Deux étoiles timides scintillaient au-dessus d’une clairière silencieuse. Quelques lucioles répondaient à l’éclat des astres sur un ruisseau bondissant qui se perdait dans une cavité sombre. Les feuilles chantaient doucement, se balançant comme l’herbe tendre qui formait une spirale à trois branches sur le sol. Sept chats, silhouettes éthérées et lumineuses, jouaient, chassaient, batifolaient à l’ombre des arbres. Un seul était immobile, roulé en boule sur les genoux d’Asha qui le caressait d’un geste empli de douceur.
Artis était assise à ses côtés contre le tronc d’un chêne trapu.
— C’est une mauvaise idée, lâcha-t-elle soudain de sa voix grave.
Un sourire vague flottait sur les lèvres d’Asha, ses prunelles s’abîmaient dans la contemplation du pelage étoilé du chat.
— C’est à moi seule d’en décider, murmura-t-elle.
— Tu as pris cette décision à la hâte, tu vas en payer salement les conséquences, c’est moi qui te l’dis.
— Non, souffla Asha.
Artis pivota sa tête vers elle, le regard sombre.
— Non, répéta la jeune fille. Ce n’est pas Artis qui parle, c’est cette part de moi-même qui doute.
Elle releva enfin la tête vers son amie.
— Tu n’es qu’un mirage, tu es morte.
L’imposante jeune femme émit un grognement.
— Je suis plus coriace que ça.
Une larme si fine qu’elle semblait irréelle s’écoula le long de la joue d’Asha.
— C’est ce que je pensais. C’est ce que je souhaiterais.
Elle saisit doucement le chat qui dormait entre ses jambes et le déposa au creux des racines du chêne. Elle se leva. Artis, les bras croisés, la fixait d’un œil lourd mais étrangement amusé.
— Il faut que je te dise au revoir, que j’accepte. Que j’aille de l’avant.
— Je m’inquiète pas toi. Tu vas déjà de l’avant. Enfin, tu nous fais une fuite en avant. Tu veux vraiment garder le bébé ? Tu sais, les Esprits… je ne pensent pas qu’ils te maudiront…
— Je… il…
Asha caressa le tronc de l’arbre d’où émanait une douce chaleur.
— Il me fait me sentir… moins seule…
— Et tu crois que c’est une bonne raison ?
— Je ne veux pas le tuer.
— C’est ton choix. Il faut juste que tu te poses les bonnes questions.
— Je l’ai déjà fait, ce choix.
— D’accord.
Asha eut une respiration difficile, braquant son regard balbutiant vers ses deux petites étoiles qui semblaient si fragiles face au vide béant qui les entourait.
— Les autres doivent être en train d’incinérer ton corps…
— Je suis sûre que ma graisse dégage une odeur fort alléchante.
Asha fronça le nez.
— Oh ça va, laisse le fantôme faire de l’humour, il lui reste que ça.
La jeune fille baissa la tête, grattant l’herbe de ses orteils. Un grognement grave la fit sursauter. À la place d’Artis se tenait désormais un ours. Mais loin d’être un gigantesque grizzly, c’était un ours noir plus menu. L’animal s’avança doucement vers Asha et la bouscula affectueusement. Elle se laissa tomber tandis que ce fantôme poilu l’entourait de ses pattes épaisses.
Elle enfouit sa tête dans le pelage cotonneux qui aspira ses larmes, bercée par la chaleur bienfaisante de ce nounours. Ses mains pâles agrippèrent la fourrure alors que des sanglots secouaient son corps.
— Je… suis désolée, tout est ma faute… articula-t-elle.
Un ronronnement profond lui répondit.
— S’il te plaît, ne pars pas… reste… reste encore un peu…
L’étreinte avala ses pleurs, les vagues chaudes du ronronnement l’emplirent de sérénité.
Malgré tout, Asha resta accrochée à cette ourse jusqu’à ce que son pelage ait pris la consistance de l’air et que sa silhouette se soit diluée dans l’ombre.
La jeune fille se redressa, tremblante.
Les feuilles des arbres semblèrent reprendre en chœur le ronronnement.
