Chamonix, Haute-Savoie, France, territoire de la Triade
Mercredi 21 août 2233,
La pleine lune éclairait le vaste bureau situé au sommet d’un immeuble, en plein centre-ville. L’homme observait Chamonix de toute sa hauteur, de toute sa grandeur. Le feu de cheminée crépitait dans l’âcre, afin de chasser l’humidité de la journée. Malgré la saison, les jours étaient frais et pluvieux depuis plus de deux semaines. En outre, il aimait cette douce mélodie. Il aimait sentir cette chaleur et admirer ces flammes dans un sublime ballet, avant de consumer le bois. Une force de la nature indomptable et imparable. Elle offrait une destruction absolue, pour ensuite laisser la vie revenir.
Les mains dans le dos, il ferma les paupières un instant. Il savoura un moment de tranquillité avant la suite des opérations. Les lieux bien isolés, nul bruit de l’extérieur ne parvenait à ses oreilles. Il imaginait le brouhaha de la foule dans les quartiers animés de la ville, les klaxons et le vrombissement des moteurs de voitures. Puis, il rouvrit ses yeux marron. D’un geste délicat et précis, il ajusta sa cravate noire ; celle-ci tranchait avec son costume blanc.
Par la suite, Camille se détourna de l’immense baie vitrée. Ses chaussures noires claquèrent sur le carrelage aux différents tons de gris. Il passa près de son bureau, jetant à peine un regard aux divers journaux. Rien de bien nouveau sous le soleil, même s’il patientait le moment où la vérité éclaterait et l’individu eut un fin sourire. Or, pour l’heure, ses plans continuaient.
Il traversa la pièce jusqu’au salon. Là, il saisit son verre de whisky servi quelques minutes plus tôt et s’installa sur son fauteuil en cuir beige. Il patienta quelques minutes, plongeant ses yeux dans les flammes. Il réfléchissait aux prochains événements, à cette étape cruciale qui lancerait un caillou, pour ensuite provoquer une avalanche. La première phase de leur mission pour sauver la France et il regrettait de ne pas être sur le terrain.
— Ne risque pas ta vie inutilement, Camille ! avait-elle déclaré.
Ne pas la risquer inutilement. Dans un soupir, il s’enfonça dans le dossier du fauteuil, frustré de devoir rester sur la touche, mais elle avait raison.
— Tu as toujours raison, souffla-t-il.
L’homme secoua la tête. Il était trop tôt pour se mettre à découvert, mais son jour viendrait.
Il attrapa les documents sur la petite table face à lui. À l’intérieur se trouvaient toutes les informations du chalet comtal dans lequel séjournait l’héritière depuis plusieurs mois : les accès, la sécurité, le nombre de gardes et leur roulement. L’opération pourrait être facilitée par la perte de la magie de la jeune femme ; or deux éléments nécessitaient une préparation absolue.
Élie Beaumanoir, le chef de la sécurité et garde du corps personnel, était un homme redoutable. Il travaillait pour la famille comtale depuis vingt ans désormais et il n’avait jamais failli à son devoir. Le comte le tenait en haute estime et lui accordait une confiance aveugle. Les lieux étaient sous haute protection. Et puis, il y avait Gabriel Oliver Logan, un gamin de dix-neuf ans et proche ami de leur cible. Il avait appris à manier les armes à feu avant même de savoir marcher, et il était un fin tireur.
Camille étala le dossier de chacun d’eux sur la table pour l’examiner encore une fois. Élie serait difficile à éliminer. Créer une diversion pour l’éloigner était le plan de base. Pour Gabriel, son inexpérience jouerait contre lui. Néanmoins, il n’était pas à sous-estimer. Son lien avec la cible le rendrait hargneux.
Oh, certes ! Certains diraient qu’il allait au plus simple, à la proie la plus vulnérable. L’héritière était dans une phase de totale impuissance et Camille en profitait. Cependant, il cherchait surtout à enclencher les conséquences.
Il désirait provoquer le comte de Haute-Savoie.
