Vêtu de son dernier uniforme terrestre et avec la démarche du chef militaire qui passe en revue ses troupes, Adolf s’approche de Jésus qui lévite au loin devant lui dans une position identique à celle du lotus. Alentour, tout est infiniment blanc, infiniment vide et silencieux, sans relief ni paysage ni horizon.
Arrivé à sa hauteur, il fait bruyamment claquer l’un contre l’autre le talon de ses bottes dissimulées par un mince tapis de brouillard rampant à l’infini dans toutes les directions, avant d’adopter une posture de repos militairement réglementaire, bassin légèrement déhanché et mains croisées derrière le dos. Faisant mine de scruter l’absence de panorama, il secoue légèrement la tête en feignant de comprendre quelque chose à tout cela, mais en réalité il attend de son voisin aérien un début de conversation qui ne vient pas, car, de son côté, Jésus a reconnu sur le visage de l’ancien dictateur son incorrigible air de vouloir manigancer quelque chose. Aussi, il demeure volontairement coi, ce qui agace Adolf qui, à contrecœur, finit par entamer la discussion :
- Ca va ?
Jésus, qui s’est fait du dépouillement une spécialité depuis longtemps, se fend d’un simple oui empreint d’évidence, suggérant de fait que, pour les Messies, les choses vont toujours bien.
En réponse, Adolf croise nerveusement les bras sur sa poitrine médaillée, avant d’adopter un air absorbé qui dissimule mal sa frustration de n’avoir pas obtenu mieux. Il avait décidé en s’approchant qu’il serait celui que l’on veut faire parler, et non l’inverse ; seulement, face au mutisme déterminé de Jésus, il comprend qu’il va lui falloir changer de stratégie, chose qu’il n’a jamais aimé faire. Vexé, il cherche à vexer en retour. Une idée lui vient, qui consiste à demander où est Adam, le frère de Jésus selon lui. Le syllogisme idiot de son visiteur exaspère Jésus qui, magnanime, s’efforce tout de même de rétorquer qu’Adam ne peut pas être considéré comme étant son frère, provoquant aussitôt sur le visage d’Adolf un air de fausse innocence :
- Comment donc ? N’avez-vous pas un père en commun ? Ce qui, par voie de conséquence, fait de vous des frères !
Jésus lui fait une moue dépitée, tandis qu’Adolf, content de sa petite polémique, continue, sans se défaire de son rictus sardonique, de réclamer l’adhésion à sa logique, en concédant toutefois qu’en l’absence de mère commune dans cette histoire, Adam et lui peuvent être considérés comme de simples demi-frères. Jésus soupire et lui fait ce commentaire destiné à critiquer à la fois sa vie passée et son éternité présente :
- Ça te fait toujours autant kiffer de persécuter les Juifs, je vois !
Spontanément, Adolf ricane, laissant subséquemment penser qu’il tire effectivement un certain plaisir d’avoir été sur Terre le tyran que l’on sait, et qu’il cherche à en tirer encore. Devant sa mine réjouie, Jésus se dit qu’il pourrait tenter de le désarmer d’un irrésistible sourire empreint d’une piété pleine d’ironie, mais il se contient, car il sait qu’Adolf ne lui voue qu’une estime toute relative et qu’il n’a qu’un accès limité au second degré. Il renonce donc à cette option, non sans laisser entendre à son visiteur bouffi d’orgueil que son rictus d’autosatisfaction, à peine camouflé, ne l’affecte pas :
- Je sais comment tu me vois et ce que tu penses de moi.
Chacun s’occupe ensuite à méditer de son côté, quand, soudain, Adolf, l’œil sournois, se met à dénoncer une supposée intercession de Jésus auprès de son Père divin au moment de son procès.
Surpris, Jésus examine l’ex-Führer :
- Qu’est-ce que tu racontes ?!
Heureux d’être enfin questionné, Adolf le regarde de travers et, tel un inquisiteur, se met à accuser :
- Je te soupçonne d’avoir quelque chose à voir avec mon séjour ici ! J’aurais dû rejoindre les Enfers comme je m’y étais préparé ! assène-t-il. C’est indigne !
Puis, il marque une pause destinée à laisser réagir Jésus, mais la réaction ne vient pas. Jésus continue de léviter comme si de rien n’était, les yeux dans les yeux et en silence.
