Chapitre 1 : Les Petits Êtres

Par Tizali

— Aïe ! Regardez où vous mettez les pieds !

— Pardon. Le cheval m’a poussé.

— Tu sais ce qu’il te dit, le cheval ?

Kyala soupira en les entendant se chamailler. Les regards glissèrent discrètement vers elle et les conversations se turent. Qu’est-ce qu’ils avaient, à avoir peur d’elle à ce point ? Elle savait que les membres de son espèce ne couraient pas les rues, mais de là laisser un si grand espace autour d’elle alors que le reste de la file était si serrée…

La queue s’ébranla. Les portes de la ville étaient grandes ouvertes, les nouveaux arrivants devaient passer devant un petit bureau à peine visible de là où elle se tenait. C’était cet idiot assis tranquillement sur sa chaise qui bloquait le flux. Est-ce qu’il fallait dix ans pour entrer dans la Ville-Mère, comme le lui avaient prédit ses frères ? Question longévité, elle n’avait pas à s’inquiéter d’une telle attente, mais elle ne supporterait pas de voir son « problème » traîner plus en longueur.

Les créatures qui la précédaient se mirent à avancer à un bon rythme et elle se surprit à devoir trottiner pour rattraper son retard. Elle aperçut enfin l’humain qui remplissait des formulaires à la chaîne en jetant des coups d’œil brefs mais efficaces sur les mélanges d’animaux qui passaient devant lui. La créature à buste humain et à la croupe équine imposante prenait toute la place et tout son temps pour indiquer son nom à l’humain, qui écrivit dans les petites cases prévues à cet effet en deux trois coups de stylo habiles.

— Suivant !

Vint le tour d’un triplé de barbus pas plus hauts que le genou de Kyala, ainsi que deux oreilles-pointues dont le tour de taille était si mince qu’elle se demandait s’il ne leur manquait pas quelques côtes.

— Suivant !

L’humain fronça les sourcils en ne voyant plus personne devant son bureau. Il leva la main pour la presser d’avancer, mais quelque chose lui fit interrompre son mouvement. Il chaussa ses lunettes et plissa les yeux.

— Recensement ! appela-t-il à la cantonade, les yeux au-dessus de la foule. Recensement, s’il vous plaît !

Un autre humain jaillit de nulle part, regarda de tous côtés avant de tomber sur Kyala.

— Madame, veuillez vous décaler. Nous allons procéder à l’enregistrement de votre espèce encore inconnue de nos registres, si vous le voulez bien.

— Ah, ça ! Elle est bien bonne ! Vous connaissez mon espèce. Je suis une chimère.

— Pardon ?

— Ne faites pas cette tête, Monsieur, ironisa Kyala. Vous et vos collègues ne m’ont pas loupée, et voilà à quoi je ressemble, maintenant.

L’humain resta interdit quelques secondes à la contempler. Malgré la bipédie de Kyala, fort curieuse pour une chimère, il parut reconnaître dans sa fourrure l’éclat roux des lions nomades, les cornes fines allongées se prolongeant en ondulant jusque derrière la nuque, et le serpent qui lui tenait lieu de queue se faisait suffisamment remarquer en claquant des mâchoires dans sa direction pour qu’il ne lui fasse pas l’affront de remettre sa parole en doute.

— Vous êtes donc une chimère, affirma-t-il.

— C’est cela.

— Dans ce cas, tout va bien. Vous pouvez rejoindre les rangs.

Kyala haussa un sourcil et dévoila ses canines pointues.

— Comment ça, « tout va bien » ?

— Nous avons bien recensé votre espèce.

— Vous allez régler mon problème tout de suite, Monsieur, siffla-t-elle.

— Je suis navré, mais je ne suis pas compétent pour m’occuper de votre cas. Veuillez regagner la file.

