Chapitre 2 - La robe

Par Haunjan

Sans qu’il identifie tout à fait ce qu’il craint des dernières paroles de Saint Nicolas, une bouffée d’angoisse envahit toutefois Adolf. Son premier réflexe est de vouloir s’en prendre à lui, de tenter de retirer la main astreignante qu’il a posée sur son épaule avant de l’insulter, mais au moment de vociférer la bordée d’injures qui lui brûle les lèvres, son souffle se transforme en une exhalaison humide et blanchâtre que seuls les climats un peu froids font sortir des êtres vivants dotés d’un corps chaud. Surpris par ce petit nuage, Adolf a un mouvement de recul. Depuis combien de temps n’a-t-il pas vu pareille chose sortir de lui ? Il ne sait plus. Cela lui semble tout à la fois récent et confusément lointain. La sensation est si agréable qu’aussitôt il se plaît à la reproduire plusieurs fois en direction du visage impassible de son voisin emmitré. Lui qui n'a jamais fumé se souvient tout à coup avec tendresse des hivers rigoureux de son enfance, puis, de manière moins romantique, se souvient de ses généraux qui soufflaient la fumée de leurs cigares aux visages de leurs subordonnés pour leur signifier leur dédain ou leur autorité. Il se souvient aussi avoir toujours méprisé ces manifestations vulgaires de domination, lui qui, d'un simple regard appuyé, faisait éteindre tous leurs cigares.

Dans l’éphémère luminosité crépusculaire qui point et blanchit le matin, il s’amuse des vapeurs denses qui sortent de sa bouche et ne remarque pas les changements tangibles qui s’opèrent autour de lui. Saint Nicolas et lui se sont déplacés, progressivement, à la faveur de la lumière qui caractérise maintenant l’aube, un paysage naît tout autour d’eux. Aucun son n’est encore parfaitement perceptible, mais le silence récent des limbes semble, lui aussi, se meubler de choses qui, alentour, s’animent. Au fur et à mesure que vient enfin l’aurore, le profil d’une bâtisse apparaît, puis une rue se révèle. Le bruit d’un moteur de voiture qui traverse un quartier voisin vient brutalement stimuler les tympans d’Adolf qui abandonne aussitôt ses petits nuages de vapeur. Il n’avait rien entendu de tel depuis si longtemps ! Puis, c’est le bruit que font les souliers de quelques passants au loin sur les pavés des trottoirs qui attire son attention. Il ne les voit pas encore, mais il comprend qu’ils sont là, quelque part. Sous l’effet du soleil qui croît, l’air se réchauffe et ses vapeurs cessent, la lueur qui franchit maintenant l’horizon derrière la bâtisse donne à la rue dans laquelle ils se trouvent un air de vallon, où l’ubac et l’adret seraient encore tout deux endormis.

- Allez, on y va ! lance Saint Nicolas.

De façon assez peu surprenante, l’esprit d’Adolf se détache aussitôt de ces éléments de découverte et réagit vigoureusement à son ordre ; d’un geste vif, il parvient à se débarrasser de la main posée sur son épaule et empoigne Saint Nicolas pour, dans son idée, lui coller cette fois son poing dans la figure. Frustré d’avoir été interrompu dans la contemplation de ses plaisantes exhalaisons, il veut lui faire payer son empressement. Il est vrai que ces petites vapeurs que l’on voit sortir de soi constituent un plaisir incomparable, mais il faut avoir perdu la vie au moins une fois dans sa vie pour réaliser et comprendre cela.

Emporté par sa colère, Adolf remarque avec un temps de retard que Saint Nicolas est étrangement plus grand que tout à l’heure, lorsqu’ils étaient encore en compagnie de Jésus.

- Voyons, Kitty, cesse cela ! Tu froisses mon aube ! lui reproche Saint Nicolas.

Adolf tique. Il n’a pas saisi le curieux diminutif que Saint Nicolas vient d’utiliser à son encontre. Il veut d’abord croire à une sorte de bafouillage qui l’aurait fait passer d’Adolf à Kitty, avant de réfléchir à une possible raillerie ou à un calembour qu’il n’aurait pas compris. Il libère finalement son adversaire et s’abstient de le défroisser après coup - ce geste aurait témoigné d’une forme d’estime absolument absente de sa pensée – préférant défroisser, sans lâcher des yeux ce religieux qui l’agace, son propre costume. Seulement voilà ! ses mains ne reconnaissent pas l’étoffe dans laquelle il a été confectionné ! La rencontre de ses doigts avec le rabat de ses poches ne se fait pas, le tissu n’est plus aussi lourd au toucher, les coutures ne sont plus aussi raides et les boutons métalliques ont disparus ! Ce qu’il sent est beaucoup plus léger et aérien, ses ongles accrochant même une succession de volants faits d’une sorte de mousseline qui l’incitent à machinalement porter son regard sur ce qu’il ne reconnait pas comme étant son costume militaire… et c’est pour lui une étonnante découverte que de se voir vêtu d’une robe blanche d’aspect dominical !

- Qu’est-ce que ça veut dire ? lâche-t-il sous l’effet de l’ahurissement.

Il découvre également que son corps est affublé de mains juvéniles et féminines, de bras imberbes et fluets, de jambes minces et pâles, d’épaules chétives et de cheveux longs coiffés ensemble vers l’arrière de son crâne. Il découvre, en la palpant, qu’il possède également une courte queue de cheval. Sa stupéfaction est totale ! Hébété, il plante un regard désespéré dans celui de Saint Nicolas, tandis qu’il découvre en les palpant également de petites perles nacrées fichées dans le lobe de ses oreilles. Instinctivement, il cherche du bout des doigts la petite moustache drue qu’on lui connaît, mais constate avec effroi qu’elle n’est plus là.

- Qu’est-ce que tu as, Kitty ? lui demande Saint Nicolas l’air amusé.

Adolf ne sait pas quoi dire tellement il est horrifié. Au même moment, une voix dont il ne comprend pas la provenance se met à parler autour d’eux :

- « Je vais pouvoir, j’espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à personne. »

Désemparé, Adolf interroge Saint Nicolas :

- Qu’est-ce que c’est que cette fourberie ?

Saint Nicolas tente de dissimuler son plaisir derrière un masque d’incompréhension :

- De quoi parles-tu, Kitty ?

- « Je vais commencer au moment où je t’ai reçu. C’était mon anniversaire ! » dit encore la voix sortie de nulle part.

Adolf pointe aussitôt son petit menton de fillette vers Saint Nicolas et, imaginant pouvoir se faire menaçant, enchaîne les questions :

- Cesse de m’appeler Kitty ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Pourquoi suis-je accoutré de la sorte ? Qu’est-ce que je fais dans ce corps de pucelle ? Et d’où provient cette voix que j’entends ?

- Ma foi, c’est pourtant simple, Kitty ! La robe que tu portes est pareille à celles que portent toutes les jeunes filles de ton âge ; et c’est d’ailleurs la seule que tu aies, alors je t’invite à en prendre grand soin !

La colère d’Adolf envahit les traits de Kitty :

- Il n’en est pas question ! hurle-t-il.