- Tu n’as pas respecté ma personne en agissant de la sorte ! insiste-t-il. Le zèle dont tu as fait preuve montre que tu étais davantage animé par un désir vaniteux de s’opposer à Lui, plutôt que par l’élan charitable et désintéressé que tu professes !
Amusé, Jésus ne sait pas vraiment comment répondre, tant il est parfois difficile de composer avec les personnes dotées d’un esprit tortueux. Tandis qu’il cherche ses mots pour dénoncer l’évidente allusion que fait Adolf à propos des différents qui l’opposaient à son propre père étant jeune, l’expression amusée de son visage fait vaciller la susceptibilité fragile d’Adolf qui se met à le traiter d’usurpateur, à l’accuser d’avoir dévoyé son précepte d'Amour, avant de se poser finalement en victime :
- Tu m’as spolié ! s’exclame-t-il.
- Spolié ?! s’étonne spontanément Jésus.
- Parfaitement ! lui renvoie Adolf avec véhémence, visiblement satisfait d’avoir réussi à désarçonner son interlocuteur, avant de poursuivre avec une ironie mal ajustée : Je m’étais imaginé acquis d’avance le séjour que Georges Grosz lui-même ! ce peintre renégat, dadaïste et dégénéré ! avait prophétisé à mon sujet dans un de ses tableaux, figure-toi ! Mais non ! Au lieu de cela, je croupis dans cet endroit brumeux où errent toutes sortes d’individus, tous insupportablement silencieux, sans qu’il soit possible de savoir si c’est définitif ou non !
Jésus s’affiche circonspect :
- Où veux-tu en venir, Adolf ? J’ai la réf à propos du peintre, mais pour le reste…
- Je veux en venir qu’ici je ne croise que des amnésiques qui font des figures d’imbéciles quand je veux leur parler ! Alors que pour moi tout se prolonge indéfiniment ! C’est insupportable ! Et je te soupçonne de l’avoir fait exprès !
Jésus voudrait préciser qu’il n’est pas la cause de ce que lui reproche l’ancien dictateur à propos de son séjour en ces lieux, mais il n’en a pas le temps, ce dernier s’exclamant encore :
- M’imposer pareil séjour est une honte ! Je sais qu’ici il y en a dont j’ai précipité moi-même le trépas et ça me dégoûte !
- Comment ça, ça te dégoûte ?
- Ils ne se souviennent même pas de moi, je te dis ! Ils ne savent plus qui je suis !
- Ah ! C’est ça qui est dégoutant ?
- Oui ! Parce que moi, je me souviens de tout ! Je suis obligé d’endurer la fournaise de mes souvenirs et ce n’est pas juste !
Atterré, Jésus secoue la tête :
- Je constate avec satisfaction que tu as plutôt bien cerné l’endroit où tu te trouves, car ici il n’y a effectivement plus rien, c’est un lieu où demeurent en silence les défunts jusqu’à ce qu’ils redeviennent poussière ; parmi eux il peut y avoir des Justes, des criminels, des rois et des esclaves, ainsi que des…
- Pareil séjour relève du sadisme ! le coupe Adolf.
Jésus, qui ne s’était encore jamais fait traiter de sadique, prévient :
- Écoute, je sais que tu ne veux pas te repentir et que c’est pour ça que tu me fais cette scène, mais sache que c’est aussi pour ça que ton séjour n’en est que plus long !
- Pourquoi, moi, suis-je obligé de séjourner ici sous la présidence de ma mémoire ?
- Parce que, précisément, la mémoire est source de tourments, Adolf !
Puis, ayant précisé ceci dans le but de faire réfléchir quelques secondes son allocutaire, face à l’absence manifeste de résultat, Jésus ajoute :
- Mais tu devrais être content, ici au moins ton corps n’est plus tourmenté ! Regarde ! Tes mains, elles ne tremblent plus comme autrefois ! De quoi te plains-tu ?
Il marque ensuite une pause pour laisser Adolf observer ses mains tranquilles.
- Tu ne l’avais même pas remarqué, je suis sûr ! Quant à ta mémoire, la question n’est pas aussi simple ! Avec ce que tu as infligé à l’humanité, ton âme…
- Quoi mon âme ! Qu’est-ce qu’elle à mon âme ? le coupe une nouvelle fois Adolf.