Asha ouvrit des yeux bouffis sur le paysage de l’aube. Elle s’était endormie sans s’en rendre compte. Nuit avançait au pas, suivant un chemin que la Sylvienne ne reconnut pas. Refoulant prestement sa panique, elle jeta un regard sur les dernières lueurs de la voûte céleste.
— Désolée, je nous ai fait dévier, s’excusa-t-elle. C’est par là.
La jument changea de direction sans renâcler, l’encolure basse. Asha se pencha sur elle pour la caresser. Elle s’en voulait de l’arracher à son cavalier tout juste retrouvé. Mais elle n’avait pas vraiment le choix.
Elles poursuivirent leur route sous un soleil lourd. Nuit fatiguait et Asha lui accorda quelques pauses, mais elle ne pouvait lui en permettre plus, elle ne devait pas épuiser ses provisions avant d’avoir trouvé un lieu où chasser.
Enfin, à l’aube du troisième jour de chevauchée, Asha vit miroiter les eaux du lac entre les silhouettes longilignes des arbres. Un sourire éclaira son visage fatigué. Elle allait s’installer provisoirement ici le temps de trouver un territoire pour donner naissance à son enfant.
Un frisson la parcourut à cette pensée, elle porta par réflexe sa main à son ventre plat. Un geste de la tête, elle chassa sa peur et descendit de selle.
Elle avait du travail.
*
Une princesse reposait entre des draps immaculés. Allongée sur le dos, ses longs cils abaissés effleuraient ses joues délicates. L’immobilité de son visage fin n’était troublé que par le léger mouvement de sa respiration apaisée. Cette beauté souveraine s’épanouissait silencieusement dans la soie d’une langueur qui appelait aux baisers.
Mais Lohan n’était pas le prince charmant.
Il fixait Adhara d’un air sévère, attendant, sur le qui-vive, qu’elle se réveille. Il savait qu’il devrait alors mener une lutte. Il se tenait donc dans la position d’un fauve à l’affût, projetant une ombre noire sur la figure divine de son amante.
Ce fut au terme d’une attente infinie qu’elle daigna enfin papillonner des yeux.
À ce geste plein de grâce succéda une grimace moins engageante. Adhara se redressa, les yeux plissés.
— Tu es dans ta chambre, l’informa Lohan.
— J’ai mal au crâne, fit-elle en se massant le front.
— Tu as sans doute été attaquée.
Les iris dorés de la princesse retrouvèrent soudain leur éclat vif, chassant la brume de l’inconscience.
— La Sylvienne, lâcha-t-elle en le dévisageant intensément.
Lohan fronça les sourcils, refoulant toute émotion.
— Quelle Sylvienne ?
— Celle que tu as tuée, elle est vivante.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je l’ai enterrée de mes mains.
Les yeux de sa supérieure se réduisirent à deux fentes.
— Tu as refusé de la tuer, elle et une autre de ces barbares.
— Écoute, Adhara, je crois que tu t’es prise un méchant coup de massue sur la tête. Je suis rentré pendant l’attaque et je t’ai trouvée sur le chemin de la Tour, inconsciente.
Elle ne répondit pas, ses prunelles le décortiquaient. Il détourna la tête pour fixer le mur.
— J’ai cru que tu étais morte, jeta-t-il d’une voix sèche. Tu m’as fait peur.
Le regard qui pesait sur lui parut s’adoucir. Légèrement.
— Alors pourquoi j’ai ce souvenir-là ? siffla-t-elle.
— Ça doit être à cause du coup que tu as reçu. La Sylvienne morte depuis trois semaines qui d’un coup revit, et moi qui refuse de la tuer ? Tu y crois réellement ?
Adhara secoua la tête, relâchant enfin l’emprise de son regard incandescent.
— Tu as sûrement raison. Mais je ne me rappelle plus de rien à part cette scène.
— Tu as peut-être fait un rêve.
Elle haussa les épaules.
— Peut-être.
Elle sursauta soudain, faisant volte-face vers son Ombre.
— Et l’attaque ?! On a réussi à les anéantir ?!
— Pas exactement. J’ai négocié la paix et ils sont repartis. J’ai établi une trêve d’un an.
Adhara soupira.