- « À six heures, je n’avais pas le droit de me lever, dit la voix, alors j’ai dû contenir ma curiosité jusqu’à sept heures moins le quart. Là, je n’y tenais plus, je suis allée dans la salle à manger où Moortje le chat m’a souhaité la bienvenue en me donnant des petits coups de tête. »

- C’est toi qui vas en prendre un, coup de tête, si tu n’arrêtes pas cette trahison ! hurle encore Kitty à l’adresse de Saint Nicolas.

- Allons ! Kitty ! Il y a des gens qui nous regardent ! gronde ce dernier.

En effet, de l’autre côté du canal, au coin des rues Prinsengracht et Bloemgracht, des passants surpris par les cris matinaux de la jeune fille devant le 263 Prinsengracht se sont immobilisés pour la considérer avec étonnement. Sans hésiter, Adolf les défie du regard et ne comprend pas pourquoi ils restent figés, alors que, d’ordinaire, la crainte qu’il inspirait autrefois faisait se détourner tous les regards. Les poings posés sur les hanches, Saint Nicolas adopte une posture de tuteur froissé, puis, pour tenter de dissiper le malentendu et faire cesser le voyeurisme, il saisit Adolf par les épaules pour qu’il leur tourne le dos. Dans le mauvais reflet des portes vitrées de la bâtisse face à lui, Adolf entrevoit sa silhouette et réalise que ce n’est pas le Führer que ces gens toisaient, mais bel et bien une jeune fille qu’ils ont dû juger étonnamment irrévérencieuse.

- « C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. » dit la voix.

Adolf désigne la vitre dans laquelle il se devine et tape nerveusement le sol avec le pied :

- Mais qui parle ?! Et qu’est-ce que c’est que ce corps de jouvencelle ?!

- « Non seulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans. »

- Comment ça une écolière de treize ans ?! répète Adolf déconcerté.

- « À vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envie d’écrire, et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens : ce dicton m’est venu à l’esprit par un de ces jours de légère mélancolie où je m’ennuyais. Et comme je n’ai pas l’intention de jamais faire lire à qui que ce soit ce cahier cartonné paré du titre pompeux de Journal, personne n’y verra probablement pas d’inconvénient. »

- Si ! lance Adolf en tapant une nouvelle fois du pied, le regard planté dans son mauvais reflet. Moi, j’en vois un d’inconvénient !

- « Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie. »

- Je veux que cesse immédiatement cette mascarade ! crie Adolf qui veut se retourner vers Saint Nicolas.

Mais celui-ci l’en empêche et l’entraîne plutôt vers l’intérieur du 263 Prinsengracht pour soustraire aux yeux de la rue le spectacle gênant qu’offre leur tandem. Tandis qu’ils pénètrent tout deux l’étroit petit immeuble, Adolf entend encore :

- « Mon père, le plus chou des petits papas, avait trente-six ans quand il a épousé ma mère, qui en avait alors vingt-cinq. Ma sœur Margot est née en 1926, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Le 12 juin 1929, c’était mon tour. J’ai habité Francfort jusqu’à l’âge de quatre ans. »

Adolf est immédiatement intrigué par la mention faite par cette voix off étonnamment audible aux villes allemandes qu’elle évoque.

- « Comme nous sommes juifs à cent pour cent, mon père est venu en Hollande en 1933. »

Tandis qu’il résiste tant bien que mal au fait d’être guidé par Saint Nicolas, Adolf réagit au mot « juif » qui réveille en lui son esprit raciste et policier, et porte toute son attention sur les détails de ce qui est dit pendant qu’il avance vers l’immeuble. Le père de la jeune voix a été nommé directeur d’une société néerlandaise sise dans l’immeuble et spécialisée dans la préparation de confitures ; son épouse l’a rejoint en septembre de la même année tandis que la jeune voix, accompagnée de sa sœur Margot, a préalablement rejoint sa grand-mère à Aix-la-Chapelle, avant de finalement rejoindre ses parents un peu plus tard.

- Toutes ces informations semblent t’intéresser, Adolf… Heu, je veux dire, Kitty ! intervient Saint Nicolas au moment de pénétrer une étroite petite pièce dans laquelle se font face deux portes vitrées.

- Tu l’entends toi aussi cette voix ? grimace Adolf qui a besoin de croire qu’il n’est pas subitement devenu fou, et qui prête encore l’oreille, découvrant maintenant que la voix a servi de cadeau lors de l’anniversaire de sa grande sœur, qu’elle a été scolarisée dans une école Montessori, avant d’être admise dans le même lycée juif que cette dernière.

- Ne te fatigue pas à retenir toutes ces informations, Adolf ! Ta guerre, ça fait longtemps que tu l’as perdue ! élude Saint Nicolas avant d’inviter Kitty à franchir la porte de gauche.

Sur le moment, ce n’est plus tant le fait d’être appelé Kitty qui déroute Adolf, ni le corps qu’il habite, mais le récit que fait la voix sortie de nulle part.

- « Les lois antijuives de Hitler n’ont pas épargné les membres de la famille qui étaient restés en Allemagne. », déplore-t-elle.

S’élève maintenant devant eux un escalier abrupt auquel Adolf ne prête pas attention, tant l’évocation de son propre nom dans le récit lui procure un sentiment étrange.

- « En 1938, après les pogroms, mes deux oncles ont pris la fuite et se sont retrouvés sains et saufs en Amérique du Nord. »

Attentif aux informations que donne la voix, Adolf se laisse désormais mollement guider par Saint Nicolas qui lui indique falloir gravir les marches devant lui.

- « À partir de mai 1940, c’en était fini du bon temps. Nos misères, à nous les Juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédées sans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. »

Peu attentif à ce qu’il fait, Adolf se prend le pied dans sa robe à la troisième marche et trébuche en se cognant douloureusement le genou. Instinctivement, Saint Nicolas tend vers lui un bras secourable mais Adolf, vexé, le refuse et peste contre son embarrassant vêtement qu’il retrousse grossièrement avant de poursuivre son ascension, sans s’émouvoir du retour des sensations physiques dans sa vie, tant il est absorbé par ce que dit la voix.

- « Les Juifs doivent porter l’étoile jaune, redémarre-t-elle. Les Juifs doivent rendre leurs vélos, les Juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les Juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les Juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures ; les Juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les Juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin… »

Agacé, Adolf se met à faire claquer lourdement ses chaussures de fillette contre les marches au rythme des interdits, dans le but fantaisiste de couvrir la voix qui les scande. En vain.

- « Les Juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les Juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les Juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les Juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les Juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les Juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les Juifs doivent fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. Jacqueline me disait toujours : "Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ce soit interdit !" »

Soudain, Adolf se retourne et grogne :

- Elle va égrener comme ça encore longtemps ?

- Quoi ? Elle te dérange cette liste ? Elle est de toi, pourtant ! ironise Saint Nicolas.

Sur leur droite se tient une porte en bois clair portant l’inscription Bureau peinte à l’encre noire, mais Saint Nicolas lui indique devoir rejoindre la porte qui ferme le haut de l’escalier. Robe toujours retroussée, Adolf gravit nerveusement les marches restantes et ouvre sèchement ladite porte derrière laquelle il découvre un étroit couloir au sol recouvert d’une moquette rouge. Comme il ne se décide pas à avancer, Saint Nicolas le pousse dans le dos du bout des doigts pour l’inciter à le faire. À quelques pas seulement, trois nouvelles marches en bois vernis permettent d’accéder à un second couloir en angle droit. L’architecture du bâtiment semble complexe aux yeux d’Adolf, il y a des coins et des recoins un peu partout, les portes ne sont pas toutes identiques, ne sont pas toutes faites du même bois, certaines sont percées de vitres occultées par des rideaux tendus depuis l’intérieur, d’autres sont aveugles, seules les lampes accrochées au plafond du couloir, rondes et régulièrement espacées, sont du même modèle et font penser, de loin, aux coursives étroites d’un navire.

