Londres, 10 juin 1903
Derrière la brique austère du 22, Bloomsbury Square, l’humeur allègre de Keina menaçait de déborder sur la ville. À demi peignée, habillée à la hâte, la jeune fille sortit en trombe de sa chambrette, dévala les étages, captura Martha au passage et la déposa au rez-de-chaussée avec une joyeuse accolade.
Puis elle s’engouffra dans la salle à manger, distribua des sourires à la ronde, reprit son sérieux devant la mine pincée de Georgianna et s’assit en bout de table, une lueur espiègle au coin de l’œil.
— Nana ! Regarde, je t’ai fait un dessin ! s’exclama Martha en la suivant, un morceau de papier entre ses mains potelées.
À quatre ans, la petite ressemblait à une poupée de porcelaine perdue dans un amas de jupons. Rousse de la tête aux pieds, elle tenait son œuvre à bout de bras, comme si elle redoutait qu’il ne s’enflamme. Keina reposa la théière et réceptionna le cadeau en riant.
— Qu’est-ce que nous avons là ? Un éléphant !
Une moue contrariée creusa les pommettes rondes de Martha.
— C’est pas un éléphant, c’est toi.
— Oh. Mais je le savais ! Je te taquinais, se rattrapa Keina.
Elle appuya son affirmation en imprimant sur sa joue un autre baiser mouillé.
— Voyons, Martha, cessez de nous importuner ! Nous déjeunons, retentit une voix aux modulations aigües.
— D’accord, mama, murmura l’enfant, tête baissée.
D’un signe, Keina encouragea Martha à retrouver son frère aîné dans le salon adjacent.
— Pourquoi êtes-vous si dure avec votre fille, Georgianna ? Elle est vraiment très imaginative. C’est si rare de nos jours ! Notre société est tellement terre-à-terre.
Georgianna haussa un sourcil. Avec son nez busqué et ses grands yeux exorbités, elle ressemblait à un hibou contrarié. Elle se tourna vers son mari, absorbé par son Earl Grey et les nouvelles du Times.
— Edward ! Avez-vous entendu les idées qu’inculque mademoiselle Keina à nos enfants ? Ah ! Qu’elle est belle, l’éducation ! Qu’on la laisse de surcroît déjeuner avec nous, alors qu’elle n’est qu’une gouvernante.
Elle acheva sa phrase sur une moue de mépris. Edward, dont la rousseur rivalisait avec celle de sa fille, se contenta d’un signe de tête et trempa sa moustache flamboyante dans la tasse. Il connaissait trop bien la langue persifleuse de sa femme pour y prêter encore attention.
Sous la table, les poings de Keina se crispèrent. La voix d’Amy apaisa sa colère.
— Georgianna !
La mère d’Edward personnifiait l’autorité suprême de la maisonnée. Sa bru clappa du bec.
— Je vous interdis de parler de notre Nana sans vous soucier de sa présence ! Keina n’est pas une domestique, elle fait partie de notre famille. Je vous prie de la considérer avec autant de respect que si elle était votre belle-sœur.
Keina ouvrit la bouche, prête à enchérir d’une répartie cinglante, mais devant les gros yeux d’Amy Richardson préféra se taire. Il lui arrivait trop souvent de s’exprimer à tort et à travers, et elle s’efforçait de se corriger. N’était-ce que pour faire enrager Georgianna, qui prenait un malin plaisir à l’importuner.
Mary Cooper, la bonne à tout faire, s’introduisit dans la pièce avec la discrétion d’un arbrisseau, le courrier dans une main. Amy lui adressa un sourire de reconnaissance et en commença l’inventaire.
La tasse de thé calée entre ses paumes, Keina laissa son regard dériver vers la fenêtre. Au-dehors, Londres s’éveillait pour de bon. Les minces filets de brume que l’aube avait déposés dans les rues s’étiolaient, effarouchés par le ronronnement de la ville.