Sans montrer qu’il est agacé d’être fréquemment interrompu, Jésus cherche ses mots avant de lui répondre :
- Te faire séjourner ici sans mémoire serait inconvenant, Adolf. Ton empreinte sur Terre est telle qu’elle empêche de laisser quiconque supposer une rétribution différente de ton âme !
- Je constate que tu sais être partial ! peste Adolf.
- Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ! se défend Jésus. Ton passage sur Terre n’est pas anecdotique ! Toi, vu ta postérité, faite de disgrâce et de nostalgie, tu m’excuseras mais…
- Attend ! Il y a des nostalgiques de moi ? se réjouit aussitôt Adolf.
- Hélas… reconnaît Jésus avec affliction après avoir marqué un temps d’hésitation. Mais ne te réjouis pas trop vite ! Il ne s’agit que d’un petit nombre de fanatiques dont tu n’as pas à te réjouir ! Beaucoup d’entre eux finissent par se calmer un jour. En vieillissant, ils regrettent, prennent conscience de leur erreur et s’accordent avec ceux qui jugent bon de t’honnir !
- Je constate également que tu sais mépriser les gens ! commente Adolf.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Où vois-tu du mépris ?
- Tu méprises les fanatiques ! Contrairement à moi qui leur trouvais de la superbe !
- Non, je ne les méprise pas. C’est juste qu’il est triste de constater combien certains individus peuvent succomber aux pensées simplistes qu’un type comme toi cherche à leur imposer, avant de comprendre qu’elles constituaient un mauvais chemin de vie.
- Ce que je subis est un scandale ! reprend Adolf.
- Je voudrais que tu réfléchisses…
- Oui, je sais ce que tu vas me dire encore une fois ! Le repentir ! Mais à quoi bon ? Je suis déjà mort ! Et pour me repentir de quoi ? De la disparition de gens qui n’étaient rien ? Quel intérêt puisque c’est vrai ! Les sous-hommes resteront toujours des sous-hommes ! Et pourquoi ici, moi, je garde mes souvenirs et pas les autres ?
- Le problème vient précisément du fait qu’il y a encore des gens sur Terre pour estimer comme toi que certains êtres humains ne sont rien… regrette Jésus.
- Et alors ! Je n’y suis pour rien, moi !
- Si, tu y es pour quelque chose. Les paroles abjectes que tu as tenues continuent d’avoir une portée.
- Dis donc, c’est qui le Messie ? C’est toi ou c’est moi ? ironise Adolf.
- Contrairement à ce que tu as essayé de laisser entendre en bas, notamment grâce à ton livre, ce n’est pas toi, il n’y a pas de doute à avoir là-dessus. Quant à ton séjour ici, tu le dois aux mauvais chemins que tu as délibérément choisi de suivre. Tu as laissé libre cours à ton hubris, pour cela tu as caressé les bas instincts de ceux dont tu voulais te faire un auditoire, et auprès de qui tu voulais te façonner une image de légitimité, mais tu n’as, en réalité, jamais été investi d’une quelconque destinée messianique.
- Non, mais dis donc ! ricane Adolf un peu gêné. Je ne suis pas le seul ! Il y a eu bien pire que moi !
- N’essaie pas de me duper, Adolf, je sais pertinemment que, dans ta bouche, le mot « pire » veut dire « bien plus admirable », que le règne et la cruauté de certains t’inspirent admiration autant que jalousie !
- Ce n’est quand même pas de ma faute s’il y a des gens qui m’aiment ! tente de se couvrir Adolf.
- Est-ce que tu sais au moins ce que j’ai voulu dire le jour où j’ai commandé aux hommes "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" ?
- Je ne vois pas le rapport !
- Le rapport est qu’en fin de compte, toi tu t’es toujours détesté.
Adolf soupire avec dédain :
- Tu verses dans la psychologie de comptoir, maintenant ?