- « Le monde entier s’est mis tout à coup sans dessus dessous, mais vois-tu, Kitty, je vis encore et c’est le principal, comme dit Papa. Oui, c’est vrai, je vis encore. »

Adolf s’avance à pas feutrés, comme le ferait vers l’inconnu un cambrioleur. Un sentiment inconfortable vient de germer dans son esprit, comme s’il craignait désormais de faire à chaque pas une découverte synonyme de risques pour sa vie. Saint Nicolas remarque cette hésitation, s’en satisfait et choisit de ne rien presser.

- « À trois heures quelqu’un a sonné à la porte. Margot est apparue tout excitée. "Il est arrivé une convocation des S.S. pour Papa". Ça m’a fait un choc terrible, une convocation, tout le monde sait ce que cela veut dire, je voyais déjà le spectre des camps de concentration et des cellules d’isolement et c’est là que nous aurions dû laisser partir Papa. »

La crainte diffuse que ressent Adolf se mue peu à peu en un tourment qui se met à circuler en rond dans son cerveau, en même temps que, dans sa jeune poitrine, quelque chose se crispe.

- « "Il n’est pas question qu’il parte" affirma Margot. "Maman est allée chez Van Daan demander si nous pouvons nous installer demain dans notre cachette. Les Van Daan vont se cacher avec nous." a-t-elle ajouté. »

Alors qu’il ne se sent pas lui-même en sécurité, Adolf s’agace d’entendre parler de menace et ralentit, obligeant Saint Nicolas à le pousser une nouvelle fois pour le faire avancer.

- « Soudain, la sonnette retentit. » annonce la voix.

Adolf tressaille. La main qu’il vient de sentir dans son dos lui paraît si pressante qu’il se demande si elle ne le guide pas vers une issue menaçante. Il prend soudain pleinement conscience qu’il habite un corps de fillette et ressent, pour la première fois de sa vie, un singulier sentiment d’insécurité !

- « La convocation n’était pas pour Papa mais pour Margot. Ça m’a fait encore un choc et j’ai commencé à pleurer. Margot à seize ans, ils font donc partir des filles aussi jeunes ! »

Adolf, que cette histoire de convocation ne met pas du tout à l’aise parce qu’il porte lui-même une robe de jeune fille, questionne Saint Nicolas :

- Qu’est-ce qu’on fait ici ? Vers quoi tu m’emmènes ?

- Vers où, vers quoi, vers qui ? lui répond Saint Nicolas de manière énigmatique.

- « Mais elle n’irait pas, Maman était formelle, et c’est sans doute à cela que Papa avait fait allusion quand il m’avait parlé de nous cacher. »

L’esprit d’Adolf fait des nœuds. À l’évocation de ce mot soupçonneux "se cacher", il se veut policier et veut en savoir davantage. Mais, d’un autre côté, il n’aime pas cette histoire de convocation adressée à la jeune sœur de la voix. Il se demande avec inquiétude sur qui il va tomber au bout de tous ces couloirs.

- « Nous cacher ? Mais où ? En ville, à la campagne, dans une maison, une cabane, où, quand, comment ? » s’inquiète de son côté la voix.

Le stress de cette dernière se combine au stress que ressent Adolf ; elle enchaine les questions alors qu’il souhaiterait obtenir des réponses. Puis, elle raconte qu’elle et sa sœur ont commencé à ranger dans leurs cartables tout un tas de choses en vue de fuir, tout un fourbis fait de bigoudis, d’un peigne, de mouchoirs, de livres de classe et de vieilles lettres, sans oublier le précieux journal auquel elle semble tenir beaucoup, mais tout ces détails n’intéressent pas Adolf dont l’attention est à l’écoute de l’obsédante peur qu’elle a de devoir aller se cacher dans un endroit inconnu, parce qu’elle fait écho à la sienne.

- « Je fourrais n’importe quoi dans la sacoche, mais je ne le regrette pas, je tiens plus aux souvenirs qu’aux robes. »

À ce propos, même si de son côté il trouve intolérable et honteux de devoir en porter une, Adolf s’étonne en secret de soudainement trouver quelques vertus à la sienne. En la circonstance, étant donnée la disparition de son uniforme, sa robe lui permet, au moins, de ne pas se sentir tout nu. Il n’a pas les mots exacts pour décrire ce qu’il ressent, mais, en ce lieu étrange qu’il inspecte contre son gré, il a l’impression d’être un peu en sécurité à l’intérieur de ce vêtement…

- « Nous nous sommes couverts d’habits comme pour passer la nuit dans une glacière. Aucun Juif dans notre situation ne se serait risqué à quitter sa maison avec une valise pleine d’habits. J’avais mis deux chemises, trois culottes, une robe, et par dessus une jupe, une veste, un manteau d’été, deux paires de bas, des chaussures d’hiver, un bonnet, une écharpe et bien d’autres choses encore, j’étouffais déjà avant de sortir, mais personne ne s’en souciait. »

Est-ce parce que ce qu’il entend détient un pouvoir suggestif qu’Adolf commence à avoir chaud lui aussi ? C’est possible, car ce n’est pas la robe qu’il porte qui peut être la cause de ses soudaines bouffées de chaleur, elle est bien trop légère pour cela. Gêné par ses vapeurs, il décide de marquer une pause dans sa lente progression, tourne la tête pour sonder le regard de Saint Nicolas et le questionner encore :

- Tu ne veux rien me dire sur les raisons de tout cela ?

- Que ce soit clair, Adolf, lui répond sèchement Saint Nicolas, tu veux parler de ce que tu es en train de vivre toi, ou bien tu t’intéresses à ce que ces gens sont en train de vivre eux ?

- Pourquoi tu cherches à m’embrouiller comme ça ? grogne Adolf.

- Non, c’est juste que s’agissant de ce qu’ils vivent eux, la raison c’est toi !

- « J’ignorais quelle serait notre mystérieuse destination, se désole la voix. Nous avons refermé la porte derrière nous. Les lits défaits, les restes du petit déjeuner sur la table, tout donnait l’impression que nous étions partis précipitamment. Nous marchions sous la pluie battante, chacun portant un cartable bourré jusqu’à ras bord d’objets les plus hétéroclites. Les ouvriers qui allaient au travail à cette heure matinale nous lançaient des regards de pitié ; le jaune éclatant de l’étoile en disait assez long. »

- Je ne comprends pas, s’interroge Adolf. Ils vont où ces… gens ? Ils quittent l’immeuble ? C’est leur maison ici ?

Mais Saint Nicolas ne répond pas. Il sait qu’Adolf s’est retenu de dire le mot « Juifs » au moment de dire le mot « gens ».

- Ça sert à quoi de venir ici ? insiste Adolf.

