Mariam allait à son rendez-vous avec de sérieux préjugés. Voilà des mois qu'elle cherchait un boulot. Ses économies avaient totalement disparu. À la fin du mois, elle serait à la rue. Elle avait déjà des mois d'impayés de loyer et l'hiver toucherait bientôt à sa fin. L'expulsion ne tarderait plus.
Elle n'avait personne chez qui se rendre. Ses amis zonaient dans la rue. Ses parents l’étriperaient si elle osait s’approcher de leur immeuble. Elle n’avait ni frère, ni sœur, ni oncle, ni tante, ni grands-parents vers qui se tourner.
La dame de l'agence lui avait expliqué que cet emploi était vacant depuis longtemps mais que personne n'en voulait jamais et que c'était la raison pour laquelle on ne lui avait pas proposé jusque-là. C'était réservé aux situations extrêmes. Mariam en était clairement arrivée là.
Elle entra dans le grand bâtiment tout en verre et béton où l'entretien d'embauche aurait lieu. Elle ne savait même pas en quoi consistait le boulot. C'était ridicule.
Les bureaux étaient clairs, spacieux, modernes. La réceptionniste lui indiqua un ascenseur après que Mariam lui ait annoncé "Mademoiselle Aladra, je suis attendue".
Au cinquième, Mariam sortit de l'appareil exigu pour se retrouver devant une autre réceptionniste. On lui indiqua une pièce où attendre. Les fauteuils rembourrés en tissu clair permettaient un confort maximal. Mariam observa les tableaux accrochés aux murs, incapables de déterminer s’ils étaient de bonne qualité ou non. Diverses plantes occupaient l’espace. Le silence n’était dérangé que par les cliquetis de la réceptionniste sur son clavier.
Une femme vint chercher Mariam. Vêtue d'un tailleur bleu, cette blonde d'une quarantaine d'années rayonnait d'assurance derrière ses petites lunettes carrées. Elle lui proposa de la suivre jusqu'à un grand bureau. La blonde s'installa dans le grand canapé en cuir et proposa à Mariam un fauteuil en face.
Mariam prit place, un peu gênée.
- Je m'appelle Armelle Ourbin, se présenta la femme. Je suis payée pour vérifier que vous convenez au travail pour lequel mon patron cherche la bonne personne depuis des années.
- Je m'appelle Mariam Aladra et j'ignore totalement en quoi consiste ce travail, prévint-elle.
- Je sais, la rassura madame Ourbin. L'absence de volontaire pour ce poste n'est pas tellement dû à sa difficulté, mais à son éloignement.
- Comment cela ?
- Il s'agit d'un simple poste de femme de ménage. Gouvernante serait le mot plus juste puisque le service sera également une de vos prérogatives.
- Je n’ai jamais été gouvernante mais j’avais en charge les courses, le ménage et la cuisine chez moi. Je suis très organisée et travailleuse.
- Parfait. Cette expérience vous sera utile mais je puis vous assurer que les conditions ne seront en rien identiques.
- Pourquoi ?
- Monsieur Kervey, l'employeur, habite dans un lieu inattendu.
Mariam plissa les sourcils. Madame Ourbin avait définitivement capté son attention.
- La Sibérie, vous connaissez ? interrogea la femme.
Mariam ouvrit de grands yeux. Ce terme ne faisait référence qu'au froid et à la mort. Elle n'avait jamais mis les pieds en Russie alors il ne s'agissait que de préjugés.
- Monsieur Kervey demeure au plus profond des montagnes Tcherski, en Sibérie orientale. Il vit dans un grand château non loin de mines dont il gère l'extraction avec les autres résidents du manoir.
- Les autres résidents ? répéta Mariam.
- Monsieur Kervey est le propriétaire du château mais il ne vit pas seul. Le travail consiste à le servir lui, mais également ses trois associés. De plus, monsieur Kervey précise qu'il recueille actuellement un ami en détresse. Il y aura donc six personnes au château. Vous devrez les servir à table mais également faire le ménage. Monsieur Kervey ne souhaite pas cacher la vérité : sa demeure est dans un triste état. N'ayant pas eu de serviteur depuis un très long moment et n'ayant aucune envie de prendre soin lui-même de sa maison, monsieur Kervey a laissé le manoir se couvrir de saleté et c'est un faible mot.
- Le travail ne me fait pas peur, assura Mariam.
