité) la convoitise. C’était une sorte de scène toute de bois, montée sur un mètre, ou un peu moins (ils n’avaient mesuré qu’avec Claire, qui faisait un mètre soixante-six; la mesure était par conséquent toute relative). Elle était faites de lattes longes clouées les unes aux autres, et qui grinçaient sur les bords lorsqu’on s’y aventurait. Deux rideaux rubis l’encadraient, et chutaient des tringles fixées au plafond jusqu’au sol malgré les nœuds qui avaient été faits pour les raccourcir, et qui les étranglaient vers la moitié de leur longueur originale. L'installation avait dû être neuve, un jour. Il était difficile de se l'imaginer désormais, tant le velours était délavé par le soleil et chargé de poussière, et les lattes de la scène polies et déformées par les semelles des différentes générations d’aspirants artistes, qui l’avaient foulée en large comme en travers.
La luminosité de la pièce était assurée principalement par les fenêtres du mur intérieur, soit celui qui longeait la porte et donnait sur le couloir et le va-et-vient des autres. C’était une manière de vérifier ce qu’il se passait dedans, et les salles de cette aile étaient toutes disposées de la même manière. Aucun cours n’était donné ici, sinon celui d’Arts, et celui d’écriture créative. La raison qui en était donnée, était qu’il était important pour le développement des élèves qu’ils aient une aile réservée pour des activités; tout le monde savait, toutefois, que c’était car les pièces n’étaient pas assez insonorisées pour que des gens travaillent autour de l’association de musique. Des rideaux donnaient la possibilité de les obstruer, mais ils restaient la plupart du temps ouverts, sauf lors des heures d’affluence. C’était une volonté de Félix. De jour comme de nuit, les éclairages de la salle étaient enclenchés pour compléter, compte tenu que ce dernier insistait, de plus, pour fermer les rideaux des fenêtres du mur droit, celui extérieur. La lumière naturelle lui faisait mal aux yeux, disait-il.
Cassiopée inclina la tête. Ses cheveux en avalanche de jais cascadèrent sur ses épaules. Elle le rejeta en arrière sans considération, gênée par leur masse, puis continua de balayer les alentours du regard malgré le nombre de fois conséquent où elle s’était ténue au même endroit.
Félix avec lequel, Claire était en grande conversation. Sa guitare passée en bandoulière dans son dos avec négligence, elle avait le menton dans la main, les sourcils froncés comme si concentrée sur un problème qu’on venait de lui poser. Son adrénaline était retombée comme elle était montée, après son acmé: une chute soudaine et puis, plus rien. 
Ce pic d’énergie avait laissé Cassiopée songeuse. Il était rare voire, providentiel, que le caractère flegmatique de Claire connaisse de telles parenthèses. Enfin elle en avait, avant, se reprit-elle, mais elle allait en décroissant. Tout le monde changeait; elle-aussi, changeait. Elle ne s’en serait pas inquiété, si Claire n’était pas, souvent, plus maussade que fatiguée; mais ça passait toujours. Même si ça revenait. Ça passait.
Elle avait beau scruter la guitariste, elle ne pouvait pas déterminer ce qui l’avait fait réagir comme ça. Elle s’était vautrée, certes, elle l’avait bien entendu. Ce n’était que ça ? Elle aurait bien aimé que Claire lui dise d’elle-même, mais la brunette n’était pas du genre loquace.
Cassiopée attarda ses yeux sur la batterie, derrière laquelle était assis l’interlocuteur de son amie, puis sur le clavier, qui cachait, ou plutôt derrière lequel se cachait son deuxième interlocuteur, plus réservé. Son instrument était, lui-aussi, comme lui, recouverts d’autocollants comme une armure. Le pianiste appuya sur l’une des touches, qui s’éclaira d’un son mélodieux et d’une lueur rouge qui réchauffa son visage mangé de taches de rousseur par en-dessous. Le roux de ses boucles en pagaille s’en para de cuivre. Émile avait parlé.
Lui non plus, n’était pas très loquace, commenta pour elle-même la malgache perdue dans ses pensées, sous les yeux de laquelle se jouait maintenant (sans surprise) une scène de registre dramatique. 
Le rouquin de toute évidence avait voulu calmer ses camarades; en vain. Félix et Claire étaient partis dans une dispute, qui n’était que plus tonitruante qu’elle était silencieuse, et se fusillaient du regard. Cette dernière attrapa sa guitare, et ce sans rompre le duel avec le batteur, lequel faisait tourner une de ses baguettes entre ses doigts avec large sourire moqueur. Félix la provoquait, les yeux plissés sous les mèches bleues courtes qui les striaient.
Cassiopée n’avait pas suivi ce qu’il s’était passé, mais par la force de l’habitude, elle devinait qu’ils avaient encore dû trouver une opportunité de s’écharper. 
Cette vision lui arracha un sourire; certaines choses ne changeaient pas. Tant mieux. Elle n’aimait pas le changement; lorsqu’elle voyait la brunette comme ça, dans cet environnement, elle se disait que tout irait bien pour toujours.
<<Vampire !
— Sorcière.>>
La tension entre les deux musiciens s’électrisa dans une détonation (un coup de Félix sur sa grosse caisse). L’atmosphère de la salle en grésilla. Émile pinça les lèvres en une moue qui les lui rentra dans les gencives, et qui les tira en une ligne nette au point que pour office de bouche, il n’avait plus qu’un trait. Le reste de son expression était avalé par les ronds de ses lunettes orientées toujours vers ses touches. Il se tordait les mains, sans les interrompre. Son comportement nerveux attira l’attention de Cassiopée, qui bougea pour se replacer, ce qui attira l’attention d’Émile. Leurs regards se croisèrent.
Malgré le fait qu’ils se côtoient, par le biais de leurs amis communs, depuis un moment déjà, il n’avait toujours pas l’air serein près d’elle. La malgache examina le jeune homme, en prenant sur elle pour adoucir la portée scrutatrice de ses yeux. Il n’était jamais à l’aise. Comme pour faire écho aux remarques qu’elle se faisait, le pianiste repoussa ses lunettes sur son nez et se passionna pour l’examen d’une affiche sur le mur. Ses yeux noisettes avaient fui sous les reflets opaques de ses verres et s’y terraient. Cassiopée souffla par le nez et coinça l’une de ses propres mèches derrière son oreille pour révéler son visage, exact contraire du lycéen. Elle devait être trop intimidante; si elle était la Némésis de quelqu’un, ça devait être de lui, malgré elle. La jeune fille sonda encore la salle pour libérer sa victime de la pression de son attention fichée sur lui. Après réflexion, et plus pour s’occuper que pour son confort, elle se leva pour aller essayer de se dépêtrer une chaise de la bête matérielle assoupie dans son coin. Le temps qu’elle se débatte avec le fouillis innommable qu’était le soi-disant ‘’rangement’’ et qu’elle extirpe, après moultes efforts (et au prix de sa sueur) un tabouret (lorsqu’il n’était supposé y avoir que des chaises) en un seul morceau (car en effet, elle avait aperçu des morceaux de tabouret) le groupe avait commencé leur échauffement. 
Cassiopée s’en retourna victorieuse (et aussi perplexe de ce que contenait en vérité le tas de chaises). Alors qu’elle allait poser sa trouvaille et l’installer, un mouvement derrière les fenêtres du couloir l’arrêta. Elle releva la tête. Un éclat de blanc, encore, passa. La jeune fille se libéra les mains, et se leva sur la pointe des pieds pour lorgner ce qu’il se passait derrière la vitre. Sa curiosité s’était réveillée comme un gros chat, et s’étirait de tout son long lorsqu’elle trouva quelqu’un en train d’espionner l’intérieur de la salle par de brèves œillades qui se voulaient discrètes. Cassiopée se glissa près de la porte, et de sa nouvelle position elle vit une fille mi-accroupie sous les vitres, juste assez pour que le bout de sa tête dépasse sans la trahir. Le chat curiosité était alerte, les oreilles dressées; les oreilles dressées, Cassiopée actionna la poignée pour se pencher par l’ouverture.