- « C’est seulement dans la rue que Papa et Maman m’ont dévoilé leur plan pour nous cacher. »

Tandis que la voix explique que sa famille faisait sortir depuis plusieurs mois de leur maison autant de mobilier et de vêtements que possible, dans le but d’aménager petit à petit leur future cachette et de la rendre la plus confortable possible en attendant l’heure de l’investir pour de bon et de s’y cacher durablement, Adolf détaille l’endroit autour de lui et ne comprend pas :

- Si nous ne sommes pas dans leur ancienne maison, nous sommes donc dans leur cachette ? veut-il essayer de deviner.

Saint Nicolas lui répond par une mimique qui laisse penser qu’il s’agit effectivement de deviner.

- Quoi ? C’est une sorte de jeu de devinette ? Un jeu de cache-cache ? Il faut que je les trouve ? C’est ça ?

- Tu verras bien assez tôt, se contente de lui répondre Saint Nicolas.

- À moins qu’on soit là pour se cacher nous aussi ! ironise nerveusement Adolf en ricanant.

- « La convocation avait devancé de dix jours notre départ, si bien qu’il nous fallait nous contenter d’appartements moins bien arrangés. »

- Ça ne peut pas être ici qu’ils doivent venir se cacher, il n’y a pas d’appartement, il n’y a que des couloirs, des escaliers et des bureaux !

- « La cachette se trouvait dans les bureaux de Papa. C’est un peu difficile à comprendre quand on ne connaît pas la situation, c’est pourquoi je vais donner quelques explications supplémentaires. »

Adolf approuve l’initiative, mais la description qui vient ensuite ne l’aide pas beaucoup car, empressée, la voix passe en revue beaucoup de choses en même temps, donne de très nombreux détails, part du rez-de-chaussée où se trouve un grand entrepôt dans lequel sont stockés de la cannelle moulue, des clous de girofle et, dit-elle, de l’ersatz de poivre, avant de lister différentes portes auxquelles Adolf n’a pas vraiment prêté attention en arrivant. Elle évoque ensuite un escalier qu’Adolf ne comprend pas être celui contre les marches duquel il s’est cogné le genou. Le front ridé par l’effort de réflexion, il tente de suivre mentalement les éléments du récit, mais il est pris d’une sorte de tournis :

- Elle va trop vite… râle-t-il dans sa barbe.

Mais la voix continue sa description, parle de plusieurs autres portes dont celle portant l’inscription Bureau en lettres noires devant laquelle Adolf est passé un peu plus tôt :

- Ça, c’est bon ! Je l’ai vu passer ! se réjouit-il.

Puis, il est question d’un petit cabinet qu’Adolf ne localise pas, puis d’un bureau de direction qui serait petit, renfermé et sombre, mais dont il ne comprend pas non plus l’emplacement. Puis, il est question d’une remise à charbon, d’un étroit couloir et de quelques marches qui permettraient d’atteindre un soit disant joyau dans tout le bâtiment, un bureau privé joliment meublé, avec du linoléum et des tapis, une radio et une lampe élégante. Pour s’aider, Adolf désigne du doigt les différents points cardinaux de l’immeuble, cherche à reconstruire la configuration des lieux en fonction des éléments qu’égrène la voix, mais ce n’est que façade ; en réalité, il est totalement perdu.

- « Une grande et vaste cuisine avec chauffe-eau et une gazinière à deux feux et à côté, des toilettes. Voilà pour le premier étage. » continue la voix, enthousiaste.

- Elle va beaucoup trop vite ! s’agace Adolf en s’adressant à Saint Nicolas. 

- « Du couloir d’en bas, un simple escalier monte à l’étage supérieur. En haut, il y a un petit passage baptisé palier ».

Saint Nicolas, qui s’amuse en secret du spectacle qu’offre Adolf en se montrant complètement paumé, l’invite cette fois à gravir les marches dudit escalier devant lequel ils se trouvent précisément. Robe retroussée, Adolf le gravit et débouche effectivement sur le palier qu’a décrit la voix ; il y a là deux portes. La voix précise que celle de gauche mène au bâtiment sur rue, à la réserve d’épices et vers d’autres pièces qu’ils n’iront pas voir.

- « À droite se trouve l’Annexe. Nul ne soupçonnerait que tant de pièces se cachent derrière cette simple porte peinte en gris ! »

- On y est ! lui indique Saint Nicolas.

- Comment ça, on y est ?

- Ne sois pas si tendue, Kitty !

- Je suis parfaitement calme ! ment Adolf. Et puis cesse de m’appeler Kitty ! C’est juste qu’elle va trop vite ! On ne comprend rien à tout ce qu’elle dit !

- Beaucoup de choses sont allées très vite pour beaucoup de gens à cause de toi à cette époque, tu sais ! lui fait remarquer Saint Nicolas avant de l’inviter à franchir la porte peinte en gris, au-delà de laquelle ils découvrent, face à eux, un énième escalier, bien plus raide que les précédents. C’est à partir d’ici que ça se passe !

- C’est à partir d’ici que ça se passe « quoi », à la fin ? exige de savoir Adolf.

Mais Saint Nicolas ne répond pas. Il laisse la voix continuer ses explications. Elle indique que l’étroit petit couloir à gauche de l’escalier donne accès à une pièce destinée à devenir à la fois salle de séjour et chambre à coucher de la famille Frank, tandis que la pièce plus petite située juste à côté servira de chambre à coucher et de salle d’étude aux deux sœurs. À droite de l’escalier, elle leur apprend que derrière la porte se trouve une pièce sans fenêtre avec un lavabo et des toilettes.

- Donc, ici, c’est une cachette ? veut s’entendre confirmer Adolf. La cachette de Juifs dénommés Van Daan et Frank, c’est ça ?

- « Quand, en haut de l’escalier, on ouvre la porte, on est surpris de trouver une pièce grande, claire et spacieuse. » indique maintenant la voix, comme pour inviter le tandem à gravir les marches devant eux.

- C’est là-haut qu’ils se cachent ? demande Adolf.

Saint Nicolas, irrité par la permanence du racisme décomplexé d’Adolf, peste :

- Monte ! ordonne-t-il d’une voix grave en désignant de son bras le haut de l’escalier, donnant l’impression de commander à un enfant de monter dans sa chambre pour le punir.

Adolf ne passe pas à côté de cette impression et renâcle pour montrer qu’il n’aime pas être ainsi traité. Puis, tout en dissimulant qu’il appréhende de rencontrer quiconque là-haut, juif ou pas, parce qu’il n’assume pas la robe qu’il porte, il la retrousse et gravit les marches d’un trait à contrecœur. Parvenu au sommet, il découvre la pièce que la voix avait annoncée. Elle est effectivement grande, comprend un coin cuisine composé d’une cuisinière et d’un évier, d’un coin salon avec un lit double en guise de canapé, sur lequel sont posés beaucoup de cartons, d’un coin salle à manger dotée d’une grande table envahie, elle aussi, de cartons, et de tout un tas de choses qui semblent devoir être rangées. La voix précise qu’à côté se trouve une petite pièce de passage qui permet d’accéder au grenier et aux combles, mais qui doit également servir de chambre au fils des époux Van Daan.

- « Voilà, je t’ai présenté toute notre belle Annexe ! » s’exclame-t-elle.

La robe encore roulée entre ses doigts, Adolf parcourt des yeux l’endroit qu’il juge misérable, sinistre et poussiéreux, et demeure perplexe.