- Tu prétendais t’y connaître beaucoup, toi aussi, en matière de psychologie à propos des peuples et des hommes, ironise Jésus avant de poursuivre : Tu t’es détesté au point d’en devenir pathologiquement incapable d’aimer quiconque, insiste-t-il. Avec toi, c’était plutôt du genre "Tu détesteras ton prochain comme toi-même", à commencer par les hommes politiques que tu jugeais corrompus, les bourgeois que tu disais lâches, les intellectuels sur qui tu vomissais, la masse populaire que tu qualifiais de stupide, les généraux et autres soldats que tu accusais d’être sans cervelle, sans compter les femmes en qui tu ne voyais rien d’autre qu’un instrument au service des hommes et surtout de ta nation, méprisant au passage les enfants parce qu’éduqués mollement et jamais assez tôt adultes ! Bref, personne ne trouvait grâce à tes yeux ! Pourtant, c’est auprès de tout ces gens-là que tu es allé réclamer un plébiscite pour étancher ta soif de pouvoir. Tu n’étais certainement pas animé d’un désir vrai de paraître aimable un jour à leurs yeux, tu as seulement cherché à te forger une image de nouveau César. Mais fallait-il que tu ailles jusqu’à devenir un tyran totalitaire, sanguinaire et délirant, génocidaire des Juifs, pour éprouver enfin un peu de cet amour-propre qui te faisait défaut ?
- De quoi tu parles ? veut se moquer Adolf avec distance, alors qu’il se sent atteint au plus profond de lui-même.
- Ne fait pas l’innocent ! Ton orgueil est sans commune mesure, Adolf ! Au point de revendiquer ici, devant moi, le droit légitime de côtoyer Caïn, ce personnage biblique auteur du tout premier homicide de l’histoire sacrée de l’humanité ! N’est-ce pas parce qu’elle flatte ton ego que tu évoques spécifiquement l’image que ce peintre, allemand comme toi, a réalisée de toi dans son tableau en 44 ? « Caïn ou Hitler en enfer ». Tu vois, j’ai la réf ! Aucune syndérèse ne vient donc jamais pondérer ta quête de gloire ?
L’expression sur le visage d’Adolf se fige et devient aussi ténébreuse que celle d’un assassin qui abandonne subitement ses derniers scrupules et passe à l’acte.
- À moins que cette perspective des enfers ne soit même pas ce que tu réclames, parce que ce ne serait de toute façon pas encore assez à la hauteur de tes attentes ?
- C’est-à-dire ? murmure Adolf intéressé, les traits creusés pas sa rage contenue.
- Peut-être as-tu encore pour fantasme d’obtenir mieux en t’imaginant pouvoir renverser Dieu ? Peut-être as-tu cru pouvoir te prendre pour Lui en remodelant le monde selon tes aspirations démoniaques ? Dans ton bouquin, n’as-tu pas cherché à te faire passer pour un prophète du renouveau ? Un guide suprême ? Le Père fondateur d’un peuple allemand au sang purifié ?
La question, à dessein provocatrice, a pour effet de creuser davantage les traits d’Adolf.
- L’erreur a été commise plusieurs fois, explique Jésus. Ça a commencé avec Adam et Ève, lorsque le serpent leur a dit qu’ils seraient "comme" Lui s’ils croquaient la pomme. Mais l’erreur fut d’ignorer la nuance de sens contenue dans le mot "comme" !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Je raconte qu’être "comme" ne veut pas dire être "l’égal de" ! Je sais que cette nuance est difficile à comprendre pour les hommes pleins d’orgueil comme toi, mais…
- Non mais tu te prends pour qui ? le coupe Adolf.
Jésus ne répond pas tout de suite. Il jette d’abord un coup d’œil sur les cicatrices qui marquent le creux de ses mains, avant de demander :
- Qu’est-ce que tu dirais si on te disait qu’aujourd’hui sur Terre, il y a des gens qui pensent pouvoir être "comme" toi ?
- Impossible ! assène Adolf sûr de lui.
- Ha bon ? Et pourquoi ?
Un difficile processus de réflexion s’inscrit aussitôt sur le visage d’Adolf, que Jésus ne peut s’empêcher de railler :
- C’est difficile comme question, n’est-ce pas ?
Puis, devant le mutisme persistant de son interlocuteur, il ajoute :
- Ton père Alois, il voulait que tu deviennes « comme » lui un fonctionnaire, n’est-ce pas ? C’est bien ce que tu as écrit dans ton manifeste ?
Piqué au vif à l’évocation du prénom de son père et de ce souvenir, Adolf fronce les sourcils.
- "Mon père avait l'idée arrêtée que son fils aussi serait fonctionnaire", dit Jésus en imitant à la perfection la voix du jeune Adolf. "Il ne concevait pas que je puisse refuser. Sa décision était simple, assurée et naturelle à ses propres yeux".
De nouveau, une envie de messicide traverse l’esprit d’Adolf.