L’humain était si catégorique que Kyala obéit à regret, non sans laisser échapper un grondement sourd. Elle fut immédiatement happée par le premier humain qui lui demanda son nom, son espèce mais également sa date et son lieu de naissance, son régime alimentaire, celui de son serpent, ses créatures à charge, la durée de son séjour, ses plages d’éveil et de sommeil et enfin, la couleur de ses intentions en ville. Lorsqu’il lui demanda d’utiliser son pouvoir de cracher du feu avec parcimonie, elle l’assassina du regard. Grâce à ces incompétents de la Ville-Mère, elle n’avait jamais pu en faire usage, et ce depuis que ses parents avaient déclaré sa naissance.

Un petit machin poilu de la taille d’un poing apparut à ses pieds et se mit à l’escalader.

— Bonjour ! Je suis le petit être qui va vous accompagner pendant votre séjour dans la Ville-Mère !

La chose s’enroulait autour de sa jambe puis de son bras droit en s’étirant et se ramassant comme un élastique avant de prendre position sur son épaule. Kyala eut un mouvement de recul et loucha dessus.

— Plaît-il ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de nous ?

— Il faut dire que j’ai vécu toute ma vie au sein de ma troupe. Qu’est-ce que vous êtes, exactement ?

— Nous sommes les petits êtres administratifs, dit-il comme si cela expliquait tout. Nous sommes connectés par télépathie et nous nous occupons de l’automatisation du système sur lequel la Ville-Mère fonctionne. Nous sommes de petits concentrés de magie plus puissants que n’importe quelle autre créature de ce monde ! Notre interdiction magique, à nous, c’est que nous ne pouvons quitter le périmètre de cette ville.

— Vous m’en direz tant.

Kyala avança dans la rue principale et remarqua que toutes les créatures qui vivaient là étaient accompagnées d’un petit être : une petite boule à fourrure avec de grands yeux attendrissants et une tendance légèrement envahissante à prendre la forme de tout et n’importe quoi. Le sien, d’ailleurs, s’était mis à planer devant elle en prenant celle d’un parapluie. Un parapluie duveteux et particulièrement guilleret.

— Vous disiez que vous ne pouviez pas quitter la ville, dit Kyala. Vous savez quelle est mon interdiction magique ?

— Bien sûr. Vous êtes une chimère, vous avez donc l’interdiction magique des chimères.

— Eh bien, non. Moi, je ne peux ni utiliser mon pouvoir de cracher du feu, ni m’exprimer aussi librement que les autres chimères, et mon corps, n’en parlons pas. Je ne sais pas à quoi correspondent les deux vœux et l’interdiction magique que vous m’avez appliqués, mais ce ne sont certainement pas ceux de ma famille.

— C’est étrange, ce que vous dites là. Les petits êtres ne se trompent jamais. C’est pour ça que vous venez à la Ville-Mère ?

— Vous m’avez bien regardée ?

— Vous êtes charmante, la complimenta le petit être.

— Je suis tout sauf ce que je devrais être. Je ne ressemble à aucun membre de ma troupe. C’est pour ça que je suis venue : votre ville me doit réparation. Où est votre bâtiment administratif ?

— Suivez-moi.

Kyala suivit le petit parapluie jusqu’à un bloc superbement rectangulaire qui n’indiquait en rien sa fonction. Elle entra et fondit droit sur le petit être qui patientait derrière la vitre en faisant gonfler son petit ventre rond.

— Bienven…

— Quand mes parents ont déclaré ma naissance, vous avez interverti mes vœux et mon interdiction magique avec ceux d’une autre créature. J’exige que vous corrigiez ça.

Le petit être devint brusquement aussi immobile qu’une petite pierre poilue avant de répondre :

— Mais les petits êtres ne se trompent jamais, Madame.

— Vous n’êtes pas télépathe, avec celui-ci ? Vous m’avez bien regardée ? répéta-t-elle.

— Nous ne communiquons que lorsque c’est nécessaire, se justifia le petit être avec patience. Et pour répondre à votre question, je ne connais pas votre espèce. Avez-vous parlé avec le recenseur ?

— Je suis une chimère.

Le petit être se figea encore avant de se trémousser comme un popotin de hérisson.