- C'est une bonne chose. Cette qualité est essentielle pour travailler au château de monsieur Kervey, croyez-moi. Monsieur Kervey précise que vous n'aurez pas à faire la cuisine. Monsieur Kervey est fin gastronome. Il a un chef à son service. Naturellement, son employé profitera également de ses petits plats. La gouvernante sera nourrie, logée, blanchie.
- Cela va de soi, lança Mariam avec l’aplomb de quelqu’un qui connaît les règles du jeu.
- Le salaire est de cinq cents euros…
Mariam commença à grimacer.
- …par semaine, termina madame Ourbin.
Mariam fut un instant soufflée. Deux mille euros par mois ? Pour un poste de gouvernante ? Ça, c'était inhabituel ! Un tel salaire cachait quelque chose.
- Je vois que vous tiquez, remarqua madame Ourbin. Le salaire est lié aux conditions de travail. Le château est perdu au milieu de la montagne. Il n'y a aucune ville à proximité. La plus proche se nomme Lakoutsk et il s'agit plutôt d'un village. Vous n'aurez guère d'occupations. Il n'y a ni Internet, ni téléphone, ni télévision au château.
Mariam allait s'enquérir d'un point mais madame Ourbin fut plus rapide.
- Il y a l'électricité mais pas fournie par le réseau qui ne vient pas jusque là… des panneaux solaires, une roue à aube et une éolienne, si ma mémoire est bonne.
- Pour se connecter, les paraboles existent, fit remarquer Mariam.
- Monsieur Kervey n'est pas fan de technologie. Je ne crois pas qu'il y ait d'aspirateur ou de machine à laver chez lui. Cependant, monsieur Kervey est prêt à acheter tout ce dont vous aurez besoin. Il ne veut simplement pas s'en occuper. Les crédits dont vous disposerez seront pour ainsi dire illimités.
- Si je lui demande d'acheter une parabole ?
- Je doute qu'il accepte…
- Ça ne coûte rien d'essayer, ne lâcha pas Mariam.
Madame Ourbin répondit d'un sourire.
- Les achats doivent être compliqués vu l'éloignement, se dit Mariam.
- Les matériaux extraits de la montagne sont acheminés vers un port dans la vallée. Les commandes prennent simplement le chemin inverse. Cela prend du temps mais ce n'est pas infaisable. Il faut être organisé et prévoyant, voilà tout. Si vous manquez de produit vaisselle, mieux vaut s'en rendre compte un mois à l'avance. Vous apprendrez à gérer.
- Je suis organisée, assura Mariam.
- Monsieur Kervey veut surtout s'assurer qu'être éloignée des êtres qui vous sont chers ne sera pas un problème. Il a perdu tous ses employés précédents à cause de cela. Vu l'éloignement, vous comprendrez que cela est un problème.
- Je n'ai pas de famille, précisa Mariam, et je suis célibataire.
- Aimez-vous sortir en boîte, écouter des concerts, faire les musées ?
- Je n'ai jamais eu assez d'argent pour ça, maugréa Mariam. Sincèrement, je ne compte pas rester longtemps au service de monsieur Kervey, quelques années tout au plus. J'ai besoin d'argent et vu le salaire, je vais pouvoir renflouer les caisses et m'offrir une seconde chance.
- Qui sait, peut-être resterez-vous plus longtemps…
- Quel âge à monsieur Kervey ? interrogea Mariam.
- Aucune idée, avoua madame Ourbin. Je ne l'ai jamais rencontré. Je n'ai même pas vu de photo.
- Y-a-t-il une femme au château ?
- Pas à ma connaissance, dit madame Ourbin en souriant.
Était-il moche et vieux ? Si c’était le cas, qu’est-ce que cela faisait ? Elle y allait pour gagner de l’argent, pas pour le mettre dans son lit. Son apparence n’avait aucune importance. Elle se concentra sur cet entretien et se recentra sur ce qui la concernait de près.
- Je vois, dit Mariam. Qu'en est-il des congés ?
- Vous n'en avez pas, annonça madame Ourbin.
Mariam cligna plusieurs fois des yeux, stupéfaite.
- Le salaire est à la hauteur du service demandé, rappela madame Ourbin. Monsieur Kervey déteste se servir seul. S'il a du personnel, c'est pour l’utiliser. De plus, si vous aviez un jour de congé, qu'en feriez-vous ? Vous promener au milieu de la forêt enneigée et habitée de loups, de pumas et d'ours ?