— Je ne te pensais plus stratège. On était en train de prendre l’avantage, il fallait continuer à se battre !
— D’une, je venais d’arriver et n’étais pas très au fait de la situation. De deux, quand je suis arrivé, les gardes de la Tour subissaient une charge frontale qui aurait sans doute abouti. Il y avait ton père, parmi les gardes.
L’Étoile de la rébellion émit un son qui ressemblait fort à un grognement.
— Soit. Je ne t’en veux pas. Je vais tirer partie de cette situation comme je peux.
— J’espère bien.
Elle tourna la tête, lui jetant un regard en biais.
— Où étais-tu, au fait, pendant tout ce temps ? Je te signale que je t’ai attendu pendant trois semaines.
Il soupira.
— Après avoir enterré la Sylvienne, j’ai été attaqué par des loups. J’ai réussi à les repousser mais Nuit s’est enfuie. Je l’ai cherchée pendant des jours.
— Et tu l’as retrouvée ?
— Non. Je suis rentré à pieds. Autant te dire que je suis épuisé.
— Je vois. C’est vraiment dommage, c’était une excellente monture.
— Je ne te le fais pas dire.
Alors qu’il portait son regard sur la lanterne qu’il avait allumée, il sentit les bras d’Adhara l’étreindre. Bientôt, ses lèvres pulpeuses se posèrent sur les siennes et sa langue vint les chatouiller. Il lui rendit son baiser.
Elle s’étira, rompant leur étreinte.
— J’aurais bien savouré plus amplement nos retrouvailles, mais j’ai une cité à gérer. Repose-toi si tu veux, moi j’y retourne.
— Bonne chance, lança-t-il en s’allongeant sur le lit.
Adhara se mordit les lèvres.
— J’allais te dire de ne pas salir mes draps avec tes vêtements crasseux, mais je vois que tu as déjà pris des habitudes de vagabonds.
— Pardon.
Elle soupira. Elle ressemblait à une poupée dans sa robe déchirée. Une poupée lugubre.
— Je reviens dès que je peux, lança-t-elle en disparaissant dans la pièce voisine d’où Lohan l’entendit appeler ses caméristes.
Il reporta son regard sur le toit du lit à baldaquin. Même s’il n’avait pas marché pendant des jours comme il le prétendait, il était réellement épuisé.
Ses pensées dérivèrent rapidement vers Asha, laissée seule dans la nature. Il ferma les yeux et s’intima de dormir.
*
Un cri. Un regard horrifié. Non, pire. Bien pire. Les mots manquent pour qualifier ce regard-là. Si empli de terreur qu’il donne le tournis.
Puis la fin. Du sang, beaucoup de sang. L’odeur de la mort.
Une lance. Le noir. Enfin.
Une mélasse putride l’emporta dans une vague. Un liquide épais au goût ferreux envahit sa bouche, il éructa. Soumis à la fureur d’un courant de haine, il sentit ses membres rongés, son corps dissout, sa tête explosée. Il se noya dans un cri inaudible, ses lèvres tentant d’aspirer l’air autant que la lumière.
Conan ouvrit les yeux, la respiration haletante. Il voulut se redresser mais une vive douleur dans son cou le rejeta sur sa couche. Il avait l’impression que sa gorge état enserrée d’un collier d’épines. Les yeux fous, il tenta de s’ancrer à la réalité et d’oublier cette marée abyssale.
Il se trouvait dans un grand hall sans fenêtre, allongé sur un matelas posé à même le sol. Des personnes portant des robes noires couraient en tous sens dans une agitation bourdonnante. Des corps gémissants jonchaient le sol dans un labyrinthe lugubre de lits improvisés.
Le jeune garçon mit un certain temps à reconnaître les infirmiers de la Cité des ombres et l’infirmerie elle-même transfigurée par l’afflux de blessés.
L’attaque.
Ce constat l’assomma de terribles souvenirs.
La porte. Les Sylviens. Asha.
Ses parents.
Les larmes jaillirent de ses yeux alors que son estomac se soulevait. Il eut l’impression que sa gorge se déchirait alors qu’il crachait sa bile sur le sol. Il s’effondra en tremblant. Il ne pouvait y croire. Quelques cris sporadiques émergèrent avec violence, accompagné d’une douleur cuisante dans le cou.