— Je vois. Je suis navré de cet incident mystérieux, Madame, mais les petits êtres ne se trompent jamais. Le problème vient probablement d’ailleurs. Je ne peux pas vous aider.

Kyala écarquilla les yeux. Comment ? Elle était dans le bâtiment administratif de la ville, le seul endroit où l’on pouvait traiter son cas, et on la refusait dès l’entrée ? De qui se moquait-on ?

Son poing s’écrasa sur le comptoir, fendillant le marbre clair.

— Ça, c’est la meilleure ! Vous m’avez mal comprise, espèce de joli petit… hérisson myope ! Vous entendez ce que vous me faites dire ? Osez donc me répéter que personne n’a commis d’erreur à mon encontre !

Le petit être de l’accueil s’affina en un petit bâtonnet souple et se tordit de gauche à droite, inquiet de l’entendre hausser le ton. Que Kyala ne soit pas capable de l’insulter avec le vocabulaire fourni des chimères ne le fit par réagir plus que cela. Peut-être n’avait-il pas compris que son droit d’expression lui avait également été ôté il y a toutes ces années ? Lorsqu’elle en venait au mot « joli », ses frères savaient, eux au moins, qu’il était temps de la prendre au sérieux.

Kyala rugit soudainement, furieuse, et bondit en direction d’une porte fermée. Elle pénétra dans de vastes locaux aux salles d’attente bondées et reprit sa diatribe.

— Je ne partirai pas d’ici tant qu’on ne m’aura pas rendu une forme convenable ! Tant que je ne serai pas capable de vous dire que vous êtes… de jolis… mmmph… Tant que je ne pourrai pas cracher de feu !

Le petit être de l’accueil planait derrière elle sous une forme triangulaire particulièrement aérodynamique.

— Madame, je vous en prie !

Kyala traversa la salle et poussa une nouvelle porte. Ici, un humain travaillait à un comptoir, accompagné d’un petit être qui remplissait une boîte de vœux d’informations magiques, tandis que des créatures diverses et variées attendaient sur des bancs avec leurs nouveau-nés dans les bras.

— Tenez, là ! Vous travaillez avec des humains ! Les petits êtres ne se trompent jamais ? Et les humains, alors !

— Très bien, madame, dit le petit être de l’accueil, dont le triangle aérodynamique était maintenant affublé d’une minuscule hélice qui tournait à plein régime. Revenez avec moi, nous allons regarder cela ensemble.

Sceptique, Kyala se calma enfin et suivit la petite chose vrombissante jusqu’à son point de départ. Sa queue battait l’air, envoyant son serpent dans toutes les directions sans qu’elle s’en préoccupe.

— Bien, dit le petit être rassuré en revenant derrière sa vitre. Réfléchissons. Vous êtes humanoïde alors que vous auriez dû disposer d’un corps de lion quadrupède. Voyons voir… non, aucune espèce recensée ne possède une telle interdiction magique. Vous vous exprimez excessivement poliment. Cela non plus n’est pas susceptible d’avoir été causé par une interdiction magique. Il s’agit là probablement du résultat des deux vœux de vos parents.

— Des parents d’un autre, grogna Kyala entre ses dents.

— Et votre pouvoir ?

— Je ne peux pas l’utiliser.

Le petit être se figea à nouveau comme une petite pierre poilue, mais une petite pierre avec des aspérités de météorite. Kyala l’avait mis dans tous ses états.

— C’est ennuyeux, réfléchit le petit être. Les nymphes des villes ont l’interdiction d’utiliser leur pouvoir principal, celui d’annuler les sortilèges.

— D’annuler les sortilèges ? répéta Kyala. Mais pourquoi ?

Après une petite pause de météorite poilue trahissant une activité télépathique intense, le petit être répondit sobrement :

— Je ne suis pas compétent pour répondre.

— Peu importe, s’agaça Kyala. J’ai donc la restriction d’une nymphe des villes ? Puis-je voir la boîte magique contenant le phrasé de mes vœux ?

