Chapitre 2 : Les Nymphes des villes

Par Tizali

— La Reine ?

Kyala accéléra le pas, gardant un œil sur le Palais qui se rapprochait à mesure qu’elle traversait la ville à bonne vitesse. Son serpent, mal coordonné avec ses mouvements, se balançait de part et d’autre d’elle et apeurait les badauds, qui s’écartaient sur son passage.

— Mais Madame, la Reine ne vous recevra pas sans rendez-vous ! Vous comprenez bien qu’il vous faut un laissez-passer, et puis…

Kyala posa la patte sur un chariot qui bloquait la rue et bondit par-dessus, larguant le petit être dans les airs à mi-chemin. Il la rejoignit sous la forme d’une petite pompe qui soufflait de l’air pour se propulser vers elle. Il regagna enfin son épaule et poursuivit :

— Et puis, qu’allez-vous donc dire à la Reine ? Elle est très occupée et votre problème… votre problème est définitif !

Kyala s’arrêta au bas des marches du Palais. Le petit être sur son épaule dansait d’un petit pied informe sur l’autre, regrettant déjà ce qu’il venait de dire.

— Mon problème n’est certainement pas définitif, gronda doucement Kyala. Je n’ai pas attendu toutes ces années d’être en âge de voyager seule… Je n’ai pas essuyé tous ces affronts de mes frères, de mes cousins, de mes parents trop paresseux pour m’emmener à la Ville-Mère… pour qu’on considère que « tout va bien ». Je ne le tolérerai pas !

Elle grimpa les marches en bondissant à quatre pattes avec la gaucherie due à sa bipédie, et se redressa face aux deux gardes qui l’attendaient, méfiants. Comme pour la narguer, ils étaient des lions parfaitement formés. Leur gueule était cependant pourvue d’une triple rangée de dents et leur pelage avait une teinte écarlate. Leur queue cuirassée se terminait en un énorme dard de scorpion.

— Les manticores ne vous laisseront pas passer, se lamenta le petit être. Veuillez reconsidérer vos options !

— C’est tout bien considéré.

Kyala esquissa un geste pour passer entre les gardes, afin que le message soit clair. Il le fut aussi bien pour eux que pour elle : leur corps fit immédiatement barrage et ils bombèrent leur torse chevelu.

— Halte !

— Je passe, avertit Kyala.

Elle abattit ses deux pattes sur le buste du garde le plus proche et leur imprima un petit mouvement sec de son cru qui le projeta en arrière. Sa tête cogna contre le mur dans un bruit étrangement musical et il rejoignit immédiatement le pays des rêves. Le second garde se campa sur ses pattes puissantes pour la recevoir. Elle recommença, mais ça ne marchait jamais deux fois dans le même combat et elle le savait. En revanche, ça avait son poids pour intimider l’adversaire, dont les griffes creusèrent de profonds sillons dans le sol. Il lui sauta à la gorge et ses pattes avant claquèrent dans le vide. Kyala s’était décalée latéralement et s’amusait de son applaudissement involontaire. Que les lions étaient balourds ! Ceux-ci plus encore que ses frères, qui à force de se battre avec elle, avaient dû apprendre à maîtriser l’art du pas de côté. Quand il vit qu’elle se préparait à l’attaquer par le flanc, il leva une patte pour riposter, et ce fut là son erreur : Kyala se faufila au plus près de lui et l’agrippa comme un étau. L’autre patte céda et il s’effondra comme un géant déséquilibré. Puis elle le retourna comme une crêpe, et l’esprit du lion alla vagabonder dans le même champ de moutons que le premier.

Kyala enjamba les corps et pénétra dans le Palais.

— Qu’avez-vous fait ? s’inquiéta le petit être.

— Je n’en ai pas l’air, comme ça, mais je suis plus redoutable que toute ma fratrie réunie. Voilà ce que ça fait, d’être la cible des moqueries pendant toute une vie. On s’endurcit.

Elle traversa les grands halls vides et trouva enfin les portes de la salle du trône. Sans plus attendre, elle les poussa dans un grand mouvement magistral. Tout au bout d’un tapis rouge qui comptait comme l’unique touche de couleur de la pièce, un trône immaculé tout ce qu’il y a de plus fonctionnel servait de fauteuil à une créature gracieuse tout ce qu’il y a de plus élégant. Ses cheveux d’un noir opaque glissaient le long de son corps et son corps glissait le long de ses cheveux, si bien qu’on ne savait plus où était quoi, et tout était d’un parfait équilibre. La créature se leva sans effort de son modeste siège et avança vers Kyala avec une curiosité sincère et sans une once de peur.

— Madame la Reine, j’ai besoin que vous entendiez ce que j’ai à dire.

Kyala sentit le petit être gigoter en tous sens à son « Madame la Reine ».