- Je doute qu'il y ait des pumas et des ours en Russie, fit remarquer Mariam.
- En revanche des loups, il y en a, assura madame Ourbin.
- Bref… N'est-ce pas illégal de ne pas donner de congés payés ?
- Ils vous sont reversés. C'est pourquoi le salaire est aussi important, fit remarquer madame Ourbin.
- Il n'est pas assez important s'il contient les congés payés, rétorqua Mariam.
Madame Ourbin sourit. Mariam ne sut si c'était une bonne chose ou non.
- Sept cents euros par semaine, annonça madame Ourbin.
Ainsi, monsieur Kervey avait permis à cette intermédiaire de négocier le salaire. Un maximum avait forcément été prévu et ce n'était certainement pas sept cents euros.
- Neuf cents, négocia Mariam.
- Parfait, neuf cents euros par semaine, accepta madame Ourbin.
Mariam sut qu'elle venait de perdre. Pour que son interlocutrice accepte aussi facilement, c'était que le tarif était très loin de la limite maximale. Elle grimaça mais c'était un peu tard. Elle grava dans sa mémoire de négocier une augmentation de salaire sans tarder auprès de monsieur Kervey lui-même. Il ne refuserait probablement pas. Mariam n'aurait qu'à annoncer que les conditions étaient vraiment plus difficiles qu'elle ne le croyait et que la ville lui manquait. Nul doute que cela fonctionnerait.
- Voici le contrat. C'est un CDI.
Mariam n'en revint pas. Elle allait pouvoir signer un contrat de travail sans période d'essai. Elle était prise directement. Vu le salaire, c'était inimaginable. Cela cachait-il autre chose que des conditions de travail difficiles ?
- Quand devrais-je prendre mes fonctions ? interrogea Mariam, un peu abasourdie.
- Le plus vite possible. Quand êtes-vous disponible ?
Mariam repensa à la fin de l'hiver, dans quatre jours, et l'expulsion qui allait indubitablement suivre.
- Demain, annonça Mariam.
- Parfait, dit madame Ourbin. Une voiture viendra vous chercher chez vous demain matin à 6h00. Cela vous laisse-t-il assez de temps pour vous organiser ?
Mariam haussa un sourcil. Qu'avait-elle à organiser ? Elle allait partir en emmenant sa valise à moitié vide. Elle ne possédait rien. Il n'y avait rien à préparer.
- Largement, assura Mariam. Où m'amènera cette voiture ?
- À l'aéroport. Le chauffeur vous donnera votre ticket d'avion. Vous prendrez deux avions. À Khabarovsk, en Russie de l'est, vous changerez de moyen de transport. Un train vous conduira jusqu'à…
Madame Ourbin chercha dans des papiers sur son bureau avant d'annoncer :
- Tchoulman. Ensuite, il y a six heures de route jusqu'à Lakoutsk.
Mariam avait un peu le tournis. Avion, train, voiture… Le voyage promettait d'être long.
- Combien de temps ce voyage va-t-il prendre ?
- Vous arrivez très tard demain soir… Peut-être même après-demain matin tôt. Naturellement, vous pourriez également vous y rendre en bateau mais alors le trajet prendrait une semaine, au bas mot.
Mariam comprit pourquoi l'absence de famille était une prérogative. Difficile pour l'employé de revenir voir les siens aisément. Sans téléphone ni Internet, ce travail signifiait se couper de son passé. Ça tombait bien. Mariam avait de bonnes raisons de fuir. Son propriétaire et ses parents auraient beaucoup de mal à aller la chercher au fin fond des montagnes de Sibérie. Mariam aurait la paix.
La jeune femme prit le contrat et le signa sans le lire. Voilà, c'était fait. Elle allait travailler à l'autre bout du monde pour un salaire insolent. Elle comptait bien économiser soigneusement de manière à pouvoir rentrer dans quelques années et s'offrir un bel appartement, un travail de plus haut standing, rencontrer un beau jeune homme.
Elle était jeune. Elle avait le temps de travailler loin de tout et de tous pendant plusieurs années avant de devoir penser à ça. Mariam n'avait jamais été intéressée par l'école. Elle avait quitté le collège sans diplôme. Sa crise d'adolescence, sa grossesse non désirée et son avortement l'avaient définitivement éloignée de ses parents.