— Je suis navré, mais les petits êtres des archives sont en grève aujourd’hui. Il faudra revenir demain.

Ce fut au tour de Kyala de se figer. Avait-elle bien entendu ?

— Comment ça, en grève ?

— Ils s’ennuient beaucoup aux archives, expliqua le petit être de l’accueil. Ils veulent plus de travail.

— Eh bien, qu’ils se réjouissent : je leur en apporte.

— Oui, mais demain. Aujourd’hui, ils sont en grève : c’est comme ça, on ne peut rien y faire.

Kyala ferma les yeux pour se calmer et se dirigea brusquement vers la sortie. Ils ne perdaient rien pour attendre.

— Passez une agréable journée ! lui souhaita joyeusement le petit être de l’accueil.

Elle s’éloigna rageusement du bâtiment et marcha à pas rapides en esquivant adroitement les bêtes qui flânaient dans les rues. Le petit être qui l’accompagnait n’avait pas quitté son épaule tout ce temps, silencieux. Rapidement, la rue se transforma en marché ouvert. Des odeurs incongrues s’élevaient de tous côtés, faisant froncer le nez délicat de Kyala, et sa gueule s’ouvrait instinctivement pour humer les fumets appétissants qui s’échappaient des auberges et des restaurants. Des étals vendaient toutes sortes de choses allant du plus utiles au plus esthétique en passant par des objets qui n’avaient pour Kyala le sens ni de l’un, ni de l’autre. Elle n’avait pas l’habitude d’une telle animation et tout cela lui donnait le tournis. Une odeur de sang lui fit soudain pivoter la tête : tout près d’ici, un humain venait d’ouvrir un lièvre affublé de bois majestueux et plongeait sa main dans ses entrailles fumantes sans aucune délicatesse. Son client, un humanoïde ailé qui se penchait sur l’établi pour essayer d’apercevoir quelque chose, attendait visiblement une lecture divinatoire.

— Je croyais que les humains n’étaient pas doués de magie, grogna Kyala en dépassant l’étal sans plus un regard pour eux.

— C’est le cas, confirma le petit être. Mais certains d’entre eux, bien que ce soit extrêmement rare, sont capables de lire dans les dépouilles de petits animaux.

— Ils voient le futur ? demanda Kyala.

— Pas exactement. Ils lisent toute la toile. Le schéma universel.

Quel charabia. Si les petits êtres avaient trouvé cette compétence dangereuse, les humains ne seraient pas les seules créatures au monde à ne pas subir d’interdiction magique à la naissance.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Un édifice d’une hauteur invraisemblable se détachait dans le ciel et le soleil, qui l’éblouissait jusqu’alors, venait de se cacher derrière l’une de ses tours. Il scintillait d’un blanc nacré jusqu’à son balcon décoré de statues élégantes et d’une balustrade tout en arabesques.

— Le Palais, répondit le petit être. C’est la demeure de la famille royale : les nymphes des villes qui ont élu domicile dans notre belle Ville-Mère ont accepté de régner il y a plusieurs siècles pour protéger ses habitants de certains prétendants au pouvoir. Depuis, elles n’ont cessé de prouver leur abnégation en se souciant du bien-être de tous et du bon fonctionnement de notre société. Elles…

— Je ne demandais pas la définition de l’encyclopédie, l’interrompit Kyala. Je ne suis peut-être pas très éduquée, mais je sais ce qu’est une nymphe des villes. D’ailleurs, c’est justement à elles que je dois parler. Je vais m’entretenir avec la Reine.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nathalie
Posté le 19/02/2024
Bonjour Tizali

J'ai bien aimé le côté "Marche ou crève". Tu nous embarques dans ton histoire et à nous de suivre. L'agacement de l'héroïne est très bien retranscrit. On a envie de hurler sur cette administration :)
Tizali
Posté le 19/02/2024
Bonjour, merci pour ton commentaire ^^ C'est marrant que tu dises ça, l'appel à texte auquel j'ai participé avec cette nouvelle s'intitulait justement "Démarche ou crève" xD
Vous lisez