<<Hé>>, lança-t-elle.
La lycéenne qu’elle avait remarqué se figea de tout son être. Un son serré s’échappa de sa gorge, une sorte de ah ! d’exclamation pris dans la panique, laquelle l’étouffa dans l’œuf. Elle piqua un fard et détourna le regard, comme si cela lui permettrait de ne pas être reconnue.
<<Oh, Chiara, reconnut quand même Cassiopée. Salut.>>
Elles étaient dans la même classe de tronc commun. Sa réaction lui tira un haussement de sourcils, suivi très vite d’un sourire entendu lorsqu’elle comprit par elle-même. Cassiopée referma un peu la porte derrière elle.
Il n’était pas rare que des filles viennent voir Félix. Il faisait tourner les têtes, avec son insolence, son sarcasme et son style orienté sur le gothique, mais surtout des plus jeunes qui pensaient encore qu’il était la définition d’un mec cool (on apprenait en grandissant). Il avait plus de succès qu'il ne l'aurait souhaité. Cassiopée était chargée de disperser les admiratrices les plus bruyantes, lesquelles déconcentraient Émile qui, lorsqu’il était regardé, se bloquait et ne jouait plus. Pourquoi elle ?, elle se demandait parfois; la réponse lui revenait alors, apportée par une vague de consternation.
Elle, car premièrement, Félix refusait d’interagir avec elles par "peur de leur donner de faux espoirs" (ce qu’elle savait, n’était qu’une fausse excuse pour parer au fait qu’il ne voulait pas interagir avec elles tout court, étant très sélectif sur ses fréquentations et même, snob). Deuxièmement, car rien que la perspective de contrarier quelqu’un faisait disparaître Émile sous ses cols roulés, et il se laissait marcher dessus presque avec soulagement si cela lui évitait de devoir hausser le ton (ce qui était l’exact contraire du résultat attendu en premier lieu). Enfin, car Claire n’avait aucun tact et, malgré sa bonne volonté, elle finissait régulièrement par être vexante ce qui, somme toute...Empirait les choses (le nombre de fois où elle avait dû tirer son amie de la menace d’un conseil de discipline pour un propos mal pris…).
Le pire étant son expression déboussolée après coup, lorsqu'elle ne comprenait pas ce qu’elle avait pu dire pour que ses interlocutrices prennent la mouche et partent comme des furies. Cela lui déclenchait, irrémédiablement, une crise existentielle qui la plongeait dans une remise en question mutique (par peur que son langage ne la trahisse encore); qui elle-même, en déclenchait une chez Émile, lequel prenait l’entièreté de la responsabilité de l’incident et se confondait en excuses, tout en essayant de rassurer Claire, qui restait mutique, ce qui empirait la crise d’Émile, laquelle en empirant, empirait celle de Claire, et inversement, et finalement les deux étaient happés par leur délire qui s’entre-entretenaient, tout cela sur fond sonore des rires de hyène de Félix, toujours hilare lorsque ça arrivait.
En conclusion, un bazar pas possible pour peanuts.
L’association de musique était une sacrée brochette de bras cassés.
Pour toutes ces raisons, c’était elle qui réglait ces ‘’soucis d’organisation’’.
<<Hi…Réciproqua d’un air forcé Chiara, le regard fuyant.
Cassiopée revint sur terre. Prise la main dans le sac, s’amusa-t-elle de la gêne de son interlocutrice. Son sourire s’agrandit.
— Alors, tu viens voir qui ?
Son interlocutrice releva la tête en un éclair, les yeux ronds comme des billes, ce qui lui confirma qu’elle avait touché juste. Pour autant, cette dernière nia aussitôt, et secoua la tête avec une telle vigueur que les mèches qui encadraient son visage en fouettèrent l’air.
— Non ! Non, non, tout faux, vraiment ! Riota-t-elle d’une voix qui tressautait de nervosité; voix qu’elle baissa d’ailleurs après un coup d’œil vers la porte, comme pour vérifier qu’elle ne s’était pas faite remarquer davantage. Tu te fais la mauvaise idée ! Je voulais juste, écouter, ce que vous faisiez.>>
Sa phrase avait été fractionnée par des inspirations brèves vers la fin, ce que Cassiopée soupçonnait n’avait été qu’une stratégie pour lui laisser le temps de trouver les constituants de son mensonge, car personne ne respirait comme ça. Pour cause, Chiara était pivoine, maintenant, et elle exhala un long souffle pour relâcher l’air accumulé dans ses poumons. La malgache décida toutefois de laisser couler.
— La musique, mm ? Tu veux rentrer, alors ? Proposa-t-elle.
— Non merci !>>
Cassiopée dévisagea Chiara, étonnée par l’empressement avec lequel elle avait refusé.
Cette dernière avait levé ses mains, qu’elle avait secouées pour appuyer son propos. Elle arrêta, rendue nerveuse par le regard inquisiteur de sa camarade.
<<je veux dire, que, euh, je préfère de loin rester ici. Je ne veux pas déranger.>>
La jeune fille s’était reprise entretemps. Elle était plus sûr d’elle-même, ou du moins le faisait croire, quoiqu’elle agisse toujours comme une sorte de voyeuse puisqu’accroupie par terre. Cassiopée resta interdite une seconde, contemplative. Elle inclina la tête, et croisa les bras sur sa poitrine. Elle n’était pas convaincue, disait sa moue; Chiara elle-même ne s’était pas convaincue, mais elle continuait d’y croire, un pseudo-sourire pincé sur les lèvres.
<<Hé oui>>, souffla la malgache, qui acquiesça derechef.
La lenteur de son geste trahissait qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait; elle faisait mine de croire son interlocutrice par pure bonté d’âme. Cette histoire avait encore l’air particulière, mais bon, elle-aussi ne voudrait pas l’avouer, si elle reluquait un garçon en douce de la sorte, relativisa-t-elle en son for intérieur. Au moins Chiara avait-elle la décence d’être gênée.
<<Comme tu veux, capitula-t-elle donc avec bienveillance, quoique toujours, un sourire en coin de connivence. Moi, j’y retourne. À plus tard.>>
Cassiopée la salua d’un geste de la main poli et s’en retourna dans la salle en fermant la porte sur ses talons. Une musique plus organisée que celle qu’elle avait laissée l’accueillit. Les autres s’y étaient mis vraiment, il semblerait. Lorsqu’ils arrêtaient de se chicaner, ils pouvaient faire ensemble des choses passables. La jeune fille marqua une pause le temps de reconnaître le morceau, puis s’en alla siéger sur son tabouret. Une fois assise, le dos droit, elle lança une œillade furtive vers les fenêtres de la salle.
Chiara avait disparu.
Elle voulait savoir, soupira-t-elle du bout des lèvres, et de frustration, elle rassembla ses cheveux pour les bannir sous le col de son pull dans son dos. Cassiopée n’aimait les messes-basses que lorsqu’elles lui étaient faites, et d’ailleurs elle était curé de cette paroisse.
C’était étrange, tout de même. C’était étrange, mais tout compte fait, elle n’était pas surprise.
Il y avait quelque chose dans l’air. 