Un court instant, elle se surprit à songer à là-bas. Les façades blanches des maisons se muèrent en flèches effilochées ; le brouillard se teinta d’émeraude. À l’angle d’une allée, une créature fila vers l’inconnu. Qu’était-ce exactement ? Pixie, hobgoblin, farfadet ? On l’appela soudain. Elle sursauta.
— Eh bien, tu rêvasses ? Tu as du courrier.
Le visage de Keina s’illumina tandis qu’elle prenait la missive.
— Une lettre de Livie ?
— Je n’en ai pas l’impression, répondit Amy, un soupçon de trouble dans la voix.
— Oh.
Intriguée, elle observa l’enveloppe. Son nom, au centre, écrit d’une plume oblique et assurée. Elle la retourna pour en examiner le sceau. Poussa une exclamation. Une louve et une panthère.
Non.
Curieuse, Georgianna pointa son regard sur elle. Keina n’y prit garde. Elle ouvrit le billet d’un geste tremblant, lut les quelques mots qui barbouillaient la feuille…
… et son cœur chavira.
Non, non, non…
C’était comme tomber soudain dans un gouffre sans fond, les paupières grandes ouvertes, sans comprendre réellement ce qu’il se passait. Keina tombait, tombait, et autour d’elle il n’y avait rien, rien à quoi se raccrocher, juste le néant. Les caractères dansaient devant elle, mais son esprit refusait net leur signification.
Elle perçut les paroles faussement inquiètes de Georgianna, sentit la main chaude et réconfortante de Mrs Richardson qui se pressait contre son avant-bras… Cela dura, quoi ? Une seconde, peut-être ?
Pour Keina, cette seconde eut valeur d’éternité. Puis elle ferma les yeux. Les rouvrit, prise d’un doute. Était-ce un hasard si, quelques minutes auparavant, elle s’était égarée dans le méandre de ses souvenirs ? Ou bien avait-elle pressenti… Elle croisa le regard d’Amy Richardson, sa protectrice, celle qui l’avait accueillie sous son toit, élevée comme sa fille.
Alors, c’est ça ? Tu nous quittes ? demandaient ses yeux gris avec une triste bienveillance que soulignaient ses pattes d’oies.
Elle n’en supporta pas davantage.
— Excusez-moi, je me sens un peu souffrante, déclara-t-elle en se levant de table.
Seule dans sa chambre en soupente, l’orpheline, assise sur le couvre-lit brodé, fixait la missive sans la voir. Les paupières sèches, le ventre lesté de plomb, la tête vidée de toutes ses joies. Les vannes de son cœur obstinément closes. Keina esquissa l’ébauche d’un sourire. Non, trop mièvre à son goût. Son esprit s’était détaché de son corps, loin, très loin d’elle, pour pleurer à son aise. Là, voilà qui convenait mieux à son caractère !
Elle se rappelait lorsqu’Olivia, la benjamine des Richardson, sa camarade de jeux, avait épousé à dix-huit ans un pasteur du Hampshire : elle s’était contentée d’observer, béate, le fiacre qui l’emmenait vers une autre vie. Ensuite, elle s’était enfuie dans la chambre pour s’effondrer sur son lit. Elle avait fixé le plafond toute la nuit, incapable de laisser échapper le moindre sanglot.
Puis Mr Richardson père était mort d’une attaque à la veille du nouveau siècle – drôle d’ironie – et, là encore, ses yeux étaient restés secs malgré son chagrin. Oh, comme elle s’en était voulu de son indifférence !
Par la suite, son quotidien lui avait rarement donné matière à se lamenter. Si l’on omettait l’exécrable femme d’Edward, elle adorait sa famille adoptive, les enfants dont elle supervisait l’éducation depuis trois ans et son existence tranquille à Londres. Aurait-elle seulement le courage de quitter tout cela ? Elle n’en savait strictement rien.
On frappa trois coups discrets à la porte. Keina dressa le menton. Amy, la douce Amy. Douce et forte à la fois, petite dame convenable de la bourgeoisie de Londres, insupportable revendicatrice du National Union of Women’s Suffrage Society, et maman au cœur d’or à ses heures.