Il ne pouvait y croire.
Pourquoi était-il encore en vie ? Qui l’avait sauvé ? Qui pourrait souhaiter qu’il vive ?
Pourquoi devait-il encore souffrir ?
L’immondice de sa propre personne lui donna envie de détruire ce corps corrompu. Il enfonça ses ongles dans sa poitrine en étouffant un hurlement. Il voulait arracher ce cœur ignoble de sa cage thoracique pour mettre enfin un terme à cette existence pitoyable.
— T’as fini de geindre ?
Il sursauta, tourna la tête — non sans douleur — vers la couche voisine. C’était un vrai lit qui le dominait de sa blancheur. Une femme y était assise, couverte de bandages sur les bras et le visage. Une moitié de Marque était visible sur un front enrubanné. Conan reconnut Maxima, l’une des plus hauts gradés de la Faction Étoilée, la fameuse maîtresse du feu. Elle s’était visiblement brûlée avec ses propres flammes en tentant de protéger la cité.
Cité qu’il avait délibérément mise en danger.
— Oh, tu vas pas recommencer à pleurer, là ! Y a déjà assez de boucan comme ça.
Conan eut un hoquet.
— Putain mais je vais lui en mettre une.
La flamme d’une torche bondit vers lui pour éclater sous son nez, l’arrosant de sa chaleur. Il eut un mouvement de recul. Le cœur emballé, il fixa Maxima qui l’observait d’un œil ambré.
— Ça y est, t’es calmé ? Parfait.
Il voulut parler mais ne sut quoi dire. Soudain vidé de ses forces, il se laissa retomber sur le matelas, muet.
Une infirmière accourut.
— Maxima ! S’il vous plaît, n’usez pas de vos flammes ici, c’est dangereux et ça vous épuise.
— Oui, oui.
— Et vous, vous allez bien ?
Il ne répondit pas, fixant la voûte tristement rocheuse.
— Vous avez perdu beaucoup de sang, vous êtes passé près, très près de la mort…
— C’était le but, lâcha-t-il d’une voix atone.
— Pardon ?
— Laissez-moi mourir… s’il vous plaît… gémit-il.
— Voyons…
— Et il est reparti ! râla Maxima.
Conan se blottit sur sa couche et enfouit son visage dans ses bras. Il fallait qu’il meure. Il ne méritait pas de vivre une seconde de plus.
Pourtant, il ne bougea pas. Il resta là, roulé en boule, à fixer l’obscurité que ses cheveux projetaient sur sa vision. Le brouhaha de l’infirmerie surpeuplée caressaient ses oreilles. Les effluves de sang et d’alcool venait chatouiller ses narines. La douceur relative ses draps de lin épousait sa peau frémissante.
Il vivait.
*
Plusieurs jours s’égrenèrent dans l’effervescence de l’infirmerie, c’est à peine s’il changea de position. Au-dessus des exclamations empressées des soignants et des gémissements des blessés, la voix de Maxima paraissait être faite d’acier. Elle pestait beaucoup contre le guérisseur qui la forçait à rester alitée. Elle proposait son aide dès qu’elle le pouvait. Et puis, de temps en temps, elle lui glissait un mot, comme pour lui rappeler qu’il existait toujours.
— Pourquoi tu voulais mourir ? lâcha-t-elle, un jour.
Il se tendit.
— Mes parents… ils sont morts par ma faute…
— C’est tout ? Y a pas de quoi en faire un suicide.
Il lui jeta un regard lourd depuis l’ombre de ses mèches crasseuses.
— Qui es-tu pour en juger ?
— Ah, un peu de tonus, je préfère ça ! C’est qu’il faut t’asticoter pour que tu réagisses.
Il se renfrogna sans répondre, lui tournant le dos.
— Ça t’est passé ? demanda-t-elle encore d’un air nonchalant.
— De quoi ?
— L’envie de mourir.
Il se figea.
— Je ne sais pas, répondit-il après un temps.
— Ça, ça veut dire oui.
Il demeura immobile.