Elle n’aimait pas la sensation que le temps était compté.

<<Attrape.>>
Assise dans l'herbe, Cassiopée réceptionna tant bien que mal la bouteille que Claire lui lança. Une grimace passa sur ses traits lorsqu’elle remarqua la multitude de petites bulles qui remontèrent vers le bouchon; elle se sentait menacée.
<<Combien de fois a été secoué ce truc ? S’alarma-t-elle.
Elle dévisagea la bouteille de limonade comme si cette dernière était une bombe au seuil de l’explosion; ce qui ne devait pas être loin de la réalité.
— ‘Chais pas.>>
Claire haussa les épaules, la tête dans son sac. Sa nonchalance ne rassura pas la malgache. Elle envisageait avec méfiance la bouteille enveloppée de ses deux mains. Son amie était chaotique…Elle lançait son sac partout, le délaissait, le laissait tomber et le ramassait, le laissait pendre d’une épaule ou d’une main…Elle aurait mis sa main au feu que la boisson avait fait très mauvais voyage. Mathématiquement, il y avait près de deux tiers de chance qu’elle lui érupte au visage le moment où elle l’ouvrira (l’enfer était pavé de bonnes intentions).
Le temps qu’elle fasse ses calculs, Claire s’était redressée sur ses deux jambes, les mains sur les hanches alors qu’elle se pliait pour s’étirer le dos. Quelque part dans son corps, des choses craquèrent. La jeune fille laissa sa tête dodeliner en arrière pour prendre une grande goulée de ciel. Septembre était bien entamé déjà qu’il ne montrait pas un nuage, sinon quelques fils épars. La membrane s’effaça. Les parallèles devaient se chevaucher, ici plus qu’ailleurs. Elle respirait. 
Claire baissa la tête vers Cassiopée. Elle la trouva en plein dilemme.
<<Cassie, sérieux ? Railla-t-elle.
— Je risque gros, d’accord ?
— Ok. Laisse-moi faire.>>
Claire d’un geste souple lui chipa la bouteille des mains et sans attendre son accord, en dévissa le bouchon juste au-dessus d’elle. Cassiopée roula sur le côté dans une exclamation; or, rien ne se passa, sinon un psch comme un sifflement d’air, et un heh sans équivoque de la brune, surtout au vu de son rictus en coin. Cette dernière s’inclina dans une sorte de révérence pour lui remettre la limonade entre les mains, une main sur le cœur.
<<Voilà, madame, s’amusa-t-elle d’une voix enjôleuse, c’est avec plaisir, toujours, que j’aidais, aide, et aiderai les demoiselles en détresse.
— Tu sais que tu es insupportable…?
— C’est une drôle de manière de me remercier.>>
Cassiopée se contenta de boire au goulot pour toute réponse; réponse, qu’elle appuya toutefois d’un roulement des yeux. Claire se laissa tomber dans l’herbe, et ramena ses jambes vers elle pour s’assoir en tailleur. Un silence tranquille les enveloppa.
Bientôt, il faudrait retourner s’enfermer dans une petite boîte de salle de classe. Mais pour le moment, le temps semblait s'être arrêté: les navires blancs au-dessus d’elles étaient statiques dans le ciel, et seul le frémissement d’une brise froide qui annonçait le futur faisait ployer l’herbe dans laquelle elles étaient ensemble, et rompait l’immobilité de leur environnement. C’était comme si quelque chose retenait son souffle.
Claire ne saurait dire quoi. Quelque chose, de beaucoup plus grand qu’elles. Un concept. 
Un concept de quelque chose comme l’univers.
<<Cette semaine est bizarre, non ?>> Interrogea Claire sans vraiment attendre de réponse.
Oui, acquiesça sans un mot Cassiopée, qui faisait tourner sa bouteille entre ses mains pour sentir la fraîcheur du verre contre ses paumes.
Elle l'est vraiment.

<<Tu ne viens pas aujourd'hui non plus ? S'étonna Cassiopée, sincèrement surprise. Je pensais que tu adorais le bus ?
Claire avait son étui de guitare dans son dos, et son sac de cours passé sur une épaule. Les jours d’association, elle était chargée comme une mule; le fait qu’elle ne rentre pas en bus n’en était que plus surprenant. 
Cette dernière se frotta la nuque, hésitante.
— Ah…Oui, mais…Je ne peux pas ce soir. Malencontreusement. Plus ou moins. Ah, marmonna-t-elle alors qu’elle rajustait les sangles de sa guitare sur ses épaules, plus pour s’occuper les mains que par nécessité. Je…Te raconterai plus tard.>>
La malgache observa un silence interdit. Quelque chose lui disait qu’elle ne verrait jamais la couleur de ce plus tard; elle n’insista pas, mais une moue de résignation aggrava ses traits.
Elle n’allait pas forcer son amie pour avoir des réponses; si cette dernière ne voulait pas parler, elle ne parlerait pas, et puis elle-même n’était pas du genre autoritaire. Cela ne l’empêchait pas d’être frustrée; car frustrée, elle l’était, pour la énième fois ce jour. Elle avait la désagréable impression d’être tenue hors d’un secret que tout le monde connaissait, sauf elle. Elle essayait de ne pas s’en persuader, car quand même, Claire ne l’aurait pas délaissée en-dehors d’une confidence qu’elle aurait jugée d’importance (elle l’espérait). N’est-ce pas ?, douta-t-elle, oui, bien sûr, se rabroua-t-elle cette faiblesse. Elles étaient amies. Elle réfléchissait trop.
Dans un soupir vaincu, Cassiopée éleva son poing. Lorsque sa curiosité n’était pas assouvie, c’était sa frustration qui la grignotait de l’intérieur. La frustration, la frustration, la frustration…Lui foutait les nerfs en boule (et elle détestait ça).
<<Boum>>, bruita la musicienne en tapant son poing contre le sien. 
L’un de ses rictus en coin s’était épanoui sur son visage. Sa camarade leva les yeux au ciel dans un air de fausse exaspération, et tourna les talons pour attraper le bus. Claire la suivit du regard sur quelques mètres. Lorsque la malgache arriva au bas de la butte du lycée, elle se détourna en enfonçant ses mains dans les poches de sa veste.
Les feuilles tombaient. Claire, la tête baissée, s’efforçait de louvoyer entre elles sans piétiner celles qui tapissaient le goudron. Certaines avaient pâti du passage de lycéens moins minutieux qu’elle. Elles se mêlaient les une aux autres en une gadoue de boue et pourpre.
Pourpre, jaune, orange.
C'était dommage que les feuilles mortes ne soient pas plus appréciées.
Son rictus était tombé comme une feuille. Elle était insondable, désormais, loin au-dessus d’elle-même. Elle arpentait le chemin en pilote automatique. Ses pas ébranlaient tout son corps. Ils se calèrent sur des secondes. Les secondes devenaient des minutes. Des fourmillements grouillaient sous sa peau. Un, deux…Sans y penser, Claire compta, sans savoir quoi, mais elle en avait une idée, une idée de concept. Trois, quatre secondes plus près de…
Elle releva la tête lorsqu’un mouvement rompit sa monotonie. Chiara, vit-elle.
Claire s’arrêta. Chiara l’attendait assise par terre près de son vélo. Elle venait de s’appuyer sur ses bras dans son dos pour se pencher en arrière. Elle regardait le ciel. Du ciel, allait-elle finir, d’abord. Cinq, six secondes plus près du ciel; et de tout ce qu’il rengorgeait. Chiara, avec ses yeux comme des miroirs, lui paraissait aussi inaccessible que lui. Elle était d’une telle pâleur que la brune avait l’impression que le monde essayait de l’avaler, et n’y réussissait qu’en partie, qu’assez pour la recouvrir d’un parallèle translucide et la séparer du reste.