- « Il est très probable que ma description à rallonge t’a fortement ennuyée, mais je trouve qu’il faut quand même que tu saches où j’ai atterri. » semble vouloir lui expliquer la voix.

Las de ne pas comprendre ce qu’on attend de lui, Adolf ne peut se retenir de questionner Saint Nicolas :

- Qu’est-ce qu’on fait ici, hein ? Dis le moi, s’il te plait, parce que, là, moi je… On est où ? C’est quoi cet endroit ? On est chez qui ? De qui elle parle cette voix ? Et puis d’ailleurs, c’est qui ? 

- À l’époque où elle raconte tout ça, cette voix comme tu dis, elle ne comprenait pas plus que toi ce qui lui arrivait, lui répond Saint Nicolas.

Pour montrer sa désapprobation de ne pas obtenir de réponse plus claire, Adolf décide de ne pas pénétrer la pièce et de rester sur son seuil. Il fait demi-tour sur lui-même pour faire face à Saint Nicolas légèrement en contrebas, puis, d’un geste quasi instinctif, lâche sa robe et la défroisse avant de s’asseoir sur la marche où il se trouve. En son for intérieur, afin de se donner un peu de contenance, une intuition vient effectivement de lui suggérer de maîtriser à l’avenir son vêtement, cela participera peut-être, pense-t-il, à lui rendre la fierté qu’avec lui on essaye de lui soustraire.

- « À notre arrivée à l’Annexe, nous nous sommes retrouvés tout seuls, explique la voix. Notre salle de séjour et les autres pièces étaient pleines d’un fouillis indescriptible, tous les cartons qu’on avait envoyés au cours des mois précédents étaient empilés par terre et sur les lits ; la petite chambre était bourrée de literie jusqu’au plafond.  Si nous voulions dormir le soir dans des lits à peu près bien faits, il fallait s’y mettre tout de suite et ranger tout le fourbi. Papa et moi, les deux rangeurs de la famille, voulions commencer sans plus attendre. Nous avons passé toute la journée à déballer des cartons, à remplir des placards, à planter des clous et à ranger jusqu’au soir, et nous nous sommes écroulés dans des lits bien propres. Nous n’avions rien mangé de chaud de toute la journée, mais cela ne nous avait pas arrêtés. »

À son grand étonnement, Adolf perçoit effectivement des bruits de coups de marteau dont il situe mal la provenance, car ils semblent venir de divers endroits dans le bâtiment. Tout en restant assis sur sa marche, il se penche un peu en arrière vers la grande pièce pour inspecter le fourbi qu’elle contenait, et constate avec surprise qu’il a diminué ; des cartons ont disparu de sur le lit-canapé et de sur la table.

- Ce n’était pas comme ça il y a une seconde ! commente-t-il incrédule en se retournant vers Saint Nicolas qui confirme en opinant du chef. Il y a quelqu’un ici ? Pourquoi je ne vois personne ?

Comme Saint Nicolas ne réagit pas, il insiste :

- Elle est là, cette voix que j’entends ? Elle et sa famille, ils sont là ? Pourquoi les choses changent-elles au fur et à mesure qu’elle parle ?

- Tu veux les voir ?

- Ce ne sont pas des fantômes, tout de même ! On peut les voir, j’imagine !

- Non, Kitty, ce ne sont pas des fantômes, ce sont de vrais gens.

- Alors pourquoi je ne les vois pas ?

- Tu ne les vois pas parce que tu n’as jamais voulu les voir, Adolf ! Tout simplement !

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Tu ne les as jamais regardé tels qu’ils étaient, ces gens ! Être regardé, c’est pouvoir Être, et ainsi exister vraiment ! C’est pour ça qu’il s’est montré, Jésus !

- Et toi ! Tu te montres, peut-être ? veut se moquer Adolf.

- Indirectement, oui ! Mais je n’ai pas tant besoin de me montrer pour laisser comprendre que je vois les gens. Toi, même quand ils se montrent, tu ne les vois pas, les gens. Tu n’as jamais regardé personne d’autre que toi-même ! Les autres, tu t’es contenté de les stéréotyper ! De les essentialiser ! Te souviens-tu de ce que tu as écrit dans ton bouquin ? Te souviens-tu de cette cave dans laquelle tu faisais vivre une famille entière de travailleurs pour les besoins d’une de tes démonstrations ridicules ?

Pour ne pas avoir à s’expliquer, Adolf feint de ne plus se souvenir.

- "Dans deux pièces d'une cave habite une famille de sept travailleurs", se met à le citer Saint Nicolas. "Sur les cinq enfants, un marmot de trois ans. L'étroitesse et l'encombrement du logement sont une gêne de tous les instants : des querelles en résultent. Ces gens sont tassés les uns sur les autres, les minimes désaccords qui se résolvent d'eux-mêmes dans une maison spacieuse occasionnent ici d'incessantes disputes."

Le visage d’Adolf s’assombrit mais il continue de feindre qu’il ne sait pas de quoi parle Saint Nicolas.

- "Passe encore entre enfants, un instant après ils n'y pensent plus. Mais quand il s'agit des parents, les conflits quotidiens deviennent souvent grossiers et brutaux à un point inimaginable. Et les résultats de ces leçons de choses se font sentir chez les enfants. Il faut connaître ces milieux pour savoir jusqu'où peuvent aller l'ivresse et les mauvais traitements. Un malheureux gamin de six ans n'ignore pas des détails qui feraient frémir un adulte. Empoisonné moralement et physiquement sous-alimenté, ce petit citoyen s'en va à l'école publique et y apprend tout juste à lire et à écrire. Il n'est pas question de devoirs à la maison, où on lui parle de sa classe et de ses professeurs avec la pire grossièreté. Aucune institution humaine n'y est d'ailleurs respectée, depuis l'école jusqu'aux plus hauts corps de l'État ; religion, morale, nation et société, tout est traîné dans la boue. Quand le garçonnet quitte l'école à quatorze ans, on ne sait ce qui domine en lui : ou une incroyable sottise ou une insolence caustique et une immoralité à faire dresser les cheveux." C’est ta prose ! conclut Saint Nicolas. Tu n’as jamais voulu voir les gens, Adolf ! Tu n’as jamais rien fait d’autre qu’extrapoler à leur sujet ! Leur réalité, leurs vraies vies et leurs vraies personnalités, tu ne les as jamais regardées en face. Alors es-tu bien sûr, cette fois, de vouloir les voir, ces gens entassés dans leur cachette ?

Face à ses écrits ainsi moqués et pour donner le change à la colère sourde de Saint Nicolas, Adolf le dévisage et laisse poindre sur son propre visage une expression de colère emplie d’un désir de violence physique. Il ne peut pas s’en rendre compte, mais l’effet que produit cette colère sur le visage de Kitty est d’une telle laideur que Saint Nicolas s’interdit d’aller plus loin. Tandis que les deux personnages se dévisagent froidement, la voix se fait de nouveau entendre et aussitôt ils s’y s’intéressent :

- « Papa a amélioré le camouflage des fenêtres qui était insuffisant, nous avons frotté le sol de la cuisine et une fois de plus, nous nous sommes activés du matin au soir. Je n’ai pour ainsi dire pas eu un seul instant pour réfléchir au grand changement qui s’était produit dans ma vie. »

Sans comprendre comment cela a pu se produire, Adolf se penche à nouveau et constate l’amélioration du camouflage des fenêtres et perçoit très clairement que le sol n’est plus aussi sale et poussiéreux qu’il y a un instant.