— Je vous écoute, jeune chimère.

— Vous savez donc ce que je suis ?

— L’administration vous aura plusieurs fois confondue avec une autre espèce. Il faut les comprendre : la demi-mesure ne se range pas facilement dans des classeurs. Veuillez leur pardonner.

Même si la Reine lui inspirait naturellement une sympathie qui la surprenait elle-même, Kyala ne pouvait pas accéder à sa requête. Le préjudice était trop important.

— J’ai été victime d’une erreur administrative. J’ai besoin qu’elle soit réparée.

— Les petits êtres n’ont pas pu vous assister pour cela ?

— Ils m’ont confirmé que la déclaration de ma naissance et celle d’une nymphe des villes avaient été interverties.

La Reine plissa les yeux. C’était la première fois qu’elle réagissait autrement qu’en souriant ou joignant les mains devant elle.

— C’est-à-dire ? l’incita-t-elle à continuer.

— L’une d’entre vous a grandi avec l’interdiction magique de mon espèce, mais également avec les vœux que mes parents ont prononcés pour moi. À l’inverse, mon corps a été déformé par les vœux que vous avez choisis pour cet enfant et mon pouvoir m’a été retiré.

Dans l’expression de la Reine passèrent de multiples émotions, si furtives que Kyala ne put en discerner aucune. Ce qui était certain, c’est que son histoire la préoccupait, et c’était bon signe. Elle s’approcha d’elle, pencha la tête sur le côté et attrapa son visage entre ses mains douces et fraîches comme les feuilles d’un buisson de mûres.

— Intéressant, murmura-t-elle alors que ses yeux couraient sur sa peau de lionne et sur la fourrure cuivrée qui la recouvrait tout entière. Très intéressant.

— Comment pensez-vous que je pourrai retrouver ma forme naturelle ? insista Kyala pour la forcer à lui fournir une réponse.

— Vous êtes magnifique, souffla la nymphe en la détaillant de la tête aux pieds. Une lionne bipède, puissante mais polie, complexée mais à la fois si sûre d’elle. Avez-vous déjà essayé de vous regarder dans un miroir ?

Kyala resta interdite un instant, hésitant à répondre. Non, elle n’avait jamais fait cela. Ce n’est pas tant qu’il n’y avait pas de miroirs dans la nature et que sa troupe était en déplacement constant que le fait qu’elle n’en avait pas la moindre envie. Et puis, quel rapport y avait-il entre cela et l’erreur ?

— Cela ne change rien au fait qu’il faut régler mon problème, répondit-elle en fronçant les sourcils.

— Les petits êtres administratifs ne peuvent pas revenir sur les vœux d’un enfant, se désola la nymphe. Quant aux interdictions magiques… non, vraiment, je pense que vous devez apprendre à vous accepter telle que vous êtes. Si jamais cela arrive, je vous en prie, revenez me voir.

Kyala, abasourdie, regarda la main gracieuse lui indiquer la porte. Le ton n’était pas autoritaire, mais quelque chose d’instinctif lui soufflait qu’elle ne pouvait plus rien espérer de la Reine. Elle sortit du palais, ignorant les gardes qui s’étaient remis sur leurs pieds et la fusillaient du regard, ignorant le petit être sur son épaule qui oscillait gentiment pour la consoler, ignorant les passants qui s’écartaient et son serpent grincheux qui faisait claquer sa mâchoire derrière elle. Elle étira son cou au maximum et se gratta l’omoplate du bout de la corne gauche. Elle était fatiguée.

Elle entra dans la première auberge qui se présenta et y demanda une chambre. Sans cesser de la détailler à la dérobade, l’être immense doté d’un seul œil qui tenait l’accueil lui indiqua l’étage et le numéro de sa porte.

Ses pensées tourbillonnaient sans consistance dans sa tête. Elle les laissa tourbillonner, elle s’enferma à clé et elle cogna sa tête trois fois contre la porte en espérant qu’une bonne sieste suffirait à toutes les compacter au fond de sa mémoire. Si elles devenaient illisibles, inutilisables, il lui en faudrait de nouvelles pour demain.

Kyala avisa d’un air dubitatif le rectangle ramolli qui prenait toute la place de la chambre. Elle fit le tour de la pièce, les yeux rivés sur le plancher, et retourna ou recouvrit les différents miroirs sur pied qui scintillaient au coin de son champ de vision. C’est ainsi qu’elle aperçut, caché derrière un paravent, l’objet le plus utile de la pièce selon elle. Elle soupira et refit la décoration de la chambre. Poussa la chose moelleuse dont elle ne pourrait rien faire. Tira au soleil, qui tapait encore contre la fenêtre à cette heure, le baquet en bois rêche cerclé de lattes de métal. Des traces d’humidité indiquaient qu’il avait été rempli d’eau par de précédents locataires. Quelle idée ! Elle haussa les épaules et s’installa en boule à l’intérieur, calant comme il fallait ses pieds, ses côtes et sa tête de façon à ne ressembler à la fin qu’à un gros coussin poilu. Les rais de lumière brûlants tombaient droit sur sa fourrure. Exquis.