Elle n'aurait jamais cru avoir la possibilité d'obtenir un emploi avec un tel salaire à la clef. C'était inimaginable, surtout s'il suffisait de nettoyer le sol et de servir les repas. L'éloignement ne la dérangeait pas. Elle trouverait bien de quoi s'occuper. Elle avait toujours vécu avec une télévision. Elle apprendrait à faire sans, voilà tout.
Une seule chose l'angoissait : son patron. Comment était-il ? Gentil ou râleur ? Jeune ou vieux ? Souriant ou bougon ? Présent ou invisible ? Mariam était consciente que son ambiance de travail dépendrait énormément du caractère de monsieur Kervey. Il lui tardait de le rencontrer.
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Le voyage se passait bien. Une Mercedes était venue la chercher en bas de chez elle alors que la veille, elle avait découvert dans sa boîte aux lettres la notification d'expulsion. L'avion avait décollé avec dix minutes de retard et ce ne fut qu'une fois dans les airs que Mariam se permit de sourire. Elle s'échappait. Ses problèmes s'envolaient. Une nouvelle vie commençait. Elle se sentit plus légère.
Le second avion eut deux heures de retard. Un repas lui fut servi, de qualité plus que médiocre. Dans le train, Mariam avala un paquet de bonbons mais sans grande envie. Elle se sentait lasse. Ce voyage était interminable.
En arrivant à Tchoulman, Mariam se sentit perdue. Aucune voiture ne l'attendait devant la gare enneigée. Or, la jeune femme ne parlait pas le russe. Elle se demanda si son patron était russe. Elle se tapa le front. Comment avait-elle pu ne pas poser la question avant ? S'il parlait uniquement le russe, c'était mal parti. Kervey, pensa Mariam. Ça n'était pas très russe comme nom.
Mariam était perdue dans ses pensées lorsqu'un gros véhicule, plus proche du chasse-neige que d'une voiture, s'arrêta devant elle.
- Mariam Aladra ? interrogea le chauffage en roulant les "r".
La jeune femme hocha la tête et l'homme lui fit signe de monter. Elle s'exécuta. Le chauffeur parla beaucoup mais exclusivement en russe. Le fait que Mariam ne réponde pas ne l'empêcha pas de continuer, empêchant ainsi Mariam de dormir.
Le paysage était pur, intouché, naturel. Les arbres de ces forêts millénaires se dressaient fièrement, comme s'ils voulaient écarter les nuages pour toucher le soleil. La neige recouvrait tout, offrant une luminosité surnaturelle. Mariam s'en mit plein les yeux en souriant comme une gamine.
Le sol était blanc, les rochers aussi et les arbres. L’intérieur du camion sentait l’alcool. Le ventilateur soufflait un air chaud et sec, faisant retrousser le nez de Mariam. Dehors, pas la moindre touche de couleur, pas de fioriture. Aucune surprise au détour des virages. Le paysage monotone lassa la jeune femme. Et le chauffeur qui parlait, intarissable. Mariam désigna la radio. En réponse, il secoua la tête avant de reprendre sa logorrhée. Était-elle cassée ? N’en avait-il pas envie ? Elle ne le sut pas.
Mariam soupira, changea souvent de position sur son siège, détailla la photo de ce qui ressemblait à une ferme devant laquelle une femme et deux enfants faisaient un signe de la main. Le chauffeur avalait régulièrement une gorgée d’une gourde à sa gauche. Mariam comprit qu’il s’agissait d’alcool. Elle n’eut pas peur d’avoir un accident. Le chasse-neige resterait en place quoi qu’il arrive.
Mariam écouta le russe. Parfois, il chantait dans sa langue, d’autre fois en anglais. Il tenta de faire participer Mariam qui refusa poliment. Elle retourna à l’observation du blanc uniforme.
Lorsque le chauffeur arrêta le véhicule et lui fit signe de descendre, Mariam bondit dehors pour sautiller sur la neige. Elle attrapa sa valise et observa autour d’elle. Elle se trouvait au milieu d'une clairière vide. La lune haute illuminait à peine la neige qui montait jusqu’aux genoux de la jeune femme. Le chasse-neige disparut derrière les arbres.
Un hurlement se fit entendre et Mariam eut le sang glacé : des loups. Elle observa les arbres alentours et une terreur grandit en elle.