— Tu sais je pense que ce serait pas bien que tu meures.
Il se retourna vers elle, malgré lui. Elle tortillait une de ses mèches brunes, pensive.
— Tu devrais t’accorder une seconde chance.
Les larmes se glissèrent sur ses joues sans qu’il ne puisse les retenir.
— Mais… je n’en ai pas le droit…
— Pourquoi ça ?
— Mes parents…
— Ils t’aimaient ?
— Hein… heu… oui…
— Alors on peut raisonnablement penser qu’ils veulent que tu vives. Et puis sinon, tant pis ! Les parents, entre nous, faut pas les écouter. Moi par contre, tu peux m’écouter. Et je te dis que tu as le droit de vivre.
Conan sanglota et se cacha de nouveau le visage.
*
D’après l’infirmière, sa gorge était guérie, désormais. Il devait sortir du bâtiment pour laisser de la place aux autres blessés. Mais il ne se sentait pas la force de se lever. La soignante, affairée, lui demanda de ranger ses affaires et de partir. Il fixa sa silhouette noire qui enjambait énergiquement les corps gémissants, amorphe.
Maxima grogna dans la couche voisine, elle se réveillait de sa sieste.
— Bah, t’es toujours là ? Tu devais pas partir ?
Il détourna le regard. Elle fit la moue et se leva pour s’accroupir à côté de lui. Un de ses yeux était caché par un bandage, l’autre flamboyait entre or et pourpre.
— Je vais te proposer un truc.
Sa prunelle survivante était intense. Le feu qu’elle portait l’irradia.
— Tu vis pour moi, et moi je te donne la voie à suivre. On va venger nos morts, on va exterminer les Sylviens. Une fois que t’auras rempli ta part, si tu n’es toujours pas satisfait de la vie, je te tuerai de mes mains, et tu peux être sûr que cette fois ça ratera pas. Qu’est-ce que t’en dis, pleurnichard ?
La poitrine de Conan se soulevait à un rythme effréné, sa gorge le lançait. Mais une nouvelle énergie afflua en lui, portée par ces yeux incandescents. Il pensa à Aedan, aux akkashs, à la haine, chassant l’image d’Asha. Ses parents n’avaient pas eu tort, au final.
Il hocha la tête, ses larmes semblaient lui brûler la peau.
— C’est d’accord, fit-il d’une voix chevrotante.
*
Kurtis frissonna à la fraîcheur du soir qui fouettait sa peau nue. Il enfila prestement la robe ample de la tenue rituelle, composée de nombreuses couches de tissu. Il se sentait alourdi sous autant d’étoffes, il n’avait pas l’habitude. La majorité des danses sacrées s’effectuaient dans des tenues légères. Celle de l’adieu était faite de sorte à cacher chaque parcelle de peau.
— Tu as un cheveu qui dépasse.
Ealys rentra la mèche blonde de son frère sous son voile. Un sourire triste flottait sur ses lèvres fatiguées.
— Tiens, ton masque.
Elle l’aida à serrer la lanière autour de son crâne. Deux fentes étaient taillées à la hauteur des yeux, mais il ne voyait presque rien. Il se saisit des clochettes rituelles d’un geste hésitant, apercevant le visage de sa sœur qui disparait lui-aussi derrière un masque blanc et nu.
— Vous êtes prêts ? souffla Saoirse.
Ils hochèrent la tête bien que Kurtis ait envie de la secouer.
— En position, alors.
Sa voix était étouffée, lointaine. Le jeune garçon avait l’impression d’évoluer dans une autre dimension qui l’éloignait de son monde. Ce n’était pas plus mal.
Les Arsalaïs se regroupèrent autour du bûcher. Une foule de Hekaours silencieux les attendaient, leurs yeux bouffis fixés sur le sol. Vingt-sept corps reposaient sur un grand amoncellement de branches gravées. Chacun des cadavres était recroquevillé, couvert de talismans de pierre. Sur un geste de Saoirse, les Arsalaïs entamèrent leur lente danse, agitant leurs clochettes à l’unisson.