- "Il devait cependant en être autrement" insiste Jésus. "Pour la première fois de ma vie, j'avais onze ans, je me rangeais dans l'opposition. Aussi tenace que pût être mon père pour mener à bien les plans qu'il avait conçus, son fils n'était pas moins obstiné à refuser une idée dont il n'attendait rien de bon. Je ne voulais pas être fonctionnaire. Ni discours, ni sévères représentations ne purent venir à bout de cette résistance. Je ne serais pas fonctionnaire, non et encore non ! J'avais des nausées à penser que je pourrais un jour être prisonnier dans un bureau ; que je ne serais pas le maître de mon temps, mais obligé de passer toute ma vie à remplir des imprimés".
- Tu as fini ? veut commander Adolf qui n’apprécie pas l’imitation que fait de lui Jésus.
- Non. Pourquoi ? Ça te gêne ? "Ma résolution était inébranlable. J'avais alors douze ans et il m’était évident que je devais devenir artiste-peintre. Mon talent de dessinateur était indiscutable et, lorsque pour la première fois, à la suite d'un nouveau refus de ma part d'adopter l’idée favorite de mon père, il me demanda ce que je voulais être, ma résolution me dicta une réponse immédiate : il en demeura presque muet. Peintre ? Artiste-peintre ? Il douta de mon bon sens, crut avoir mal entendu ou mal compris, mais lorsque mes explications complètes à ce sujet lui eurent montré le caractère sérieux de mon projet, il s'y opposa aussi résolument qu'il pouvait le faire. Sa décision fut excessivement simple. Artiste-peintre ? Non, jamais de la vie ! Mais son fils avait hérité d'une opiniâtreté semblable à la sienne, et ma réponse en sens contraire fut tout aussi énergique".
- Je te conseille de ne pas chercher à m’humilier ! prévient Adolf la voix chevrotante.
- Alors comme ça tu avais du talent pour la peinture ?
- Parfaitement ! éructe Adolf.
- "Comme mon père m'interdit tout espoir d'apprendre jamais la peinture, je déclarai que je ne voulais plus étudier" finit d’imiter jésus avant de réprouver : Rien que ça !
- Ça y est ? Tu as fini ? éructe de nouveau Adolf.
- Tu sais, c’est assez courant pour un jeune homme d’être confronté à ses parents. Par contre, ça l’est moins de faire du chantage à son père. Lui rapporter exprès des bulletins médiocres pour le forcer à changer d’avis… Tu te rends compte ? Qu’est-ce que tu aurais dit si ton fils avait tenté de te faire plier en agissant ainsi ?
- Je n’en sais rien, je n’ai pas eu de fils !
- Qu’il en soit ainsi. Ce combat pour devenir artiste-peintre contre l’avis de ton père, tu l’as transformé en rage meurtrière, Adolf ! Peut-être, d’ailleurs, as-tu cela de commun avec Caïn, avoir été animé par une rage impie.
Un bref instant de silence s’installe, conséquence d’une sorte d’accablement dans l’esprit d’Adolf, tandis que Jésus, lui, prépare simplement la suite :
- Pourtant, à bien lire les Écritures, on peut voir que Dieu a multiplié les initiatives pour véritablement entrer en discussion avec Caïn, analyse-t-il. Il a souhaité le faire advenir réellement à lui-même.
Mais Adolf n’écoute plus. Il cherche une riposte blessante mais rien ne lui vient. Il s’applique, se creuse la tête, mais il est distrait par un individu qui vient de surgir au loin dans le dos de Jésus. C’est Saint Nicolas de Myre qui, tout droit descendu des couches supérieures du firmament, s’approche maintenant d’eux. Ses pensées s’interrompent, il observe le visiteur coiffé d’une mitre, portant la barbe et une crosse épiscopale, qui glisse vers eux comme s’il dissimulait un hoverboard sous son aube longue tissée de lin blanc.
Jésus se retourne, aperçoit Saint Nicolas et se déplie pour l’accueillir chaleureusement. Tandis qu’Adolf s’agace de leurs effusions, Saint Nicolas se tourne vers lui et le salue, non sans inspecter son costume militaire qui semble l’amuser. Adolf n’apprécie pas cette inspection cavalière et ne rend pas la politesse. Saint Nicolas lui sourit faussement et, s’adressant à lui comme on s’adresse à un jeune homme que l’on n’a pas vu depuis qu’il était enfant, lui dit :
- Tu as bien grandi, dis donc ! Tu te souviens de qui je suis ?