Bleu, bleu, bleu, comme ce qu’il y avait de plus notable chez elle.
Si loin dans la distance, mais si près qu’en tendant la main on croirait la frôler du bout des doigts. 
Claire serra les siens dans ses poches. 
Les fourmis y étaient montées. Ils en étaient engourdis.
La brune reprit son chemin. Elle se posta près de Chiara, de l’autre côté du vélo. Elle attendit, et en constatant que sa camarade restait perdue dans ses pensées, à des années lumières de là, elle prit le parti d’attendre son retour sans le précipiter. Claire ramena son étui de guitare vers elle et après s’être assise en tailleur, le cala contre elle.
Le bitume graveleux lui mordit les cuisses malgré son pantalon. 
Elle se demandait depuis combien de temps sa camarade était arrivée, et continua de se le demander, car elle n’osa pas parler la première. La jeune fille zyeuta Chiara, avant de reporter son attention sur un arbre rouillant en retrait.
<<…
—…>>
La guitariste s’humecta les lèvres. Le silence entre elles perdurait; il était chargé de quelque chose qui la rendait agitée. Elle se râcla la gorge, réticente, et puis rassembla ses mots:
<<Un problème ?>>
Sa voix avait résonné bien trop fort; mais le silence, encore plus fort, l’absorba et s’en densifia, fondant sur elle comme un vautour pour en déchirer les derniers échos et les avaler.
La brune sua. Ok, ricana-t-elle nerveusement, mais sans un son: seules ses épaules tressautèrent, une unique fois, comme une convulsion (l’ultime de sa volonté de socialisation). Ok, d’accord. Une fois n’étant pas coutume, elle se scella mentalement la bouche. Plus jamais, résolut-elle.
Chiara gardait ses yeux dardés dans le ciel.
<<Tu as vu ? Le ciel est bleu aujourd’hui.>>
La guitariste garda son attention sur la lycéenne plutôt que vérifier ses dires. Comme tes yeux, allait-elle répondre; elle s’en empêcha, à bras le corps. Il fait beau, envisagea-t-elle ensuite, mais c’était tout aussi nul. Oui, prépara-t-elle, mais c’était monosyllabique, donc trop court, ça n’allait pas. Finalement, elle ne dit rien.
Chiara avait l’air maussade, remarqua-t-elle. Elle était plus terne que d’habitude.
La brune ramena son sac de cours entre ses jambes pour fouiller dedans. Elle en sortit une limonade qu’elle lui proposa, d’une inclination de la bouteille vers elle. 
Chiara ne la vit même pas, toute absorbée qu’elle était par ce qui n’était visible que pour elle, quelque part au-dessus d’elles.
Faute de réaction, Claire dans un soupir réprimé la posa près de sa camarade (avec l’impression de faire une offrande; de fait, elle observa un silence religieux).
Le verre tinta contre le goudron. Chiara tourna enfin la tête vers la brune; elle la regarda le temps de se remettre de son voyage cosmique, puis regarda la bouteille; elle; la bouteille; pour lâcher, pour tout remerciement, un uh ? interrogateur.
<<Qu’est-ce que tu fais ?>>
Qu’est-ce qu’elle faisait ? se répéta la guitariste, qui trouvait en effet la question pertinente. Une moue penaude tordit ses lèvres, qui s’affermit en une moue bourrue de circonstance. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, mais, gênée aussi bien par son élan de gentillesse que par l’attention soudaine de la lycéenne sur elle-seule, elle s’accrocha au bouclier de sa mauvaise humeur. Elle fronça les sourcils.
<<…Bah…Bafouilla-t-elle, grognon (en apparence). J’avais ça dans mon sac. Prends. C’est celles que tu m’as données. Va pas te faire des idées, hein, je les aime. Je te la donne parce que tu as une sale tête, alors…Attends, attends non, pas une sale tête ! se décomposa-t-elle, sa voix perdant son timbre grave pour grimper d’un octave. Pas dans le sens que tu es laide, car tu n’es pas laide, tu es même très belle ! Enfin; je voulais dire que…Que tu avais l’air…Patraque. Enfin pas patraque, patraque ! Juste…Triste ? Et puis pourquoi tu ne la prends pas juste ?!>>
La brune jeta les mains en l’air d’embarras, les oreilles pivoine. Elle se leva sans attendre son reste pour marquer la fin de cette pseudo-discussion, plutôt monologue dans lequel elle n’avait eu de cesse de s’enliser, jusqu’au cou; inconsciemment, elle s’était sentie obligée de se redresser pour s’en sortir. Or, elle avait oublié dans son empressement que son étui de guitare était calé contre elle; aussi, son mouvement maladroit le déséquilibra de sa stabilité précaire contre son épaule, et il bascula. La musicienne se précipita sur lui dans une exclamation catastrophée pour le rattraper; ce qu’elle fit; or, ce faisant elle s’empêtra dans les bretelles de son sac de cours qu’elle avait ramené près d’elle, et trébucha sur ses propres pieds; Claire enfin se rattrapa in extremis après quelques pas pour recouvrer son équilibre, pliée en deux et en quasi grand écart de toutes ces péripéties, écartelée entre sa guitare qu’elle assurait d’une main et l’autre, levée comme pour s’assurer elle-même.
Un ange passa.
Elle ne savait pas pourquoi elle essayait encore, se consterna Claire dans un souffle dépité sur les mèches de cheveux qui lui étaient revenues dans les yeux. Ces dernières se gonflèrent et se soulevèrent, et délogées du confort ses cils revinrent pendre le long de sa mâchoire.
La jeune fille passa une main sur son visage.
Elle n’était qu’une catastrophe ambulante.
Pour le bien de tout le monde, elle ferait mieux de s’enfermer dans sa chambre et de ne plus jamais en sortir. Claire remonta le col de sa veste jusque sur son nez, au maximum possible, pour s’y cacher de son mieux, écarlate de honte.
<<Allons-y>>, décréta-t-elle tout d’un coup, sa voix étouffée par ses vêtements.
Le regard fuyant, elle tendit une main pour relever son interlocutrice. Faute de réaction, elle zyeuta cette dernière; et se crispa.
Chiara la fixait. Son visage était rouge, et ses yeux brillaient. 
Que…C’était quoi cette tête ? paniqua Claire, glacée sur place. Elle était sur le point de pleurer; c’était ça, pas vrai ? Chiara allait pleurer ? Tétanisée, la brune fixait la lycéenne d’un air débile. Elle avait empiré les choses ? Ou alors, elle pleurait car elle, Claire, lui faisait pitié ? Elle ne le prenait pas pour une chouineuse, mais chaque fois qu’elles étaient ensemble elle avait les larmes aux yeux. C’était bien pour ça, qu’elle était aussi rouge ?! Elle devait s’excuser:
<<Tu vas pleurer ?! Hé, chouine pas !>>
Échec de la mission. Claire se braqua; ce n’était pas ce qu’elle avait voulu dire. Alors qu’elle était en train de se dire que toute perspective de relation avec Chiara était morte et enterrée, Chiara…
…Lui adressa un large sourire, qui lui mangea le visage.
<<Euh>>, croassa Claire, bouche bée.
Chiara avait une telle chaleur dans le fond des prunelles que son cœur s’en emballa; il battait la chamade dans sa poitrine, tandis qu’elle suffoquait de confusion. Son sourcil tiqua. Euh, étaya-t-elle encore, dans un souffle, tandis que sa camarade pouffait toute seule dans son poing.