Les Hekaours disposèrent des objets ayant appartenus aux défunts. Il y en avait peu, pour cause, les familles étaient encore loin. La troupe endeuillée avait dû se résoudre à brûler les corps avant d’être rentrée car ils commençaient à pourrir. Les défunts disparaissaient donc loin de leur tribu, de leur terre, de leurs proches.
Kurtis ne put s’empêcher de pleurer en passant devant la dépouille d’Artis. Il tourna lentement sur lui-même, agitant les clochettes au bout de ses bras tendus. Cette danse ample était languissante. Les tintements s’espaçaient pour symboliser le rythme d’un cœur mourant. Le jeune garçon sanglota au mépris des traditions. C’était la première fois qu’il effectuait ce rituel, et il aurait aimé qu’il n’y ait pas de première fois.
Asha, dont le corps avait été détruit, était désormais coincée entre ciel et terre sans totem pour l’amener aux cieux. Artis, qu’il croyait invincible, était tombée. Et Sagal était mort pour le protéger.
Alors qu’il dansait, laissant ses larmes couler sous son masque, il vit Oèn s’approcher en titubant du bûcher, soutenu par Keira. Il déposa un couteau décoré à côté du cadavre de son père. Sa compagne dut le retenir car il manqua de s’effondrer. Il gémit et rejoignit les rangs.
Les clochettes semblèrent s’essouffler, Saoirse alluma le bûcher.
Artis fut consumée une deuxième fois, elle disparut dans les flammes qui exsudaient un requiem rugissant.
Kurtis vit son ombre incertaine être projetée, dense, sur le sol. Il aurait aimé s’y fondre et disparaître, se reposer, pleurer en paix.
Les Arsalaïs s’immobilisèrent, autour du bûcher. Le jeune garçon fixa la fumée qui s’extrayait du feu alors que ses bras se levaient lentement vers elle. Portait-elle les âmes des défunts ? Les menait-elle vers le ciel étoilé d’où ils rejoindraient la Source ?
Alors que le dernier tintement retentissait, Kurtis sentit émerger en lui une question bien plus lourde.
Pour quoi étaient-ils morts ?
*
Asha mâchonnait un morceau de viande séchée en fixant les flammes de son foyer quand elle sentit tout son corps être traversé d’un puissant frisson. Son ventre se mit soudain à bourdonner, pulsant jusque dans son âme. Ses lèvres tremblèrent.
Des échos lui parvinrent. La vision d’un immense bûcher, de silhouettes inhumaines qui dansaient autour, de dizaines de personnes sanglotantes. Elle sentait, elle voyait, elle entendait. À peine les émotions des membres de sa tribu l’eurent-elles effleurée que les larmes se glissèrent hors de ses cils.
Elle se leva, vacillante, et se mit à danser autour du feu. Elle sentit un courant l’emporter, elle perçut une possibilité. Elle se laissa porter dans sa danse et celles des flammes. Elle s’immergea dans la vision de la cérémonie.
Elle atteignit d’abord sa sœur qu’elle sentit se tendre.
Ce n’est que moi, lui souffla-t-elle sans être sûre d’être entendue.
Elle vit par les yeux de Keira la scène aussi nettement que si elle y était. La chaleur du bûcher était insoutenable.
Asha s’y fondit.
Secouée d’une énergie incandescente, elle cala sa danse sur le rythme effréné du feu rugissant. Elle caressa les flammes, les sculpta pour y prendre corps.
Les Sylviens présents virent une silhouette humaine se dessiner dans le bûcher. Les yeux écarquillés, ils l’observèrent se préciser pour revêtir la forme d’une de leurs enfants perdus.
— C’est moi, lança Asha.
Elle aperçut son père qui s’était approché, ses yeux transpercèrent la projection. Elle dut réunir tout son courage pour maintenir le Lien et dire ce qu’elle avait à dire.
— Assez de bataille, assez de morts. Il ne faut pas souhaiter la vengeance. Regardez vos proches brûler, je ne valais pas ça. Alors, s’il vous plaît, pour mon âme errante, ne relancez pas les hostilités. Je ne pourrai jamais gagner le ciel si quelqu’un meurt encore en mon nom.
— Asha… tu es là ?
— Je suis coincée sur cette terre, comme vous tous.
Ce n’était presque pas un mensonge.