- Alors, qu’est-ce que tu penses de tout ça ? lui demande Saint Nicolas.

Au lieu de commenter les efforts d’organisation dont fait preuve la jeune voix et son énergie, Adolf pense aussitôt à lui, à l’expérience qu’il subit, qu’il est tenté de la qualifier de stupide, mais il préfère s’abstenir et s’attarde sur la satisfaction qui est la sienne de voir que les choses changent sans qu’il soit besoin pour ceux qui s’affairent de le voir vêtu d’une robe.

- « Chère Kitty, pour la première fois depuis notre installation, l’idée de ne jamais pouvoir sortir m’oppresse plus que je ne suis capable de le dire et j’ai très peur qu’on nous découvre et qu’on nous fusille. »

- Alors ? Tu veux les voir ou pas, ces gens ? relance Saint Nicolas.

- Je ne sais pas ! s’irrite Adolf.

- Qu’est-ce qui te travaille le plus ? L’idée de les voir ? Ou bien l’idée que quelqu’un soit fusillé ?

- Bon écoute-moi Saint Truc ! se cabre Adolf. J’en ai marre de ton petit jeu ! Ce n’est plus de mon âge ! Je ne sais pas ce que tu cherches, mais moi je n’ai rien à faire ici ! Je veux m’en aller !

Constatant que Saint Nicolas ne réagit pas, il ajoute :

- À quoi ça rime de toute façon, tout ça ? Je suis censé comprendre quoi de cette histoire ?

Réalisant qu’il parle fort, Adolf s’en inquiète tout à coup et questionne Saint Nicolas à voix basse :

- Tu crois qu’ils m’entendent ?

Saint Nicolas fait un effort pour masquer son amusement et conserver un visage grave :

- La question n’est pas de savoir si ils t’entendent ou pas. La question est de savoir ce que tu pourrais leur dire.

Adolf soupire de lassitude. Il ne sait plus comment fuir le sujet et sa pensée s’épuise.

- Tout l’intérêt de ce jeu, comme tu le nommes, est de choisir avec soin ta posture !

- Donc tu vas m’obliger à écouter encore longtemps toutes ces fadaises, si je comprends bien !

- « Papa est le seul à me comprendre de temps en temps. » dit la voix.

- De quoi elle se plaint ? lance Adolf agacé. Chez moi c’était tout le contraire !

- « Moortje, le chat, me manque à chaque instant de la journée et personne ne sait à quel point je pense à lui ; chaque fois, j’en ai les larmes aux yeux. »

- Non mais c’est sérieux, là !? Je te préviens, je ne vais pas supporter ça bien longtemps ! Qu’est-ce que ça peut bien me faire, à moi, ces pleurnicheries et ces histoires de chat ? Hein ? Je te le demande !

- C’est donc ça, ta posture ? critique Saint Nicolas.

- Mais qu’est-ce que tu veux de moi, à la fin ?! Que je sois ami avec cette… gamine ?

L’hésitation dont vient de faire preuve Adolf entre l’emploi du mot « gamine » au lieu du mot « Juive » n’échappe pas à Saint Nicolas :

- Ça dépend.

- C’est n’importe quoi !

- Tu as bien été ami avec Bernile !

Surpris mais fidèle à sa mauvaise foi, Adolf feint de ne pas comprendre :

- Comment ça ?

- Rosa Bernhardine Nienau ! Autrement appelée la petite Bernile, tu ne te souviens pas ? Cette petite fille avec qui tu as entretenu une relation amicale et que tu as quelques fois reçue au Berghof !

Impassible et feignant d’être tout à coup concentré sur sa robe, Adolf s’entête à montrer qu’il ne souvient pas.

- Toi qui te plaignais auprès de Jésus d’avoir conservé toute ta mémoire, je te trouve bien amnésique ! se moque Saint Nicolas.

Adolf ne répond pas. Il se remémore en secret les moments passés avec la petite Bernile entre 1933 et 1938. Son père médecin était mort peu avant sa naissance et elle vivait depuis à Munich entourée de sa mère infirmière et de sa grand-mère. Elle était venue un jour à sa rencontre en compagnie de sa maman et d’une foule de curieux, non loin du Berghof. Au prétexte qu’elle était née comme lui un vingt avril, sa mère l’avait poussée au premier rang du flot des visiteurs pour attirer son attention. De ce premier contact, naquit une sorte d’amitié entre Bernile et lui, qui fit que, malgré les réticences de son entourage politique, Adolf, jugeant la petite fille gentille et très attentionnée, accepta de recevoir plus tard la mère et l’enfant dans sa résidence privée du Berghof. Bernile l’avait rapidement appelé « mon oncle » et lui avait même tricoté une écharpe et des chaussettes pour qu’il n’attrape pas froid. Un jour qu’ils avaient déambulé tout les deux dans les allées du domaine, ils avaient partagé ensuite un goûter fait de fraises avec de la chantilly, et, pour lui faire plaisir, il s’était plusieurs fois laissé photographier en sa compagnie, autrement que pour nourrir sa propagande, posant volontiers avec celle qu’il surnomma affectueusement en retour « sa jeune mariée ». Durant ces années, elle lui écrivit souvent, mais son secrétaire privé, Martin Bormann, décida un jour d’éloigner définitivement cette petite fille aux ascendances juives et d’interdire la parution des photos pour lesquelles Adolf avait accepté de poser en sa compagnie, car contraires à la propagande officielle…

- Ton photographe personnel, Heinrich Hoffmann, a prétendu que tu t’étais opposé à cette mesure d’éloignement. C’est vrai ?

Adolf ne veut pas répondre. Il se souvient simplement qu’il avait effectivement objecté à son entourage une attitude purement humaine envers la gamine, mais ce fut en vain. Bernile fut définitivement interdite de séjour et Adolf, amer, s’était alors plaint qu’il y ait eu des gens autour de lui dont le seul talent était de lui gâcher chacune de ses petites joies…

- Tu savais que le père de Bernile avait été récompensé de la même croix de fer que toi après la première grande guerre ? Celle que tu as reçue après qu’un officier allemand de confession juive a recommandé ton nom pour son obtention !

Tout à ses souvenirs, Adolf, que l’information surprend pourtant parce qu’il n’était pas au courant, choisit de continuer à faire la sourde oreille et ne relève pas.

- « Je m’invente toujours de beaux rêves, mais la réalité, c’est que nous devons rester ici jusqu’à la fin de la guerre. » intervient la voix.

- Sais-tu à peu près à quelle époque elle écrit ça dans son journal, cette gamine dont tu ne veux pas être l’ami ?

- Comment veux-tu que je le sache ? s’agace Adolf.

- Je vais t’aider un petit peu. La semaine dernière, tu as donné des ordres pour que le site du congrès annuel de ton parti nazi à Nuremberg soit agrandi et aménagé pour accueillir au minimum deux millions de personnes ! Rien que ça !

Le souvenir que vient de faire naître en lui Saint Nicolas le fait sourire d’un sourire pincé.

- C’est délirant, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est en dessous du nombre de tes victimes !