<<Merci>>, la remercia Chiara, rayonnante, avec son grand sourire qui la retournait complètement.
La seule pensée cohérente de Claire était toujours un euh ? ébaubi qu’elle glissait sa main dans la sienne, et s’en aidait pour se relever. Cette première resserra sa prise sur elle par réflexe. 
La paume de Chiara était si froide qu’elle ne frissonna. Cela devait faire un moment qu’elle était dehors (voilà, elle avait sa réponse). Claire nota qu’elle ferait mieux de se dépêcher, la prochaine fois. Le contact lui fit l’effet d’un coup de jus, et elle lâcha sa main comme si cette dernière venait de la brûler.
<<Ah. Euh. Ehh…Pas de soucis>>, affirma-t-elle dans un rictus en coin incertain.
Claire leva encore son pouce pour appuyer ses propos faute de savoir quoi rajouter; elle se retourna ensuite. Toute son expression liquéfiée trahissait qu’elle était en train de hurler en son for intérieur. Elle enfila les hanses de son étui de guitare et cala son sac de cours dans son vieux panier pour se changer les idées et reprendre contenance. Lorsqu'elle se retourna de nouveau, sa passagère finissait de refermer son sac, et la limonade avait disparue.
Percevant certainement son regard dans sa nuque, Chiara reporta son attention sur elle. La guitariste baissa aussitôt la tête pour éviter le contact visuel et s’installa sur sa selle, pied au sol.
<<Grimpe…
Sa voix était passée dans son intonation par défaut: une indifférence un peu agacée sur les bords. Chiara gloussa.
— Oui>>, chantonna-t-elle gaiement, en opposition directe avec sa conductrice, que sa bonne humeur laissa agitée.
Claire ne comprenait décidément pas.
Son vélo grinça lorsque sa passagère s’installa sur le porte-bagages. 
Elle ne lui en tenait pas rigueur. Il était chargé, ce jour-là. Pauvre pépère.
Claire tapota le guidon de sa bécane gentiment. C’est avec soulagement qu’elle saisit l’opportunité de se concentrer sur lui, pour oublier la tempête humaine derrière elle.
Allons, mon vieux, l’encouragea-t-elle mentalement, elle-même exténuée.
Apparemment, il va falloir t'y faire.

<<...Chiara.
— Oui ?>>
Claire analysa son interlocutrice, hésitante. C'était un bon début. Et maintenant ?
Chiara était occupée à s’échauffer avec son ballon de volley. Elle le faisait rebondir au-dessus de sa tête, et l’envoyait, toujours plus haut et toujours plus fort au point qu’il frôlait même le plafond du gymnase, et ce avec une régularité qui témoignait que l’exercice n’était pour elle qu’un jeu d’enfant. Ses cheveux cette fois-là étaient coiffés en une tresse lâche, laquelle ondulait dans son dos comme dotée d’une volonté propre, lancée par l’élan que lui procurait ses mouvements. Son regard était concentré sur sa balle; il la suivait avec une minutie pouvant expliquer en partie pourquoi elle avait été choisie comme capitaine de l'équipe. Il montait, et redescendait, en mouvement de balancier vertical.
Chiara était, encore une fois, égarée dans son propre univers, déconnectée de l’extérieur. Encore une fois, pourtant, on ne voyait qu’elle. Lorsqu’elle était présente, les alentours étaient sombres et dénués de couleur, car toutes étaient redirigées vers elle. L’atmosphère était plus légère autour d’elle. Elle l’allégeait. C’était l’effet de sa présence.
Blanc, blanc, et puis bleu. La guitariste resta muette. Elle ne fit que la regarder, son propre ballon sous le bras.
Elle était tiraillée entre ce qu’elle était venue faire, et l’envie de renoncer sans plus tarder.
Elle voulait savoir quelle était sa relation avec Chiara. Elle voulait savoir pourquoi cette dernière agissait de façon aussi étrange près d’elle. Elle voulait savoir. Est-ce qu’elle pensait qu’elles étaient amies ? Claire se mâchonna la lèvre inférieure sans s’en rendre compte.
Un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale, la refroidissant davantage. C’était l’appréhension; ou sinon, c’était le froid. Les matins dans le gymnase étaient rudes, surtout lorsque le soleil tardait. Claire inspira pour se donner du courage. Il lui fallait être fixée, pas vrai ? Il valait mieux qu’elle ne se monte pas la tête toute seule. Claire se frotta la nuque du plat de la main (pour réchauffer ses ardeurs, bien éteintes). Enfin, elle se lança:
<<Tu fais quoi samedi ?>>
Les dernières syllabes de samedi finirent pressées les unes contre les autres en un marmonnement inarticulé duquel seules les voyelles détonnaient. La brune ferma les yeux pour ne pas crier, du moins, pour ne crier qu’en son for intérieur: même elle ne s’était pas comprise. Tout le courage qu’elle avait, après moultes efforts, rassemblé… Ne lui avait même suffi pour aligner trois mots. Merveilleux, cingla-t-elle, du ton de voix amer de quelqu’un qui ne trouvait pas ça merveilleux du tout. La jeune fille dût se forcer pour rouvrir les paupières et affronter son interlocutrice, ineffablement dépitée par elle-même. Elle allait pour répéter; non, (qui voulait-elle leurrer ?) pour s’excuser et s’enfuir, mais l’expression de son interlocutrice l’arrêta.
Plutôt qu’être cynique ou railleuse, comme ses pensées le lui avaient projeté sur la toile de ses paupières closes, Chiara n’affichait qu’un étonnement sincère. Cette dernière avait tourné la tête vers elle, comme pour tenter de déterminer si elle était sérieuse ou non, ses mains laissées en position de réception au niveau de ses épaules et ses yeux arrondis dardés dans les siens. Ces derniers y restèrent de solides secondes qui furent des minutes pour la guitariste, décontenancée et pétrifiée comme un animal dans les feux d’une voiture.
<<Quoi ? Questionna Chiara d’une voix vive.
— Euh, bah…>>
Chiara la fixait. Claire la fixa en retour. Son cerveau, qui s’était soudain mis en veille, lui interdisait l’accès à son vocabulaire; scénario qui, à son plus grand déplaisir, se répétait de plus en plus fréquemment, et plus spécifiquement dès qu’elle avait le malheur de se retrouver en compagnie de sa camarade. Sa bouche était sèche. Elle ne pouvait, et n’avait rien à dire, lorsque Chiara semblait suspendue à ses lèvres. Euh, répéta-t-elle, faute de mieux, et elle allait s’arrêter là lorsqu’heureusement pour elle (?) le  ballon de Chiara lui tomba sur la tête.
<<Ow !>> S’exclama-t-elle par réflexe, autant que pour faire amplifier la distraction salutaire qui l’avait tirée du mauvais pas qu’était l’inanité de sa réponse.
Claire suivit le ballon du regard en frottant la zone de l’impact, ses doigts emmêlés avec ses mèches de cheveux. Sa prise sur la sienne se desserra; son ballon lui échappa pour aller rejoindre celui de Chiara au sol, rebondissant quelques fois dans un bruit sourd piteux avant de, englué par la gravité, rouler les derniers centimètres qui l’amenèrent au statisme. 
Les deux finirent proches l’un de l’autre; un seul coup d’œil les englobait. La guitariste, distraitement, releva que celui de Chiara était beaucoup plus usé que le sien. À côté, il était comme neuf alors qu’elle l’avait eu seconde-main. Elle devait être passionnée, se dit-elle.
<<Oh…Ah ! Claire, ça va ?!>>
Le cri de Chiara la ramena sur Terre. La lycéenne se précipita aux côtés de sa victime, affolée.