- Non ! ment machinalement Adolf pour se montrer blessant.
- Mais si ! Saint Nicolas ! Santa Claus ! Le Père Noël ! tout ça ne te dit rien ? Ou t’aimes bien jouer à faire l’imbécile de temps en temps ?
Piqué, Adolf blêmit.
- En tout cas, moi, je me souviens de toi ! continue Saint Nicolas. Tu es celui qui ne voulait pas devenir le subalterne de l’État comme le voulait son père ; et qui s’est dit qu’il deviendrait mieux que ça en devenant l’État à lui tout seul !
- Il est surtout celui qui, n’écoutant que ses folles conceptions, s’est rendu coupable de la Shoah ! veut préciser Jésus.
- Oui, quelle idiotie que toutes ces conceptions racistes qui jalonnent l’Histoire depuis la nuit des temps ! Vraiment ! Ça t’es venu en lisant les mythes des races tirés de récits anthropogoniques grecs ou quoi, ta propre théorie raciste ? Tu sais que ce n’était pas bien du tout, tout ça ? Vouloir devenir calife à la place du calife, c’est une chose, mais massacrer tout un peuple… s’indigne-t-il ensuite. Tu aurais dû faire attention !
- Attention à quoi ? veut savoir Adolf non sans morgue.
- À tout sauf à ton orgueil démesuré !
D’un coup de menton, Adolf sollicite Jésus et le questionne en aparté :
- Que me veut cet individu méprisable avec ses manières familières ?
Sans quitter son sourire aimable destiné à Saint Nicolas, Jésus ne lui répond pas directement, préférant lui rappeler que les mots humiliation et humilité ont une racine latine commune :
- Mon destin, je le dois à cette racine, Adolf ; « humus » qui veut dire « sol, terre ». Puis, « humilis » qui véhicule l’idée d’être en bas, humble, sans prétention.
- Et le Verbe s’est fait chair ! Merci monsieur le professeur pour cette petite leçon d’étymologie ! rit Saint Nicolas en adressant un regard complice à Jésus, avant de s’adresser directement à Adolf : Il a professé l’humilité et ça l’a mené tout droit vers les sommets ! Toi, c’est tout le contraire !
L’œil glacial et les lèvres pincées, Adolf toise les deux compères. Il est probable qu’il les aurait tout les deux giflé si Saint Nicolas, d’une voix presque enjouée, n’avait pas subitement ajouté qu’Adolf sera parfait.
- À quoi vous jouez, tous les deux ? leur demande-t-il. Parfait pour quoi ?
- Sais-tu que je connais assez bien ce lieu ? lui répond Saint Nicolas de manière solennelle.
Adolf hésite entre son envie d’assommer cet individu dont il se fiche qu’il ait pu être un ancien curiste devenu notable du système, et son envie de comprendre ce qu’il a voulu signifier au moment de dire à Jésus : "Il sera parfait !".
- J'y ai séjourné longtemps, poursuit Saint Nicolas d’un ton rêveur. Enfin ! Pas moi en tant que tel !
Adolf ne comprend pas et n'aime pas être mis en situation de devoir deviner pour obtenir des précisions, aussi ne réagit-il pas.
- Sais-tu quel âge j’ai ? lui demande Saint-Nicolas sur le ton de celui qui s’apprête à surprendre.
Comme Adolf hausse les sourcils en signe de dédain pour le sujet, Saint Nicolas répond à sa place :
- Plus de dix mille ans !
Aussitôt, Adolf s’interroge en secret sur la santé mentale du vieux bonhomme.
- J’ai un long parcours derrière moi, à dire vrai ! Un parcours complexe ! commente Saint Nicolas, manifestement heureux de parler de lui. Mes origines sont floues, vois-tu, car je suis le fruit d’un métissage ! Un métissage de traditions et de légendes païennes ! Mais j’ai cru comprendre que ce n’était pas vraiment ton truc, à toi, le métissage, n’est-ce pas ?
Adolf demeure stoïque. Lui qui avait rêvé de mille ans de gloire pour son Reich, toute son attention est tournée vers ce nombre renversant qu’il jalouse : dix mille ans !