- « Les Van Daan sont arrivés le 13 juillet, intervient encore la voix. Nous pensions qu’ils viendraient le 14, mais comme les Allemands ont commencé à affoler de plus en plus de gens en envoyant des convocations de tous les côtés, ils ont jugé qu’il valait mieux partir un jour plus tôt. »

- Des convocations, des pogroms, des traques inhumaines, et puis l’extermination… Et comme ce n’était jamais assez, dans un mois environ, tu vas émettre une directive ordonnant de renforcer la répression contre la population suspectée de résistance, et tu vas donner plus de latitude à tes unités spéciales SS.

Adolf ne réagissant toujours pas, Saint Nicolas ajoute :

- Combien de personnes ont tenté de se cacher de toi ici, selon toi ?

- « À neuf heures et demie est arrivé Peter, le fils des Van Daan, un garçon de bientôt seize ans, un dadais timide et plutôt ennuyeux dont la compagnie ne promet pas grand-chose. Madame et Monsieur ont fait leur entrée une demi-heure plus tard ; à notre grande hilarité, Madame transportait dans son carton à chapeau un grand pot de chambre. Le premier jour où nous avons été réunis, nous avons mangé ensemble dans la bonne humeur et au bout de trois jours, nous avions tous les sept l’impression d’être devenus une grande famille ».

- Ben sept ! répond Adolf sur le ton de l’évidence.

Las de rester assis sur sa marche d’escalier mais ne voulant pas aller s’asseoir sur le canapé ou sur une des chaises rangées autour de la table car jugés indignes de lui, Adolf soulève brièvement les fesses et se rassoit aussitôt en prenant soin de lisser ensuite sa robe le long de ses cuisses, comme il vit certaines dames le faire autrefois lorsqu’elles étaient venues au Berghof. Comme cela semble surprendre Saint Nicolas, il précise :

- Je ne veux pas salir cette robe que tu m’obliges à porter, si tu veux savoir ! Or rien ici n’est propre !

- Mais… tu as tout à fait raison de vouloir prendre soin de ton vêtement, Kitty ! lui répond Saint Nicolas un peu interdit. Bernile en aurait fait tout autant !

- Pourquoi est-ce que tu me fais vivre tout ça ?

- Pour que tu prêtes enfin attention à certains menus détails de la vie des autres que tu n’as jamais voulu considérer, lui répond paternellement Saint Nicolas. Ils sont insignifiants pour toi, ces gens et ces détails, on le sait, pourtant ils sont sources d’émerveillement quand on veut bien les regarder de près. Tu es là pour ouvrir les yeux sur tout ça. Tu t’en es tenu si éloigné ! La preuve, tu préfères rester dans cette cage d’escalier plutôt que d’explorer leur résidence forcée !

Adolf opine du chef, laissant croire qu’il comprend la leçon, mais le commentaire qu’il bougonne ensuite se révèle décevant :

- C’est parce que j’en ai marre d’être ici. Je veux sortir et m’en aller mais je ne peux pas.

- Rien ne t’en empêche pourtant.

- Si. Cette robe que tu m’obliges à porter.

 - L’extérieur te fait peur ? Tu crains d’être montré du doigt comme tu as voulu qu’on montre du doigt ceux que tu as contraint de porter une étoile jaune et à se cacher ici ? Tu ne cours pourtant pas le même danger qu’eux, tu sais !

Adolf ne réagit pas. Il attend, espérant que son inaction suscitera une nouveauté dans les plans de Saint Nicolas.

- Tu veux retourner d’où tu viens pour retrouver ton joli costume militaire, peut-être ? lui propose en effet ce dernier. Je t’y emmène tout de suite, si tu veux !

Mais contre toute attente, Adolf se montre hésitant :

- Il ne se passe rien là-haut ! se désole-t-il. C’est démoralisant ! Ici non plus, tu me diras, il ne se passe pas grand-chose, mais…

Dans les yeux de Saint Nicolas, une clandestine lueur de satisfaction s’allume :

- Mais quoi ? C’est presque préférable, c’est ça ?

Adolf se retient d’approuver.

- Tu ne trouves pas que ces gens sont loin de ressembler à ceux que tu décris de manière condamnable dans ton bouquin ?

- Attend de voir ! réagit Adolf. Dans peu de temps, ils vont montrer leurs vrais visages et tu verras que j’avais raison !

- « Ce n’est pas le grand amour entre Maman et Mme Van Daan, semble vouloir illustrer la voix. Les occasions de frictions ne manquent pas, pour ne citer qu’un exemple, je te raconterai que Madame a retiré de l’armoire à linge commune tous les draps sauf trois, elle a évidemment décidé que le linge de Maman pouvait servir à toute la famille. En plus, Madame est furieuse qu’on utilise son service plutôt que le nôtre ! »

Adolf se réjouit de ce témoignage. Il lève les yeux en direction de Saint Nicolas et déclare de manière sarcastique :

- Tu vois ? Ça commence exactement comme ça !

- « Note bien, Kitty, que les deux dames ici présentes parlent un néerlandais abominable. Si tu entendais leur charabia, tu serais pliée en deux ! »

Adolf, tout en s’étonnant lui-même de ne plus s’offusquer d’être appelé Kitty, enfonce le clou :

- Même la gamine le dit ! C’est gens sont vulgaires. En tout point ça colle avec ce que je disais !

- « La semaine dernière, un petit incident est venu rompre la monotonie de notre vie à cause d’un livre sur les femmes. Il faut que tu saches que Margot et Peter ont le droit de lire presque tous les livres mais ce livre-ci les adultes préféraient le garder pour eux. »

L’anecdote fait de nouveau réagir Adolf :

- Sotte, insolente, immorale… Voilà ce que va devenir cette engeance !

- « Cela excita immédiatement la curiosité de Peter. Que pouvait-il bien y avoir de défendu dans ce livre ? Il l’a subtilisé à sa mère pendant qu’elle était en train de bavarder en bas et a emporté son butin sous les combles. »

- Qu’est-ce que je disais ! On a déjà un petit voleur !

- « Pendant deux jours, tout s’est bien passé ; Mme Van Daan était parfaitement au courant de son manège, mais s’est bien gardée d’en parler jusqu’à ce que Monsieur découvre le pot aux roses. »

- Bravo, belle éducation !

- « Lui, en revanche, s’est mis en colère, il a confisqué le livre et a cru l’affaire réglée. »

- Heureusement qu’il y a le père pour veiller au grain !

- Il veille au grain comme veillait au grain sûrement le tien, non ? le nargue Saint Nicolas.

- Ça n’a rien à voir ! s’offusque aussitôt Adolf. Ma famille n’était pas juive et ma mère était une sainte !

- « Cependant, il avait compté sans la curiosité de son fils, que l’énergique intervention du papa n’avait nullement désarçonné. Peter avait trouvé le bon moment, celui où personne ne s’occupait du livre ni de lui. À sept heures et demie du soir, pendant que toute la famille écoutait la radio dans le bureau privé, il a repris son trésor et l’a emporté sous les combles. »

- Visiblement, ce gamin non plus n’est pas résolu à écouter ce que lui dit son père ! fait remarquer Saint Nicolas.

- « Il devait normalement être redescendu à huit heures et demie, mais le livre était si captivant qu’il n’a pas vu le temps passer, et il arriva en bas de l’escalier du grenier au moment précis où son père entrait dans la pièce. »

Adolf comprend avec surprise que la scène se déroule à l’endroit exact où ils se trouvent. Ses sens se mettent immédiatement en alerte, mais comme personne n’apparaît nulle part, de peur d’être ridicule, il se ressaisit.