Quand elle s’en extirpa au matin en s’étirant paresseusement, l’énergie lui était revenue. Définitif ? Rien n’est définitif ! Elle commanda une énorme gamelle de nourriture qu’elle partagea avec son serpent, lapa aussi longtemps qu’il le fallut pour s’hydrater, et se prépara à beaucoup parler, à crier s’il le fallait. Elle ne rentrerait pas chez elle la queue entre les jambes. Elle cesserait de ressembler à un suricate au milieu des fauves, elle ne traiterait plus ses frères de jolis petits chatons, et elle ne cracherait plus de la bile en espérant qu’elle s’enflamme. Non, plus rien de tout ça. Aujourd’hui, ce soir, son problème serait réglé.

Mais le petit être de l’accueil ne la reconnut pas.

— C’est une blague ?

— Avez-vous parlé au recenseur ? s’inquiéta le petit être amnésique. Je ne connais pas votre espèce.

— Ah, ça ! rugit Kyala. Vous voulez vraiment qu’on recommence à zéro ?

Le petit être sur son épaule toussota et lui glissa :

— Ce n’est pas celui que vous avez rencontré hier, Madame.

— Oh.

Elle parvint à adopter un ton plus serein pour expliquer ce qui s’était passé la veille et la raison de sa venue. Le petit être de l’accueil, qui peut-être, mais ce n’était pas sûr, avait une fourrure légèrement plus crème, légèrement moins blanche, que le petit être de la veille, lui répondit :

— Je ne sais pas pour l’erreur, Madame, car les petits êtres ne se trompent jamais. Mais je peux vous indiquer la salle des archives.

Il fallut quelques secondes à Kyala pour inspirer calmement avant d’accepter l’indication en question. Ne pouvaient-ils donc pas admettre qu’une erreur avait été commise ?

La salle des archives ressemblait à une version clonée en de multiples exemplaires de celle de déclaration des naissances qu’elle avait vue la veille. Ici, des centaines d’étagères remplies jusqu’au plafond de boîtes magiques contenant des vœux usagés se faisaient face dans un dédale de désordre ordonné. Un humain attendait derrière le comptoir tandis qu’un petit être, tout content d’avoir du travail, faisait des petits bonds de chewing-gum à fourrure devant lui.

— Un client ! Approchez, Madame !

— Je souhaiterais lire mes vœux. Kyala, chimère.

— Chimère ? répéta le petit être d’un air perplexe.

L’humain, lui, ne releva pas et se mit immédiatement à la recherche de la boîte en question. Il l’ouvrit alors face à Kyala et, sans lâcher la boîte, lui offrit de la lire.

Kyala s’approcha et plissa les yeux pour apercevoir les mots gravés au fond de la boîte.

— Tu embrasseras forme humaine afin de mieux t’intégrer à ta famille.

— Oh, ne lisez pas à haute voix, lui dit l’humain en rougissant. C’est très personnel.

Elle leva les yeux au ciel et lut le vœu suivant un peu plus fort, pour le plaisir de la provocation :

— Tu t’exprimeras toujours poliment, afin que ta grâce naturelle se reflète dans tes mots.

L’humain baissa les yeux comme un animal effarouché. L’amusement de Kyala n’avait duré que le temps de lire ces idioties. À présent qu’elles se concrétisaient, l’horreur prenait le pas sur tout le reste.

— Pourquoi une nymphe des villes devrait-elle garder forme humaine ? gronda-t-elle confusément. Je ne comprends rien.

L’humain était aussi perdu qu’elle.

— Une nymphe des villes ? Que voulez-vous dire ?

— Les vœux de mes parents ont été échangés avec ceux des nymphes des villes.

— Vraiment ? Pourtant, les petits…

— Les petits êtres ne se trompent jamais ?

La voix de Kyala était si menaçante que l’humain se tut subitement.

— Je suis navré, Madame, intervint le petit être des archives. Les nymphes des villes descendent des nymphes de la nature. Ces nymphes fréquentent tous types d’habitats et empruntent souvent des formes animales compatibles pour s’y sentir plus à leur aise. Les nymphes des villes possèdent donc à la naissance une forme très aléatoire qui ne leur est d’aucune utilité au sein de la Ville-Mère et qu’elles ont tendance à rejeter pour aider l’enfant à mieux s’intégrer à la société.

— C’était bien ma veine, grogna Kyala. Puis-je voir la boîte magique de la nymphe des villes qui m’a pris mes vœux, je vous prie ?