Tout en tournant sur elle-même, elle tenta de se souvenir des explications de madame Ourbin concernant le voyage. Normalement, elle devait aller de Tchoulman à Lakoutsk en voiture. Était-elle à Lakoutsk ? Le chauffeur l'avait-il conduite au milieu de nulle part ? L'avait-il menée dans un guet-apens ? Allait-elle se faire enlever contre une rançon que personne ne paierait jamais ?
Elle perçut des rires dans son dos. Elle se retourna vivement. Dans le lointain, elle entendit des voix et aperçut des lumières volant entre les flocons de neige. Entre les loups et les hommes, elle choisit sa propre espèce.
Elle se dirigea vers les lueurs pour découvrir une route à demi-déneigée, faisant face à un bar dont l’insigne lumineuse clignotait. Une lettre ne s’allumait pas. Quelques véhicules rouillés dormaient sous une fine couche de neige. La façade pleine de fissures ne rassura pas Mariam.
Elle entra et le silence se fit, en dehors d’une musique nasillarde crachotant en russe des paroles inintelligibles sur un instrument que Mariam fut incapable de reconnaître. Tous les regards se tournèrent vers elle. Si elle avait dû décrire les hommes attablés, elle aurait usé du terme "clochard" ou "ivrogne". Elle entra sans prêter trop d'attention aux regards lubriques et intéressés posés sur elle. Les conversations reprirent dans son dos.
Elle se dirigea vers le barman et demanda "Lakoutsk ?" tout en désignant le sol de son index tendu. Le barman hocha la tête. Le chauffeur avait donc réalisé sa part du contrat. Elle se trouvait à Lakoutsk, la civilisation la plus proche du château. Fantastique, pensa Mariam. Et maintenant ?
La porte s'ouvrit et le silence se fit de nouveau dans le bar. Mariam se retourna pour découvrir le nouveau venu. Lui aussi se différenciait des clients habituels mais contrairement à Mariam, il n'eut pas le droit aux regards insistants des hommes attablés, bien au contraire… Tous détournèrent les yeux en le voyant.
Mariam l'étudia avec circonspection. Il ne devait pas avoir plus de trente ans. Il était brun aux yeux marron. Pas du tout blond aux yeux bleus comme les russes alentours. Le plus surprenant étaient ses vêtements : il portait un costume - pantalon noir, chaussures de ville en cuir parfaitement cirées, chemise rouge et veste noire. Mariam reconnut de la soie et du cachemire. Cet homme venait de l'extérieur, où il neigeait et où la température ne devait pas dépasser -10°C et il ne portait ni manteau, ni après ski, ni écharpe, ni gant. Il ne semblait pas incommodé le moins du monde.
Il s'avança directement vers Mariam. Une fois à un mètre devant elle, il soupira avant d'annoncer dans un français parfait, agrémenté de légers "R" roulés :
- Je suis ici pour vous amener au château. Si vous voulez bien me suivre.
Le ton était plat, morne, monotone. Mariam eut l'impression qu'on avait forcé son interlocuteur à faire preuve de politesse à son égard. Il prit sa valise et sortit, sans même laisser à Mariam le temps d'en placer une. La jeune femme traversa la salle à la suite de l'homme étrange. Elle remarqua que plus personne n'osait lever les yeux sur elle. Qui était cet homme ?
Une fois dehors, l'homme ne l'attendit pas. Il traversa la route pour se diriger vers la clairière devant laquelle le chauffeur du chasse-neige l'avait déposée. Mariam remarqua que l'emplacement n'était plus vide. Un hélicoptère à l'arrêt s'y trouvait désormais.
L'homme plaça la valise à l'intérieur avant de faire signe à Mariam de monter à l'avant, côté passager. Il la sangla avec précaution et professionnalisme avant de se mettre du côté conducteur et de démarrer l'engin. Dans son casque, Mariam entendit :
- Désolé pour le retard.
- Ce n'est pas grave, assura Mariam. Vous allez pouvoir voler dans ces conditions ?
La jeune femme désigna la neige, qui virevoltait autour d'eux.
- Sans problème, annonça le pilote.
Mariam, fort peu rassurée, se cala dans son siège en priant. Elle n'était plus pratiquante mais la prière maintes fois répétée vint d'elle-même. L'hélicoptère fit de plus en plus de bruit puis obéit lorsque son pilote lui ordonna de décoller. Mariam trembla et gémit de peur.