Celui-ci était influent auprès du Conseil princier et de ses semblables. Jonathan David De Lacour était un homme avec qui il ne fallait pas jouer. Il décidait, il imposait. En privé, il avait beau être un mari et un père aimant. En public, il se montrait bien souvent implacable par souci de se protéger, de protéger ses terres, de protéger sa famille. L’objectif était de franchir la limite afin que le Comte fût plus facile à atteindre — lui et les autres —, que le conflit s’implantât dans le cercle comtal jusqu’à ébranler le Conseil princier et qu’ils se détruisissent entre eux. S’attaquer à trop haut… trop risqué. Or pour qu’un château de cartes s’écroulât, ses piliers devaient se briser. Tout était désormais installé de manière que le plan débutât et plus rien ne les arrêterait, plus maintenant.
Quelqu’un ouvrit la porte et la referma avec discrétion. Une femme observa la pièce et remarqua Camille plongé dans ses pensées. Il étudiait encore son plan, alors que plus rien ne pouvait être modifié. Ses hommes étaient déjà en place, prêts à agir.
— Tout se déroulera bien, fit-elle soudainement.
Camille, ne l’ayant pas remarqué, sursauta et vira sa tête vers l’intruse. Il fronça les sourcils, mécontent de sa présence. Cependant, cela n’arrêta pas Joëlle.
— Sans sa magie, que peut-elle bien faire contre nous ? Nos hommes seront supérieurs en nombre et en capacité…
— Suffit, coupa Camille, pourquoi es-tu ici ? J’avais exigé à ne pas être dérangé, continua-t-il en se reconcentrant sur les dossiers.
Empoisonner l’eau pour brider la magie d’Élie et des gardes avait été une solution. La consommation de certaines plantes permettait d’affaiblir la magie, voire de l’endormir, et cet usage était exclusivement réservé dans un cadre médical… dans la théorie. Camille profitait du marché noir pour s’en servir comme arme. Toutefois, ses hommes infiltrés auraient été démasqués en refusant de boire cette eau, car eux-mêmes privés de leurs dons, ils seraient inutiles.
Sa main caressa son menton et Camille fronça les sourcils. Puis, ses doigts glissèrent dans ses cheveux blonds parfaitement coiffés. Il but une nouvelle gorgée de son whisky et lança avec froideur.
— J’attends toujours ta réponse.
Joëlle sursauta.
Depuis sa confidence sur l’oreiller de vouloir régner à ses côtés, Camille était tranchant. Il l’avait chassée de son lit et de la haute sphère du pouvoir de leur groupement. En dépit de ses efforts pour revenir auprès de lui, de s’intéresser aux nouvelles actions et d’essayer de donner son avis, son dirigeant la repoussait davantage. Car, oui, il était redevenu son dirigeant après deux ans à être amants. Joëlle avait cru à une confiance réciproque et elle s’était fourvoyée. Personne n’obtenait une telle intimité avec lui, hormis une femme, cette femme.
— La duchesse Liesa Falco Steinhaüser demande à te voir. Elle patiente dans le salon.
À ce nom, Camille se figea. La bouche entrouverte, son regard se fixa sur le feu de cheminée face à lui. Un hoquet de surprise et de crainte s’échappa.
La duchesse ? Ici ? Une visite imprévue était risquée pour tous les deux, même si son cœur était heureux de la voir. Rapidement, une lueur d’affection s’illumina dans ses yeux, une étincelle d’amour qu’il ne transmettait à personne à part elle. Son lien avec la duchesse dérangeait Joëlle. Même si elle comprenait l’importance d’avoir un contact d’un si haut rang parmi eux, l’ennui était dans ce ressenti étrange de son meneur envers cette femme plus jeune de cinq ans. Était-elle son amante ? Était-elle une rivale, désormais, pour Joëlle ?
— Qu’elle entre et, toi, tu dégages ! ordonna-t-il.
Joëlle acquiesça et quitta les lieux en silence, seul le bruit de ses talons marqua son départ.