- À en croire ces légendes, j’ai d’abord été une sorte de sorcier masqué et cornu, habillé de peaux de bêtes, incarnant, aux yeux des peuplades qui me vénéraient, un intermédiaire entre eux et l’Esprit de la forêt. On m’offrait des sacrifices et on enflammait des arbres pour tenir à distance les mauvais esprits, car c’est comme ça dans les rites païens, on aime bien sacrifier et mettre le feu à tout un tas de choses !
L’idée de mettre le feu à quelque chose suscite l’intérêt d’Adolf…
- Pour les peuples germaniques et scandinaves, j’aurais un lien avec le dieu Odin qui se déplaçait sur un cheval à huit jambes, et à qui on demandait le retour du soleil après le long hiver. J’étais considéré comme sage et protecteur, et là aussi on illuminait avec des torches des sapins que l’on avait préalablement décorés devant les maisons pour attirer mes bonnes grâces.
Faussement las, Adolf soupire.
- Plus tard, c’est à mon fils Thor qu’on a prêté le pouvoir de se déplacer dans le ciel avec un char tiré par des boucs pour protéger les hommes à travers le monde, pour récompenser les familles méritantes, tout en punissant les méchants. Mais bon, aujourd’hui, tout ça c’est démodé ! Ça ne fait plus autant rêver ! Surtout qu’avec l’avènement du christianisme, les cultes païens contrariaient l’Église, tu comprends ? Au Diable les sorciers vêtus de peaux de bêtes !
Refusant d’admettre qu’il écoute avec intérêt, Adolf se montre assommé.
- Du coup, comme les hommes ont viscéralement besoin d’adorer et que l’Église n’acceptait pas que l’on puisse adorer n’importe quoi, ni n’importe qui n’importe comment - tu as été militaire, je ne vais pas t’apprendre l’importance du costume - elle s’est débrouillée pour qu’on oublie tous les sorciers à peaux de bêtes afin de faire de Lui le seul et unique Sauveur !
Disant cela, il désigne Jésus et constate que ce dernier attend, sans le lui reprocher, la fin de son discours autobiographique.
- Certes, ça n’a pas été facile, veut confier Saint Nicolas, les gens l’ont trouvé un peu trop distant au début et ont préféré continuer de vénérer mes reliques parce que j’avais sauvé des enfants d’un affreux boucher qui voulait les faire rôtir, mais bref !
Conscient qu’il n’est plus temps de parler de lui, Saint Nicolas ne peut cependant pas s’empêcher d’ajouter :
- T’aimes bien ça, toi aussi, faire rôtir des gens, n’est-ce-pas ? plaisante-t-il de manière maladroite. C’est comme ça ! La foi est volatile ! Les gens zappent ! Il faut sans cesse susciter leur attention sinon tu les perds ! Il faut renouveler les histoires ! Ils sont vite paumés, les gens, tu sais ! Ils s’accrochent à tout ce qui fascine, même aux histoires moches comme celle que tu as écrite, hélas ! Mais, heureusement qu’à la fin, toi, tu meurs !
- C’est censé être drôle, ça ? lui reproche Adolf.
- Ma foi, oui ! Car, il ne faut pas qu’ils oublient qui tu as été ! Il faut veiller à ce que tu ne fasses pas l’objet d’un quelconque syncrétisme comme pour moi ! Jamais ! Car si moi je suis passé de sorcier primitif à grand-père rondouillard et jovial qui se promène en traineau tiré par des rennes de cheminée en cheminée pour distribuer du bonheur au pied de sapins illuminés, notamment grâce à ce « Nouveau Monde » à qui tu dois ta déculottée, toi, avec ton costume et ta croix gammée, tu m’excuseras mais…
Instinctivement, Adolf bombe le torse.
- Ta p’tite moustache et ton nazisme quasiment élevé au rang de religion païenne dont tu te voulais te faire le grand prêtre, le protecteur pompeux du grand autel « Allemagne » et du sang de son peuple, jamais personne ne devra s’en souvenir autrement qu’avec dégoût, mon petit !
- Passionnant ! commente Adolf avec suffisance. Tu es passé de sorcier primitif à protecteur des enfants, c’est bien !
- Tu m’excuseras mais tes fours crématoires et tes chambres à gaz… blâme encore Saint Nicolas.
- Bon ! intervient Jésus qui souhaite mettre un terme à leur duo.