Le pilote était calme et concentré. Sa sérénité se transmit à Mariam qui se détendit un peu. Elle regarda autour d'elle mais dans la nuit noire, elle ne voyait strictement rien.
- Comment savez-vous où vous allez ?
Le pilote répondit en désignant les instruments devant lui. Mariam dut accepter de faire confiance à la technologie. Elle n'avait guère d'autre choix. Son angoisse remonta.
- Le trajet va être long ?
- Un peu plus d'une heure, annonça le pilote.
Mariam ouvrit de grands yeux. Le château était vraiment éloigné de tout. C'était peu dire.
- Vous faites souvent ce trajet ? interrogea-t-elle.
Parler la calmait et elle avait grand besoin de se détendre.
- Tous les jours, répondit le pilote.
Cela aurait dû rassurer Mariam mais cela ne fonctionna pas vraiment. Enfermée dans une petite bulle ballottée par les vents et la neige dans une nuit noire, la jeune femme ne se sentait pas bien.
- Vous travaillez depuis longtemps pour monsieur Kervey ?
Mariam n'avait que faire de la réponse mais elle avait besoin de discuter pour oublier la situation stressante qu'elle vivait.
- Je ne travaille pas pour Julian. Je lui rends un service.
Vu le ton, ça lui coûtait beaucoup. Julian ? répéta Mariam. Elle venait d'apprendre le prénom de son patron.
- Je m'excuse, murmura Mariam. Je ne voulais pas être impolie. Vous ne vous êtes pas présenté alors je ne pouvais pas savoir.
Mariam tiqua. Elle avait usé d'un ton beaucoup plus insolent et méprisant qu'elle ne l'aurait voulue. Elle était vraiment mal à l'aise.
- Je suis Lord Kerings. Julian m'accueille gentiment chez lui en attendant que ma situation personnelle se débloque.
Mariam se souvint que madame Ourbin avait parlé de lui. Le pilote était l'un des hommes que Mariam allait servir. Elle venait de se montrer insolente et méprisante envers le meilleur ami du patron. Cela aurait-il pu débuter d'une pire façon ?
En même temps, s'il avait voulu être respecté selon son rang, il lui aurait suffi de se présenter. Mariam décida de ne pas s'excuser. La population locale le connaissait, pas elle.
- Vous êtes ami avec monsieur Kervey depuis longtemps ?
- Le seigneur Kervey, la reprit Lord Kerings.
- Le seigneur Kervey, répéta Mariam en levant les yeux au ciel.
Monsieur ou seigneur, quelle différence ? Les deux termes étaient polis. Et puis franchement, au XXIème siècle, se faire appeler seigneur frisait le ridicule. Lord Kerings serra la mâchoire. Il n'appréciait visiblement pas l'insolence de son interlocutrice.
- Alors ? lança Mariam.
- Alors quoi ? siffla froidement Lord Kerings.
Mariam sursauta dans son siège. Le ton du pilote était net, cassant, agressif. Mariam ne s'y attendait pas et elle fut encore plus mal qu'avant. Désormais, l'altitude, la nuit noire et la météo ne furent plus ses seuls motifs d'inquiétude. Le pilote le fut aussi.
- Vous connaissez le seigneur Kervey depuis longtemps ? insista tout de même Mariam.
- Cela ne vous regarde pas, gronda Lord Kerings.
La jeune femme sentit son stress monter et naturellement, cela entraîna une irrépressible envie de parler.
- Je n’ai gardé aucun ami. Nos vies se sont séparées. Je n’ai pas…
- Vous êtes obligée de parler ? la coupa Lord Kerings en se tournant vers elle.
Le reproche n'était pas voilé.
- Je parle toujours quand je suis angoissée, expliqua Mariam.
- Il suffirait que vous soyez calmée pour vous taire ? interrogea Lord Kerings.
Mariam hocha la tête. Lord Kerings soupira bruyamment avant de regarder de nouveau dehors. Mariam resta un instant interdite avant d'ouvrir la bouche mais aucun son ne sortit. Elle resserra les mâchoires. Elle n'avait plus envie de parler. Elle se détendait miraculeusement. Elle se sentait mieux à chaque seconde qui passait. Ses muscles se relâchaient et bientôt, la fatigue du voyage prit le dessus. Elle bailla et s'endormit paisiblement.