Après avoir refermé avec délicatesse la porte, elle traversa le couloir pour se diriger vers un salon moderne et richement décoré de tableaux, sculptures et autres objets d’art contemporain. Des immenses baies vitrées ouvraient la pièce vers la ville, et une terrasse se situait sur la gauche. Et, en une nuit si claire, l’invitée profitait de l’extérieur. Elle savourait ce vent venu des montagnes. Elle observait la vallée de Chamonix. La jeune femme se vêtissait d’un pantalon large et noir, avec une chemise noire à rayures blanches. Ses escarpins, de la même couleur, étaient ouverts et laissaient apercevoir une récente pédicure.
— Madame la Duchesse Falco Steinhaüser, Camille Ballesdens va vous recevoir. Je vais vous conduire à lui, annonça Joëlle.
La noble ne se tourna pas sur-le-champ. Elle contempla encore quelques secondes le paysage, sa longue chevelure blond foncé dans la brise ; celle-ci ondulait avec finesse et de manière naturelle. Puis, la duchesse finit par faire face à Joëlle. Elle l’analysa un instant de ses yeux gris et la suivit à travers l’appartement, qu’elle connaissait pourtant par cœur. Tant de sacrifices nécessaires pour en arriver là.
Elle respira profondément et pénétra dans le bureau, seule. Un sourire illumina son visage à la vue de l’homme, un sourire mitigé malgré tout.
— C’est dangereux pour toi de débarquer ici de la sorte, Liesa. Personne ne t’a vue ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, rassura-t-elle en lui saisissant les mains.
Ils s’embrassèrent sur la joue avec tendresse et Camille lui offrit un verre qu’elle refusa. Elle ne devait pas s’attarder, afin de ne pas griller sa couverture. Une telle venue, aussi tardive, pourrait interroger et elle n’aurait aucun argument à formuler à son époux. Elle avait profité d’une soirée mondaine pour, ensuite, prétexter la fatigue et quitter la fête avant la fin ; elle devrait être de retour chez elle dans moins d’une heure, dans le but de ne pas éveiller les soupçons du duc. Que diraient les journaux s’ils apprenaient que la duchesse rendait visite à un homme autre que son mari ? Au beau milieu de la nuit ? Seule ? Elle jetterait le déshonneur sur le nom du duc. Pire, elle serait surveillée et cela compromettrait la suite des opérations.
Liesa s’installa sur le canapé et elle expliqua :
— J’ai la confirmation que le Conseil princier a convoqué les comtes pour une session de crise. Ils y seront tous. Du moins, Jonathan De Lacour y siégera, j’en ai l’assurance par Garnier.
L’absence du dirigeant départemental était un avantage. Camille avait parié sur ce fait pour agir à sa guise. Mieux, la comtesse demeurerait à Chamonix, cela signifiait que la sécurité en serait divisée. La protection de toute la famille ne serait pas optimale et l’opération en serait facilitée.
— Ils essayent d’étouffer la mort de Daniel Saint-Claire, continua-t-elle.
— Je sais, mais cela ne va pas rester longtemps sous silence, répondit-il avec un sourire en coin.
Un tel événement finirait par être exposé au grand jour et des rumeurs parmi les journalistes commençaient à circuler. Pourquoi le domaine princier de Bretagne était-il barricadé et surarmé ? Pourquoi la famille ne se montrait-elle plus ? Camille préférait les laisser faire, cela était plus amusant pour lui.
Puis, il l’observa avec insistance la duchesse. Ces éléments ne l’étonnaient pas. Ces informations, il les avait déjà eues et il aurait obtenu les autres. L’homme la suspectait d’être venue pour une autre raison. Liesa était plus maligne et intelligente que cela, et cette venue à l’improviste était bien mal calculée de sa part. Les doutes du meneur se justifièrent quand la jeune femme dévia son regard, refusant de le confronter.
— Liesa, que se passe-t-il ? encouragea-t-il en s’asseyant à ses côtés, abandonnant ainsi son fauteuil.
La noble finit par poser ses yeux sur lui. Jamais elle n’avait eu peur de lui et jamais elle n’aurait peur de lui. Son unique crainte était de le décevoir. Après une longue inspiration, elle déclara :
— Tu sais que je suis capable de tout pour notre cause. Je me suis même mariée pour toi, pour nous, pour la Lumière.