- Contrairement à ce que tu prétends dans ton bouquin, insiste Saint Nicolas, tu n’as jamais eu le moindre sens de l’Histoire ! Mais en bas, il y en a qui ne l’ont toujours pas compris. Les écrits, c’est la seule chose à laquelle les hommes se réfèrent le mieux ; seuls les écrits restent, comme on dit, n’est-ce-pas ? Même ton bouquin continue d’être édité et d’être lu par certains qui l’interprètent comme ça les arrangent et qui dénoncent le recours qu’en font les autres, sans jamais reconnaître le recours qu’ils en font eux-mêmes, et grâce auquel tout le monde finit pas vouloir justifier tout et n’importe quoi, jusqu’à l’injustifiable ! Mais c’est de la merde ! Ce n’est pas avec ça qu’on va réenchanter le regard des gens !
- Ce qui est le plus impardonnable à mes yeux, veut recadrer Jésus qui souhaite toutefois voir se terminer bientôt leur duel, c’est que tu n’as jamais eu le moindre respect pour le don de Vie !
Puis, conscient d’avoir prononcé là une litote sans effet sur l’esprit d’Adolf, il choisit de la faire suivre de mots plus forts :
- Tu as ordonné des massacres, organisé un génocide et des millions d’exécutions et d’assassinats ont été commis en ton nom. Tu es même allé jusqu’à supprimer ta propre vie.
- Non mais ça, c’est parce qu’il a eu la pétoche, le petit Führer ! se moque Saint Nicolas.
Offensé, Adolf omet de se satisfaire du succès posthume de ses écrits qu’on vient de lui décrire et fait un pas autoritaire vers son tourmenteur :
- Répète un peu pour voir !
- Ce n’est pas toi qui a écrit dans ton bouquin : "Comme partout et toujours, dans chaque combat, il y a trois clans : les combattants, les tièdes et les traîtres" ?
Adolf approche plus près son visage de celui de Saint Nicolas qui ne se laisse pas impressionner :
- Tu as oublié de mentionner un quatrième clan ; celui des vaniteux qui préfèrent lâchement mettre fin à leurs jours pour ne pas avoir à répondre de leurs actes !
Comme Adolf approche encore davantage son visage, Jésus intervient :
- Cessez cela !
Aussitôt, Saint Nicolas pose une main pesante sur l’épaule d’Adolf et, l’air sévère, tranche :
- Tu ne m’impressionnes pas, tu sais ! Et puisque ton manque d’humilité t’empêche de te repentir, tu vas venir avec moi !
Sans le montrer, Adolf est surpris par cette main vigoureuse.
- C’est loin d’être un cadeau, celui-là ! lance Saint Nicolas à l’adresse de Jésus.
- Je sais… lui accorde ce dernier.
- Et où va-t-on ? veut savoir Adolf frustré de n’avoir pu, à aucun moment, dominer les échanges.
- Tu connais Origène ? lui demande Jésus.
- Non ! répond sèchement Adolf.
- C’est un théologien exégète, Père de l’Église, né quelques temps après ma mort, qui soutenait que sont d’abord engendrés des esprits purs qui s’incarnent ensuite dans des corps terrestres, pour qu’à travers le Verbe ils puissent faire l’expérience de la liberté et du choix.
- Choisir de s’éloigner ou de s’approcher de la perfection originelle, si tu préfères ! traduit Saint Nicolas.
- Oui, on peut le dire comme ça, apprécie Jésus. Expérimenter la vie sur Terre à travers un corps physique et, grâce au Verbe, passer l’épreuve du choix de ce qu’on veut en faire.
- Je ne comprends rien à votre charabia ! répond Adolf avec mépris.
- Oui, ça ne nous étonne pas ! le raille Saint Nicolas. En tout cas, nous, grâce à ton Verbe, on sait quel fut ton choix ! Mais là, ça va être différent, tu verras !
- Je verrai quoi ?
- Considère seulement que l’âme n’a pas vocation à être contrainte, lui explique Jésus. Il est préférable de recourir à l’éducation. Le Verbe est censé servir à ça, on va donc vérifier.
- Je ne comprends rien ! On va vérifier quoi ?
Mais personne ne répond à Adolf. Sans prévenir, Jésus salue la petite assemblée d'un geste de la main et s'évapore, tandis que Saint Nicolas rend sa main posée sur l’épaule d’Adolf plus astreignante encore, avant de déclarer :
- Allez ! Viens ! Je vais te faire découvrir quelqu’un qui en avait du Verbe ! Une personne humble et courageuse à la fois !