<<Oui, confirma son interlocutrice, désarçonnée.
— Ce n’était pas fait exprès !
— Oui.
— J’avais oublié ma balle !
— Oui…
— Tu as mal ?!>>
Chiara avait le visage pivoine de gêne, et pour des raisons qui lui échappaient, s’inquiétait bien plus qu’il n’était de mise pour un incident aussi bénin que celui-ci (surtout dans un cours de volley, pensa-t-elle, gênée par sa gêne). Claire ne pouvait former d’autres réponses que celles monosyllabiques qu’elle enchaînait, trop confuse pour s’occuper de ça, et en plus tacher de comprendre pourquoi Chiara se dandinait et trépignait si proche d’elle; assimiler, déjà, qu’elle était si proche d’elle.  Son espace vital avait disparu, remplacé par elle. Chiara y piétinait, les mains levées vers elle comme pour la toucher, mais arrêtées en plein-air; ces dernières s’agitaient pendant que son interlocutrice s’embarrassait. Sa tresse dans son dos suivait un rythme désorganisé et soutenu. La brune regarda sa camarade se cacher derrière les mèches qui lui tombaient sur l’arête du nez, coite. Chiara aussi, pouvait avoir ce genre d’expressions…
<<Chiara, je vais survivre, je t’assure. Je ne sens déjà plus rien. Pourquoi tu paniques ? Ce n’est pas comme si j’allais avoir un trauma crânien…>> Ironisa-t-elle, repliée dans son sarcasme pour reprendre contenance.
Claire leva ses pouces l’air de dire c’est ok (car c’était ok, vraiment). Ce qui n’était pas ok, c’était le cirque que faisait la jeune fille, et qui attirait l’attention sur elles; chose que Claire détestait, et son sourire pincé en témoignait. C’est ok, exprimait-il, pour la rassurer, mais aussi pour la supplier de ne pas en faire tout un camembert. Elle était quand même amusée par ses mimiques. Qu’elle se mette dans tous ses états pour quelque chose comme ça…C’était marrant, songea la musicienne. Son rictus s’en décrispa; un peu.
Chiara en face d’elle n’était pas convaincue. Elle fit la moue, et joua avec ses doigts, de la détermination dans le fond des yeux alors qu’elle réfléchissait.
Claire sua.
Oh, non; elle connaissait cette tête. Elle voulait se racheter; elle allait faire une absurdité. La brune n’eut pas le temps de protester (en prévention: Chiara, non, aurait-elle asséné) que ladite Chiara baissa la tête, rougit, puis clôt la distance entre elles d’un unique (c’était suffisant) pas vif comme un bond. Elle se pressa contre elle, ses mains sur ses épaules pour se soutenir alors qu’elle se penchait vers elle pour l’embrasser. Sur la joue. Chiara lui embrassa la joue.
<<Pas de dettes>>, déclara-t-elle lorsqu’elle recula.
La guitariste la dévisagea sans comprendre. Elle avait l’impression que sa joue collait. Ébaubie, elle y porta la main; sous ses doigts, elle sentit qu’en effet, elle avait une trace. Elle baissa les yeux vers les lèvres de Chiara; elle remarqua qu’elles étaient roses pales, scintillantes, recouvertes d’un vernis de gloss. Les siennes s’ouvrirent, puis se refermèrent. Elle déglutit.
Claire constata encore la teinte qu’avait prise le visage de son interlocutrice, embrasé, et d’autant plus appuyé que sa chevelure liliale l’encadrait. Rouge, pourpre, écarlate. Ses yeux évitaient les siens.
Ah, souffla Claire.
<<…Désolée pour la trace>>, s’excusa Chiara dans un souffle.
La liaison se fit (enfin). Claire s’empourpra jusqu’aux oreilles.
<<Ah…Ah ?!>>
La brune s’étrangla, interloquée. Son cœur se serra dans sa poitrine. D’un coup, elle sauta en arrière, et tituba.
Elle n’avait plus froid du tout.

<<Chiara ?! Pourquoi ?!
— Quoi…Je n’ai pas le droit ?
— Non ?!
— Oh…
— Pourquoi tu as l’air déçue ?!
— Non…Tu disais quoi, pour samedi ?
—…J’ai oublié.>>


<<Cassiopée, je n'ai pas été productive au volley, aujourd'hui.>>
Claire était assise sur son pupitre, avachie sur elle-même, les coudes sur les cuisses. Ses jambes se balançaient dans le vide; ses yeux étaient rivés sur ses chaussures, qui s’élevaient, et puis chutaient, entraînées hors de son champ de vision. Elle scrutait leur manège depuis plusieurs minutes déjà.
La sonnerie qui annonçait la fin de l’heure venait de retentir, mais déjà la majorité de la classe s’était dispersée comme une nuée d’hirondelles qui s’en seraient allées jouer des ailes pour la sortie, ou nicher en groupes autour de bureaux comme des corniches pour y piailler et pinailler.
Seules la malgache et elle restaient, somme toute, ‘’en place’’. C’était leur façon de se démarquer du chahut ambiant qui caractérisait chaque intercours de la journée.
Cassiopée délaissa son activité, qui était de gribouiller dans son agenda au stylo rouge ce que la brune croyait être le symbole des Red Hot Chili Peppers, pour lui accorder son attention.
<<Ça ne change pas. Si ?>> Déclara-t-elle, puis questionna-t-elle après coup.
Comme si le point d’interrogation atténuerait l’assertivité de sa phrase…Cela ne fonctionna pas, il se ficha comme une flèche dans la tête de la brune, laquelle tomba de côté, entraînée par l’élan. Claire la rattrapa, et la redressa entre ses épaules avec une moue boudeuse. En face de cette dernière, Cassiopée trouva en elle la bonté de se rectifier:
<<Tu as mal quelque part ? C’est pour ça ?
Son interlocutrice se vexa de sa faveur autant qu’elle s’en trouva gré. Un soupir aux sonorités défaitistes dégonfla ses poumons. Elle sembla se recroqueviller sur elle-même davantage.
— Non, ce n’est pas ça…>>
Claire balaya du bout des doigts les mèches qui lui étaient revenues dans les yeux; elle les emmêla entre eux lorsqu’elle y passa sa main et tirailla dessus. Elle avait des mots sur le bout de la langue, qu’elle ne pouvait pourtant saisir; lorsqu’elle essayait de les rouler pour en prendre possession, ils se désagrégeaient en salive. Dans un nouveau soupir, elle capitula et avala ses voyelles d’écume. Sa tignasse désorganisée échoua de nouveau entre ses cils. Elle laissa sa vision se faire obstruer, l’esprit trop préoccupé pour y prendre garde. Le bout de ses semelles monta. Il rechuta. Ça lui rappela la mer. Elle ne s’y attarda pas.
Son silence éveilla la curiosité de son amie. Cette dernière lova son menton dans le creux de sa paume, un éclat vif dans le fond des prunelles.
<<Qu’est-ce, alors ? Questionna-t-elle sans lâcher la brune du regard.
— On m’a embrassée.
Claire avait pour ainsi dire vomi l’information, qui arriva aux pieds de son interlocutrice dans sa forme la plus brute. La guitariste referma les lèvres. Sa main retourna se perdre dans ses cheveux, puis glissa dans sa nuque, qu’elle frottait lorsque la malgache cligna des yeux:
— Comment ?!>>
Son interlocutrice s’agita d’un rire nerveux, ses épaules secouées de soubresauts alors qu’elle fixait obstinément le sol. Elle s’empourpra graduellement, et s’il était possible pour Cassiopée de douter d’abord de ce qu’elle avait entendu, ce n’était plus le cas lorsqu’elle constata que son amie était devenue écarlate.