De vieilles légendes racontaient que les esprits des enfants morts pouvaient prendre corps s’ils ne rejoignaient pas les étoiles. Elle espérait que l’on penserait ça d’elle.
— Je vous implore, faites naître la paix.
Elle reconnut parmi les Arsalaïs Ealys et Kurtis qui tendaient leurs sens aiguisés vers elle, terrifiés et fascinés. Elle ne pouvait pas rester, au risque d’être découverte.
Et de céder à la tentation de les rejoindre.
— Faites naître la paix.
Asha rompit le Lien et réintégra son corps essoufflé. Les larmes inondaient ses joues.
Elle se recroquevilla en sanglotant.
Elle pria pour que son message soit retenu.
Et pour que sa retraite ne soit pas vaine.
Près d’elle, les flammes dansaient encore.
Par contre, j’ai trouvé que Conan acceptait la proposition de Maxima un peu trop facilement. Je me serais attendu à plus d’hésitation de sa part.
Et enfin, j’ai trouvé très poétique la dernière partie ou Asha dit au revoir à ses proches. On sent vraiment que l’histoire va prendre un tournant intéressant.
J’ai hâte 🤩
Ooooh tu peux pas savoir comme ça me fait plaisir de savoir que j'ai pu te toucher <3
Je note pour la remarque sur Conan, je vais entamer les corrections aujourd'hui et c'est dans ma liste de changement !
Merci pour ton com' <3
- vers la couche voisin. (voisine)
- de silhouette(s) inhumaine(s) qui dansaient autour
Remarque
- Tu marques beaucoup de fois le mot “iris”
J'adore l'idée du message par le Lien et le feu, ça a un côté super poétique ^^
Je suis surprise de la scène avec Conan, je m'attendais pas à ça, je suis curieuse de voir ce qui va lui arriver, du coup 🤔😊
Et le début était très touchant ^^
• "Alors qu’il portait son regard sur la lanterne qu’il avait allumé" → allumée
• "Les iris folles, il tenta de s’ancrer à la réalité et d’oublier" → 'iris' est masculin, du coup peut-être "fous" plutôt ^^
• "le sol dans un labyrinthe lugubre de lit improvisés" → lits ? ^^
• "vous êtes passez près, très près de la mort…" → passé
• "Le feu qu’elles portaient l’irradia" → qu'ils (les iris ^^)
• "Ce n’étais presque pas un mensonge" → n'était
La perception des Liens, c'est assez complexes. Grosso modo il y a plusieurs niveaux de perception du flux spirituel qui permet de créer les Liens, et si les Arsalaïs ont en général un niveau plus haut de perception, ils ne sont pas tous égaux entre eux. Seuls les meilleurs peuvent sentir les Liens qui ne les concernent pas. Ils ne peuvent pas sentir précisément son "usage", mais plutôt son existence. La question spirituelle est approfondie petit à petit, j'espère que j'arriverai à présenter correctement sa mécanique.
Merci beaucoup <3
Ça fait plaisir aussi de retrouver Lohan, et de constater qu'il ne trahira pas Asha ! Par contre, Conan... T_T c'est triste de le voir dévier vers un désir de vengeance pur et simple.
La symbolique est dans les neuf chats qui y étaient avant, un a disparu. Un chat symbolise une vie...
Et oui, mais bon fallait bien un perso plein de haine vu que Lohan s'est calmé ! XD
Merci pour on com' <3
Asha fait passer un beau message de paix (belle scène) et je sens qu'il va tout gacher !
Contente de retrouver cette histoire, meme si je ne lis plus avec ma vitesse d'autrefois :-(
Le prologue était bien, et c'est une bonne chose de mieux nous montrer cette famille recomposée.
J'en revenais pas que la méchante ait gobé ce que lui a dit Lohan xDDD bravo a lui d'avoir osé !
Merci^^ j’avais peur que ça fasse trop tiré par les cheveux
T’inquiète pas je comprends, c’est compliqué en ce moment, j’espère que les grèves vont bientôt se finir.
^^
Il ment très bien on dirait Alexander tu trouves pas XD
Merci pour ta lecture et ton com Sorryfounette <3