Son aimable corpulence ceinte dans une robe de soie anthracite, elle pénétra dans la chambre, s’empara de la lettre et la lut à son tour. Keina l’observa, inquiète. Lorsqu’elle parla, ses mots prirent l’aspect d’évidences.
— Nous savions toutes les deux que ce jour arriverait.
Keina hocha la tête, un sanglot coincé dans sa gorge.
— Tu as eu vingt ans cette année, Nana. Bien sûr, tu espérais qu’ils t’oublieraient, mais…
L’avait-elle réellement espéré ? Sans doute. L’orpheline les aimait pourtant, ils étaient les siens, sa vraie famille. Mais pouvaient-ils lui offrir la chaleur des Richardson ? Elle l’ignorait. Et, curieusement, elle redoutait de l’apprendre.
— Tu n’es pas chez toi, ici, et tu le sais. (Amy hésita un instant avant de continuer.) Nous le savons toutes les deux.
— Je suis chez moi ! siffla Keina, le ton acide. Elle poursuivit avec douceur : Chez soi, c’est là où on se sent bien. C’est là où notre cœur a chaud. (Un silence. Amertume.) De toute façon, on ne me laisse pas le choix. (Elle se tourna vers Amy, inquiète.) Que va-t-on dire aux autres ?
Mrs Richardson soupira.
— Nous broderons un petit mensonge de rien du tout. Pour la bonne cause.
La fable fut préparée avec soin. La lettre provenait d’une vieille tante américaine dont elle était l’unique héritière et qui, ayant retrouvé sa trace après des années de recherche, la réclamait à son chevet.
Alors qu’elle annonçait son départ à la famille Richardson, Keina crut pour la première fois apercevoir un semblant de sourire déformer les lèvres sèches de Georgianna. Elle ne s’en formalisa pas, le cœur trop lourd pour se vexer, et se contenta de caresser les boucles de Martha, qui avait enfoui son visage baigné de larmes dans son tablier. John, l’aîné, s’en alla bouder dans la cuisine, une grimace réprobatrice déformant ses taches de rousseur.
La moustache d’Edward frémit légèrement, parut se soulever de surprise et retomba piteusement sous l’œil acerbe de sa femme. Olivia fut avertie par télégramme et promit de s’échapper de sa retraite afin de lui faire ses adieux.
La nouvelle nourrit un temps la rumeur des domestiques, puis se dissipa doucement dans la tiédeur de ce début d'été.
Je sens que je lirai la suite avec plaisir! Hâte de découvrir cette magie que tu dessines sans décrire son fonctionnement. Et de voir l'entre-mondes bien sûr ^^.
Ensuite, la riposte de Keina m’a surprise, car une gouvernante ne saurait se permettre une telle insolence, mais la protection d’Amy explique bien des choses.
J’ai envie d’en savoir plus sur leur relation, qui semble plus proche de l’amitié qu’une relation employeur/employée. Amy connait les secrets de Keina, tandis que nous les ignorons. Je me demande comment Keina est arrivée chez elle et pourquoi elle lui fait tant confiance.
Tout cela me donne envie de lire la suite !
Les personnages sont impeccablement amenés et constitués, y compris les personnages secondaires. Ce ne sont pas des « ombres » ou des « squelettes » de personnalité uniquement là pour le remplissage. Ils sont aussi travaillés que Keina dans ce chapitre (ou presque puisque nous avons les pensées de la protagoniste) De plus, ton écriture nous les dessines avec une délicatesse et une finesse que j'aime beaucoup.
Les adieux sont parfaits, émouvant sans être mielleux. Je pense que je vais apprécier le personnage de Keina, et je suis déjà attachée aux autres personnages du chapitre, comme quoi ils sont vraiment bien présentés.
Je l'ai déjà dit mais j'aime que tu n'expliques pas tout d'un coup, les petites touches de souvenirs sont bienvenues et dosées avec harmonie. Ah, et je suis ravie qu'il n'y ait pas eu de descriptions de Keina pour le moment ( enfin quelqu'un d'autre qui ne le fait pas, je me sentais seule xD)
Ton style me plait toujours autant, aérien, pur, merveilleusement sensible.