<<Oh. Mon. Dieu, articula Cassiopée. Attends, tu te moques de moi ?! Tu comptes développer, j’espère ! On t’a quoi ?! Claire !>>
Elle détacha chaque syllabe pour se laisser le temps de comprendre, vraiment, la nouvelle; elle en tomba des nues, littérairement, car littéralement elle se leva dans un fracas de son impulsivité renforcée du volume sonore de sa voix. Claire sursauta par réflexe, ce même volume sonore cause qu’elle se liquéfia sur son pupitre. Elle se hâta de se cacher le visage dans ses mains, l’air de rien pour garder la face, malgré la teinte saugrenue de ses oreilles.
Lorsqu’elle rougissait, Claire gagnait en couleur d’abord sur le front, puis au niveau des oreilles, et enfin, ses pommettes étaient atteintes. Sa gêne démultipliée par la réaction de son amie la mettait au supplice; elle était incandescente.
<<Parle moins fort ! Siffla-t-elle, enterrée dans ses paumes, qu’elle n’abaissa qu’assez pour être intelligible. Je raconte n'importe quoi. Je me donne trop d'importance ! C’était sans importance; certainement n’y pense-t-elle déjà même plus. Ce n’était même pas sur les lèvres ! Et…
— Détails ! La coupa son amie, d’un ton certes plus bas mais qui lui donna une figure de conspiratrice. Il y a eu kissou, oui ou non ?
Elle se pencha vers elle, les mains agrippées au rebord de son pupitre. La brune se mâchonna les lèvres auxquelles elle était suspendue. La pression ne faisait que croître; elle regrettait d’avoir abordé le sujet. Elle avait voulu un avis extérieur, mais maintenant qu’elle l’avait…
Elle n’en voulait plus. Cassiopée lui confirmait que tout cela n’avait aucun sens, et l’embrouillait davantage plutôt que de l’éclairer. Mauvais plan, grimaça-t-elle.
— C’est que…Commença la brune, seulement pour se faire interrompre.
— Oui ou non ?
— Ah…Mais…
— Oui ou non ?
—…Oui.
— Oh. Mon. Dieu.>>
Claire se renfouit sous ses doigts pour se soustraire au regard mi-estomaqué, mi-ahuri de son amie, qui ne comprenait même pas comment de telles paroles pouvaient sortir de la bouche de Claire, pour commencer; alors, encore moins comment lesdites paroles mots pouvaient la concerner, elle. Claire s’y cacha si bien qu’elle ne vit pas Chiara lorsqu'elle les dépassa pour sortir, accompagnée d’une lycéenne aux boucles blondes cendrées l’entretenant avec force soupir d’un devoir quelconque. Attentive, mais que d’une oreille, Chiara capta de l’autre des bribes de la conversation qui fusait entre les deux jeunes filles statiques. Elle aperçut l’expression corporelle déconfite de la brune. Un rire se coinça en travers de sa gorge, et elle le retint avec sa respiration jusqu’au couloir pour enfin le laisser sortir, un sourire retenu sur les lèvres. Ce qui attira l’attention de son interlocutrice.
<<Tu n’écoutes pas>>, râla celle-ci en relevant le changement de figure de son amie.
Elle suivit son regard, indifférente. La blonde se rembrunit dans un claquement de langue critique lorsque ses yeux rencontrèrent Claire.
<<Vraiment ? Viens, tonna-t-elle alors sèchement.
Elle saisit la manche de son amie pour la tirer derrière elle, son pas impérieux alors qu’elles remontaient le couloir ne lui en laissant pas décider autrement.
— Taylor…>> Soupira Chiara, exaspérée.
Elle se laissa néanmoins faire. Ses tresses se balancèrent dans son dos, et disparurent après l’angle d’un virage.


<<Bye, Cassiopée.
— À toute, Claire.>>
Cassiopée prit cette fois un moment pour observer sa camarade. Claire marchait d'un pas régulier, son sac passé sur l'une de ses épaules et ses mains enfoncées dans les poches de sa veste laquelle, surdimensionnée sur elle, lui tombait sur le haut des cuisses. Les lanières de son cartable se balançaient dans son dos. Son allure était plus pressée que celle qu’elle avait d’habitude.
La lycéenne vit, de loin, son amie effectuer un mouvement sur le côté pour éviter une feuille, avant de reprendre sa marche comme si de rien n'était.
Cassiopée esquissa un sourire en voyant sa démarche. 
Elle se détourna après un dernier regard et pressa le pas pour attraper son bus. 
C'était le début d'octobre.

Le ciel s’amassait en une voile grisâtre rêche rendue tumultueuse par le vent qui la secouait comme en pleine mer. Lacérée de toute part, des nuages n’avaient de cesse de poindre des déchirures de son tissu et s’égouttaient en des volutes qui se faisaient souffler aussitôt. Si la mer voguait dans le ciel, le ciel voguait dans la terre et ses vagues en grandes gerbes de cumulus et de stratus s’effilaient et roulaient sur le fil de la ligne  d’horizon qui bouillonnait de leurs remous.
Chiara n’était pas au rendez-vous. Elle n’était pas là.
Empêtrés de mille mètres de profondeur la lumière du soleil n’atteignait pas la surface au travers de l’épaisse couche qui l’en séparait. Les alentours étaient inondés d’une ambiance blafarde et froide décroissant avec le jour. Ils devenaient de plus en plus sombres.
Claire attendait, assise en travers de la selle. Seul son vélo restait dans l’espace réservé aux deux roues. Enfin: son vélo, et elle. Son casque était passé autour de ses poignets, et tapait contre sa cuisse tandis qu’elle jouait distraitement avec l’accroche, qu’elle enclenchait, puis désenclenchait. Son activité ponctuait le silence qui s’était installé, qui l’avait accueillie plutôt, le silence qui l’hébergeait, de clics irréguliers et secs.
Chiara était en retard; ce qui était étrange, car elles avaient fini les cours en même temps. Cela la mettait dans l’embarras. En d’autres circonstances, elle serait déjà partie et ne se serait pas souciée d’elle, se disait-elle (en faisant mine d’y croire). Or, sa parole avait été…Arrachée (plutôt que donnée; elle n’en était pas moins engagée…). Chiara lui avait demandé de la ramener, elle la ramènerait. Elle ne pouvait pas s’en aller sans elle…Comment ferait sa camarade, sinon ? souffleta la brune, car son soupir se mêla avec son expiration. Clic. Elle ne pouvait pas la laisser désemparée. Clic. Même si elle l’avait voulu, elle avait trop de fierté pour s’autoriser la bassesse que serait laisser Chiara en plan. En outre: pourquoi venir en vélo, si ce n’était pour elle ? Clic. Elle ne le faisait certainement pas pour elle-même; sans mentir, elle ne pouvait se dire attachée aux courbatures et au mal de dos que lui donnait ce moyen de locomotion. Ses cuisses et ses mollets avaient formé contre une coalition. Ils étaient douloureux. Après tout elle ne se considérait pas comme sportive, même pour deux sous. Elle aurait donné deux sous pour rentrer en bus; pourtant, la carte de bus coûtait deux sous et elle ne l’avait toujours pas rechargée. Clic. Clic. Elle savait que sinon, sa parole n’aurait pas été gardée. Déjà qu’elle ne sortait que des écholalies lexicales, si en plus, elles ne pouvaient être crues…Faute de connaître la rhétorique, il lui était nécessaire de se savoir digne de confiance. Elle tenait ses promesses; elle en avait envie, en tout cas. Elle essayait. Parfois elle ne réussissait pas. C’était le problème des mots; leur inconsistance.