Les yeux de l’humain s’agrandirent et elle comprit qu’elle n’y aurait pas droit.

— Madame, ces vœux sont confidentiels. Non seulement nous ne pouvons pas connaître le nom de la nymphe en question, mais il nous est interdit de vous montrer le contenu de sa boîte magique.

— Quelle jolie bande de…

Elle rugit de frustration et sortit en trombe du bâtiment. Le petit être sur son épaule avait pris la forme d’une broche à cheveux et avait faufilé chaque dent dans sa fourrure pour ne pas tomber. Ne pouvait-il pas se contenter de ressembler à un peigne ? Voilà maintenant qu’elle se baladait avec un bouton de rose poilu de couleur crème qui glissait inexorablement vers son biceps.

Quand il eut enfin repris son équilibre et une forme à peu près ronde, Kyala l’interrogea :

— Sais-tu quel âge j’ai, petit être ?

— Tu me parais jeune, répondit-il poliment. Je dirais dans les soixante-dix ?

— Quatre-vingt-deux. Mais tu ne te débrouilles pas trop mal, l’âge des chimères n’est pas facile à estimer. Vois-tu, la nymphe des villes qui a pris mes vœux devrait avoir mon âge. Je sais que nos deux espèces enfantent rarement et vivent longtemps. Il devrait donc t’être facile de me dire de qui il s’agit.

— Je ne vois qu’une personne qui peut correspondre à ces critères, Madame. Il s’agit de la Princesse.

— La fille de la Reine ?

— Oui.

Le petit être savait très bien pourquoi elle avait ajouté cette dernière question. Lorsqu’elle avait rencontré la Reine, elle lui avait apporté des informations nouvelles, utiles. Elle avait complété le tableau, elle avait expliqué l’inexplicable. Mais Kyala n’avait pas eu le droit au tableau complet. Elle n’avait pas été mise dans la confidence. Il était impossible que cette Princesse n’ait pas été affectée par ce qui avait défiguré Kyala. La Reine avait simplement décidé de ne pas en parler avec elle.

— Je dois rencontrer la Princesse, décida-t-elle en repartant pour le Palais.

Peu importait ce qui arriverait alors, peu importait qu’on lui dise encore que les petits êtres ne se trompent jamais, que son problème est définitif, qu’il faut qu’elle s’accepte telle qu’elle est. Il fallait qu’elle voie l’autre fruit de l’erreur. Il fallait qu’elle ne soit pas seule à avoir souffert.

— Mais la Princesse est certainement occupée, argua le petit être. Elle est l’héritière au trône, tu sais !

Kyala s’arrêta si net au milieu de la rue que le petit être fut projeté en avant et dut se fabriquer des petites ailes de chauve-souris pour échapper à l’aplatissement sur une carriole. Alors, elle éclata d’un rire rauque qui sembla terrifier non seulement le petit être, mais également les quelques passants qui s’autorisaient un rayon d’écart autour d’elle moins important que les autres.

— Mais petit être, tu n’as pas compris. Si la Princesse a l’interdiction magique des chimères, elle ne régnera jamais.

Et elle repartit sans se soucier du fait qu’il peinait à la rattraper. Il parvint à crocheter sa corne droite au lasso et s’y balança comme un petit sac à main malheureux.

— Que vas-tu donc dire à la Princesse ?

— Je ne sais pas encore, répondit Kyala. Comment est-elle ?

— On dit qu’elle n’a pas sa langue dans sa poche, qu’elle est rusée comme une renarde et qu’elle a des envies d’ailleurs. Son petit être est un peu excentrique.

— Excentrique ?

— Tu verras quand tu le rencontreras.

Quand elle arriva aux portes du Palais, les manticores eurent un mouvement de recul et se décalèrent pour la laisser passer.

— Où est la Princesse ? demanda Kyala en ignorant l’invitation à entrer.

Les gardes échangèrent un regard de connivence et l’un d’eux répondit :

— Je veux bien vous le dire : vous pourrez toujours la provoquer en duel, vous n’aurez aucune chance de l’emporter. À cette heure, elle est probablement à la taverne de la Moustache de Lait.

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Nathalie
Posté le 19/02/2024
Bonjour Tizali

Ta plume est légère et agréable. On te suit sans difficulté. J'aime bien l'ajout du petit être qui permet à Kyala d'exprimer ses besoins, ses envies (comme Milou avec Tintin).
Tizali
Posté le 19/02/2024
Bonjour, c'est vrai que ça s'est fait un peu tout seul, Kyala aurait tout ruminé dans sa tête sinon, ça m'a permis de transformer un peu l'exposition de l'information à travers les dialogues avec lui :) ravie que l'écriture te plaise, je voulais justement quelque chose de pas trop lourd vu que c'est une nouvelle et ce n'est pas toujours évident de faire simple
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