— Mais ?
— L’enfant doit-il pour autant mourir avant de venir au monde ? Nous pourrions l’élever à notre image. Nous pourrions le rallier à nous. Camille, réfléchis à cette possibilité.
— Il sera de sang noble malgré tout. Un sang comtal. Pire, la famille De Lacour a du sang princier dans les veines. L’une des seules. Pourras-tu élever un tel enfant, Liesa ?
En effet, la famille comtale de la Haute-Savoie était d’une haute lignée. Un ancêtre de Jonathan De Lacour avait épousé la fille aînée d’un prince. Celle-ci avait refusé son statut et l’avait légué à la seconde sœur ; elle avait souhaité une vie plus simple. Peu de familles comtales pouvaient prétendre posséder un tel lien avec le plus haut pouvoir du pays. Par cette union, De Lacour avait gagné en influence et en puissance auprès du Conseil princier.
— Ils représentent tout ce que nous haïssons. Pourras-tu l’élever et l’aimer comme ton propre enfant ?
Liesa baissa la tête un instant. Il avait raison. Il avait affreusement raison. Plus rien ne devait rester de ce monde, de ce système.
— Non, avoua-t-elle à contrecœur.
— Alors, c’est réglé, lâcha Camille.
La duchesse émit un profond soupir. Elle ne faillirait pas. Il était désormais trop tard pour reculer, pour renoncer. En perdant sa liberté, elle perdait tout le reste.
— Tu la retrouveras, souffla l’homme comme s’il lisait dans ses pensées. Ta liberté, tu la retrouveras. C’est une promesse, Liesa. Quand tout sera terminé, tu seras libre. Totalement libre, comme nous tous.
Il saisit sa tête entre ses mains avec une réelle inquiétude dans ses yeux. Il se maudissait de la voir souffrir de la sorte, alors qu’il avait juré de veiller sur elle, de la protéger.
— J’ai accepté tout cela. Ne t’inquiète pas pour moi, d’accord ? Pour la Lumière, confirma la duchesse.
Camille l’embrassa sur le front.
— Pour la Lumière !
Ils demeurèrent ainsi pendant de longues secondes, l’un contre l’autre, avant que Liesa se détachât de lui avec douceur. Elle ne souhaitait pas partir. Il ne désirait pas son départ. Or ils ne pouvaient rester ensemble. Leur cœur se brisait chaque fois qu’ils se voyaient, car ils savaient qu’ils devraient se quitter peu après. La jeune femme déglutit avec difficulté et l’homme essuya ses joues ; quelques larmes coulèrent malgré elle.
Après une profonde inspiration, elle détourna les yeux, prit son sac et se leva. Elle sortit de la pièce sans un dernier regard, sans un dernier mot. Dans le cas contraire, elle ne retournerait pas dans sa vaste demeure, si froide, si austère ; loin de sa vie simple d’autrefois… loin de la misère. Elle s’était élevée pour mieux les faire sombrer, pour mieux les anéantir.
D’un revers de main, elle chassa ses larmes, honteuse de céder de la sorte à la faiblesse ; son jumeau serait si déçu, car il ne l’avait pas entraînée pour cela. Bien au contraire. Elle était une soldate et elle ferait honneur à leur cause. Liesa rajusta sa chemise et se dirigea vers le hall d’entrée de l’appartement, là où elle avait laissé son manteau. Droite et fière, elle s’avança sans faillir. Néanmoins, en posant la main sur la poignée de porte, elle répliqua avec froideur :
— Ne le rendez pas malheureux !
La duchesse pivota lentement sa tête vers Joëlle qu’elle avait entendue dans le couloir, sans doute afin de la raccompagner. Son regard glacial se braqua sur elle, un avertissement sans second rappel.
— S’il souffre par votre faute, je vous traquerai et je vous tuerai.
— Mais qui êtes-vous pour lui ? tenta Joëlle.
Aucune réponse ne vint. Liesa se contenta d’enfiler son long manteau et de rabattre la capuche.