Clic. Tout ça, si Chiara n’était pas là, c’était inutile.
Un ange passa. Ses paupières battirent sur son sillage. Les pensées suspendues, Claire se rassura néanmoins que, dans une optique de changement de plan
Chiara l’aurait au moins prévenue. Elles avaient du respect l’une pour l’autre. Elle ne lui aurait pas posé un lapin pour le plaisir. Elle l’aurait au moins prévenue.
Clic. Clic.
Clic.
<<Aïe.>>
Claire laissa échapper son casque, qui finit contre sa cuisse. La jeune fille regarda d'un air sceptique son pouce, duquel la peau était rougie au niveau de l’endroit qu’elle s’était pincée sans le vouloir.
Elle ferait mieux d’arrêter.
Elle réfléchissait trop, c'était mauvais. Elle ne pouvait pas se laisser vagabonder ainsi en public; si elle s’égarait, ce serait aux yeux de tous. Jamais rien de bon ne résultait de se perdre dans sa propre caboche. Les lieux d’intimité toute crânienne qui y étaient bâtis étaient censés être connus; lorsqu’ils ne l’étaient plus, c’était déjà trop tard. Passé un certain périmètre…
La lycéenne laissa son regard dériver tandis qu’elle s’ancrait dans le réel, et amarrait sa conscience plus solidement. Des arbres résistaient en face de l’espace réservé aux deux roues, spectateurs de son attente. Ils étaient statiques; bien sûr, qu’ils étaient statiques, mais ils lui rappelèrent un auditoire. Se demandaient-ils ce qu’il se passerait, ensuite ? Peut-être étaient-ils en train d’échanger entre eux par leurs racines: la fille-soleil viendra, non, elle ne viendra pas, peut-être, peut-être. C’était des arbres; sûrement s’en moquaient-ils royalement, et n’assistaient-ils au suspens de cette contingence de sa vie que parce qu’ils y étaient contraints. Un peu comme des oncles soûlards qui assisteraient, avant le repas de famille, au spectacle de kermesse du petit dernier. Ils chuchoteraient d’abord entre eux sans vergogne, mais plus tard, applaudiraient plus fort que tout le monde:
<<…Et tu as acheté ta voiture moitié prix ?
— C’était un occasion mais elle est comme neuve. Ma femme a dit que…Attends, qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je ne sais pas, juste applaudis et hoche la tête.>>
La jeune fille suça sa micro-plaie de dépit. Le dialogue qu’elle venait de se monter de toute pièce pour s’occuper n’avait, contre toute attente, pas fait passer le temps plus vite. Sa seule action avait été de la faire se sentir bête (plus bête encore que de coutume).
Elle n’avait même pas d’oncles, sinon un, qu’elle ne voyait jamais, alors elle n’en avait pour ainsi dire pas. Elle avait une mère, mais elle ne la voyait jamais, non plus. Alors elle n’avait pas de mère, réfléchissait Claire, aidées de calculs de prémisses douteux, mais elle secoua la tête. C’était bête. Sa mère travaillait, voilà. Elle-aussi travaillait; moins qu’elle. Son métier était dur.
Son fil d’Ariane lui avait échappé. Elle s’était attrapée en train de dériver, de nouveau. Elle l’utilisa pour renforcer les liens qui la maintenaient à quai. Et serra. Serra…
Faute de mieux, Claire entreprit de compter les feuilles qui se détachaient de ses personnifications d’écorce, soit des arbres, qu’elle s’était appropriés. La plupart étaient rouges, mais elle ignorait si la couleur aurait été aussi vive si le crépuscule derrière ne lui en aurait pas chamaillé la possession. Rouge, enfin rougeâtre, car elle lui laissa sans se battre. La surface des feuilles qui recouvraient le bitume adopta dès lors les caractéristiques de leur propriétaire, le crépuscule toujours, qui enflammaient le ciel derrière la mer de nuages. Troublée, la jeune fille compta.
Une, deux, trois…Sa barque, dans sa tête, se souleva. Elle ne se comprenait plus elle-même. Elle refourgua tout sur le dos de la fatigue. À cause de la fatigue elle était incohérente. À cause de la fatigue, elle s’avachit sur sa selle. À cause de sa fatigue, son sac pesait sur ses épaules.
Claire le laissa tomber au sol, et le regarda s’affaisser contre la roue du vélo. Ainsi plié en deux sur lui-même, son sac écorché par l’usure faisait pitié. Les fleurs bleues qui jadis étaient représentées sur la toile fanaient par endroits en champs entiers tant cette dernière était délavée et polie, et la fermeture bloquait toujours au niveau de la moitié de sa longueur sans que personne n’en comprenne la raison.
Malgré tout, il était fidèle au poste.
Quatre. Cinq.
Six.
Le froid sortait de terre. Le lampadaire du parking, une chose en fer forgé archaïque plus décorative qu’utile, s’alluma dans la pente. Sa lueur jaune comme un halo éclaire l’espace autour de son ampoule en un cercle rigoureux. Il faisait trop clair encore pour qu’on le discerne sans y prêter attention. Bientôt son heure viendrait.
Septième feuille tombée, aussi chaude qu’un rubis. Claire vit de loin la forme tourbillonner sur elle-même, entraînée par son propre poids. Elle rejoint les autres.
À dix, elle partirait. Claire se redressa et se pencha en arrière pour s’étirer le dos, qui la tiraillait jusque dans la nuque d’être plié en deux. Elle en profita pour tendre ses jambes, et les secoua histoire de les réveiller. Elle avait des fourmis dans les pieds. Son geste ne les chassa pas, au contraire. La jeune fille grogna. Lâchement, elle leva les yeux loin du sol. Elle était peut-être bête mais elle n’était pas dupe.
Quelque part en elle, une partie d’elle aurait bien aimé que Chiara vienne.
La brune ne regarda de nouveau les arbres qu’après une minute de latence lors de laquelle elle ne regarda rien, sinon le ciel, et les reflets huileux que la nuit y faisait luire. Ce n’est qu’à contrecœur qu’elle recommença à compter. Huit. Neuf. La distance se rapprochait d’elle, alors que son champ de vision restreignait. 
Des insectes baignaient dans le halo du lampadaire.
Un groupe passa de quelques lycéens passa dans la pente sans lui prêter attention. Ils n’avaient pas l’air pressés; des optionnaires d’une matière quelconque, sans doute. Ils étaient jeunes; ils étaient en seconde, peut-être. Claire remonta la fermeture de sa veste, qu’elle tira sur son nez. Le groupe vaqua le temps qu’elle le fasse. De nouveau, elle était seule. Un soupir lui échappa; elle le rattrapa toutefois, la chaleur de son souffle bloqué par le tissu qui recouvrait sa bouche renvoyée dans sa figure.
Une dixième feuille tomba. Dix, releva la brune.
Chiara ne viendrait pas.


...Onze…
À quinze, Claire empoigna le guidon de son vélo et logea son pied dans la pédale.

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Caribou
Posté le 22/05/2024
Coucou !
J'ai beaucoup apprécié pouvoir en découvrir davantage sur Cassiopée dans ce chapitre, on arrive très bien à comprendre sa personnalité, et à percevoir son côté maman poule.
Par ailleurs, j'ai super hâte de découvrir pourquoi Chiara n'est pas venue au final. Tu as très bien réussi à retranscrire les doutes que Claire ressentait.
J'attends la suite avec impatience !
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