- « On imagine la suite, tape, gifle, bourrade, voilà le livre sur la table et Peter sous les combles. »

À ce moment précis, le bruit d’un objet que l’on plaque violemment sur la table dans la pièce d’à côté, suivi de celui de la trappe du grenier qui se referme en claquant sèchement contre son cadre en bois, se font entendre. Par réflexe, Adolf bondit sur ses jambes tandis que la voix continue sa narration :

- « Trois jours de mines renfrognées, de silences butés, et tout a fini par rentrer dans l’ordre. »

- Trois jours et puis tout rentre dans l’ordre, tu imagines ? commente Saint Nicolas. Ce n’est pas comme certains qui s’entêtaient au point de faire du chantage aux résultats scolaires à leur vieux père, n’est-ce pas ?

Intrigué par les bruits qu’il vient d’entendre avec acuité, Adolf soupire bruyamment pour montrer qu’il s’intéresse davantage à eux plutôt qu’à ce dernier commentaire.

- Te souviens-tu de ce que tu pensais à propos des Juifs à tes débuts ? lui demande soudain Saint Nicolas.

Sans que l’on sache si c’est lié au comportement étrange de la trappe du grenier, quelque part là-haut sous les toits, ou à la méfiance qu’il nourrit envers les sermons de Saint Nicolas, Adolf fronce les sourcils.

- Laisse-moi te rafraichir la mémoire : "Il me serait difficile aujourd'hui de dire à quelle époque le nom de Juif éveilla pour la première fois en moi des idées particulières. Je ne me souviens pas d'avoir entendu prononcer ce mot dans la maison du vivant de mon père. Je crois que ce digne homme aurait considéré comme arriérés des gens qui auraient prononcé ce nom sur un certain ton. II avait, au cours de sa vie, fini par incliner à un cosmopolitisme plus ou moins déclaré qui, non seulement avait pu s’imposer à son esprit malgré ses convictions nationales très fermes, mais avait déteint sur moi."

Adolf lève aussitôt les yeux au ciel, comme pour se montrer à lui-même qu’il avait eu raison de se méfier du sermon à venir…

 - Tiens donc ! On était chez toi à la fois nationalistes ET cosmopolites ? s’amuse Saint Nicolas.

- Tu mélanges tout ! se cabre Adolf en se rasseyant, le regard fuyant.

- "À l'école, rien ne me conduisit à modifier les idées prises à la maison. Ce fut seulement quand j'eus quatorze ou quinze ans que je tombai fréquemment sur le mot de Juif, surtout quand on causait politique. Ces propos m'inspiraient une légère aversion et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver le sentiment désagréable qu'éveillaient chez moi, lorsque j'en étais témoin, les querelles au sujet des confessions religieuses. À cette époque, je ne voyais pas la question sous un autre aspect. Persuadé qu'ils avaient été persécutés pour leurs croyances, les propos défavorables tenus sur leur compte m'inspiraient une antipathie qui, parfois, allait jusqu'à l'horreur. Je ne soupçonnais pas encore qu'il pût y avoir des adversaires systématiques des Juifs." lui rappelle encore Saint Nicolas.

Adolf vit mal la confrontation que lui impose Saint Nicolas avec ses anciens écrits.

- Tu aurais dû t’en tenir à ça, tu sais Adolf !

- Tu mélanges tout, je te dis !

- "Bien qu'alors Vienne comptât près de deux cent mille Juifs sur deux millions d'âmes, je ne les remarquais pas. Je ne voyais encore dans le Juif qu'un homme d'une confession différente et je continuais à réprouver, au nom de la tolérance et de l'humanité, toute hostilité issue de considérations religieuses. En particulier, le ton de la presse antisémite de Vienne me paraissait indigne des traditions d'un grand peuple civilisé. J'étais obsédé par le souvenir de certains événements remontant au Moyen Âge et que je n'aurais pas voulu voir se répéter." Quand on connaît la suite, on se dit que c’est ahurissant, conviens-en !

Adolf demeure coi face au sermon qui dure et commence à se demander si la trappe n’aurait pas été claquée par un fantôme.

- "Si mon jugement sur l'antisémitisme se modifia avec le temps, ce fut bien là ma plus pénible conversion. Elle m'a coûté les plus durs combats intérieurs" insiste encore Saint Nicolas.

- Ça va ? Tu t’amuses bien ? finit par grogner Adolf.

- Ta plus pénible conversion, dis-tu ? Quel hypocrite tu fais ! "Un jour où je traversais la vieille ville de Vienne, je rencontrai tout à coup un personnage en long caftan avec des boucles de cheveux noirs. Est-ce là un Juif ? Telle fut ma première pensée. À Linz, ils n'avaient pas cet aspect-là. J'examinai l'homme â la dérobée. Était-ce là aussi un Allemand ?"

- Les enfants sont au courant, qu’en vrai, ta compagnie est plutôt pénible ?

- Les enfants ne me craignent pas, Adolf ! Ils savent que je leur veux du bien. Même s’ils sont parfois inquiets de se savoir observés par moi tout au long de l’année et intimidés à l’idée de me rencontrer de peur d’avoir commis trop de bêtises et de mériter des réprimandes, ils aiment ce que je représente ; je suis celui qui récompense. Ce qui n’est pas ton cas. Toi, systématiquement, tu punis ! Ton choix de devenir un monstre après avoir renié tant et tant de choses, à commencer par ton éducation, à fait de toi un être ingrat et sournois, un méchant qui tétanise aussi bien les grands que les petits ! Renier, c’est ce que tu as fait de mieux, quand tu disais par exemple dans ton bouquin : "Si la nation allemande veut mettre fin à un état de chose qui la menace, elle ne doit pas tomber dans l’erreur de se faire un ennemi du monde entier." C’est pourtant ce que tu as fait.

- « Mme Van Daan est insupportable. Madame a trouvé un nouveau truc, maintenant elle a décidé qu’elle ne voulait plus laver les casseroles, et quand il reste une petite bricole, elle ne la met pas dans un récipient en verre mais la laisse se gâter dans la casserole. »

Un bref bruit de vaisselle que l’on lave se fait entendre et inquiète Adolf :

- Tu sais quoi ? dit-il. Cette femme dont parle la gamine, elle a un point en commun avec toi : elle est pénible ! Et je la plains, cette petite !

- Éprouverais-tu de l’empathie pour cette jeune fille juive ?

Occupé à écouter si le bruit de vaisselle se reproduit tout en hésitant à pénétrer la pièce pour vérifier si quelqu’un s’y trouve, Adolf ne relève pas.

- « Je venais de te parler de Madame quand elle est arrivée, et hop ! Je ferme le livre. - Hé, Anne, tu me fais voir ce que tu écris ! - Non, madame. – Juste la dernière page ? – Non plus, madame. J’ai eu une sacrée trouille parce qu’à cette page, elle ne se trouvait pas décrite sous son meilleur jour ! »

- Bien fait pour elle ! se réjouit Adolf qui, lui aussi, trouve casse-pied cette Mme Van Daan, et qui est satisfait de pouvoir mettre, pour la première fois, un prénom sur la voix : Anne.

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