Chapitre 1, Où Il Est Raconté Qu’il Ne Faut Jamais Être Poli Si L’on N’a Pas Écouté La Question

Un Sorcier et demi à Paris

 

Chapitre 1

 

Où Il Est Raconté Qu’il Ne Faut Jamais Être Poli

Si L’on N’a Pas Écouté La Question

Londres, 5 mai 2018

 

Si vous vous promenez dans Eaton Square à Londres, vous apprécierez le charme du square, avec ses basses clôtures renfermant six petites jungles, généreusement arrosées par les fréquentes averses londoniennes. Ces minuscules oasis sont entourées d’intimidantes rangées de maisons, toutes soudées les unes aux autres, et d’une blancheur de neige où tranche sur chacune d’elle une imposante porte noire encadrée de deux colonnes, et surmontée d’un balcon à balustrade potelée. Quand on regarde bien, chaque demeure se trouve être légèrement différente des autres ; la blancheur virginale de la façade est soit hachée par le fracas d’arbustes verts et ronds comme des ballons de chaque côté de la porte noire, ou parfois sur le balcon, soit dérangée par une plaque ronde et bleue indiquant qu’un Premier Ministre a vécu ici, soit, enfin, brisée par le rouge éclatant d’une boîte aux lettres de quartier. Le numéro 40 n’a rien de remarquable et vous seriez sans doute passé à côté sans le voir. Sa particularité est qu’elle est la seule maison d’Eaton Square à posséder une jolie porte noire arrondie sur le dessus, et des jardinières soignées sous chaque fenêtre.

 

Mr Prym était conseiller d’orientation magique. C’était un homme élancé, les cheveux déjà poivre et sel à son âge, et doté d’un goût certain pour les cravates qu’il jetait par-dessus son épaule pour jouer à la dinette magique avec ses enfants. Mrs Prym, quant à elle, lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, du fait du haut degré de consanguinité dans leur famille, les cheveux blancs en moins et des fleurs toujours fraîches dans son chignon. Ingénieure magique à Magic Stuff & Co, elle concevait les plans de nouvelles créations magiques inspirées par le monde des moldus. Les Prym avaient deux enfants, une fille prénommée Rose, et un fils de deux ans son cadet, du nom de Phlox.

 

 Le numéro 40 respirait le propre, et avait toujours un léger parfum de citron, de lessive et d’enfants remuants. Enfin quand on ne s’invitait pas à l’improviste, auquel cas on risquait d’y trouver un joyeux désordre de tasses de thé, de rouleaux de parchemins vegans, de livres par dizaines, et de jeux de société ensorcelés.

« Oncle Fred, tu veux bien me rembobiner mon livre ? »

L’oncle Fred n’avait que sept ans de plus que Rose et ne ressemblait même pas à un oncle avec ses cheveux blonds ébouriffés, ses yeux bruns rieurs et un sourcil toujours haussé par goguenardise. Mais il n’en faisait pas moins un oncle exemplaire : il apprenait à ses neveux à faire des bêtises sans baguette magique, les faisait tomber de leur balai volant à roulettes, crachait sur leurs dragées surprises et gobait leurs flans à la citrouille quand ils avaient le dos tourné.

L’oncle Fred laissa un instant sa sœur parler dans le vide et se plia de bonne grâce à la requête de sa nièce : il tapota le livre pour jeunes sorciers d’un coup de baguette avec un craquement de noisette écrasée et l’ouvrage sembla expirer d’un coup tout l’air qui se trouvait entre ses pages, comme sous l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Rose eut à peine le temps de feuilleter quelques pages qu’il s’ouvrit tout seul à l’endroit où la reliure avait été le plus sollicitée : sur le premier chapitre.

« Harry Potter à l’école des sorciers, chapitre un, le survivant. Mr et Mrs Dursley, qui habitaient au 4, Privet Dri…, s’exclama le livre d’un ton mystérieux, tandis que le bébé illustré sous le titre respirait doucement dans ses langes, entouré d’une nuit piquée d’étoiles clignotantes. »

Rose le remercia d’une bise sur la joue et repartit en courant dans sa chambre, dans un tressautement de nattes sur fond de froufrous colorés, son pendentif fétiche en forme de dragon replet bondissant d’un côté à l’autre au bout de sa chaînette.

Le livre conteur, équivalent magique du livre audio moldu, était l’un des produits phares de Magic Stuff & Co, à l’élaboration duquel Violet, la mère de Rose, avait d’ailleurs participé. Depuis vingt ans que la Seconde guerre des sorciers avait brisé le secret du monde magique, les échanges entre moldus et sorciers s’étaient intensifiés, et les deux mondes s’influençaient mutuellement de façon visible.

« Fred ? 

— Oui, Violet ?

— Que penses-tu de cette idée ?

De nouveau dans la lune, Fred n’avait évidemment pas la moindre idée de l’idée dont il était question.

— Qu’elle est charmante ? hasarda-t-il pour éviter de demander des explications.

 

Londres, 10 mai 2018

 

Et c’est ainsi que Fred se retrouva dans la salle d’attente pour le vol 785421 à destination de Paris, une petite valise de mille fonds sous le bras et Rose collée à sa jambe de pantalon. Du fait de la douceur printanière de l’air londonien, tous deux portaient grandes ouvertes leurs capes de mi-saison dotées de perforations sur le col pour laisser passer les écouteurs d’un smartphone. Rose était la seule des deux à porter fièrement une paire de chaussettes légères mais montantes aux motifs hypnotiques, pied de poule, tartan violet et jaune, rayures vert et bleu, pois roses, tout à la fois.

« Ça m’apprendra à être trop galant avec les sorcières, pesta-t-il en cherchant des yeux un gobelin à café.

— Le vol 785421 à destination de Paris est prêt à partir, veuillez rejoindre votre cheminée, et attendre le signal. 

L’unique aiguille de la montre de Fred se mit à indiquer « en déplacement ».

— Oncle Fred, je ne retrouve plus Snapdragon.

— Par le caleçon de Merlin, ce n’est vraiment pas le moment ! »

Ils regardèrent dans toutes les directions et repérèrent enfin une petite touffe de poils qui courait à toute vitesse entre les jambes des voyageurs.

« Immobilus ! »

Sa baguette produisit un claquement sec et Snapdragon interrompit sa course, pétrifié sur place comme s’il s’était pris une porte vitrée invisible. Fred s’excusa auprès des touristes exubérants qui étaient assis à côté de la petite bête immobile, la ramassa avec une deuxième dose d’excuses, et revint à leurs places. Rose lui reprit immédiatement des mains le petit rat gris et soyeux, qui remuait faiblement ses longues moustaches blanches.

« Pourquoi l’as-tu assommé ? siffla Rose d’un ton accusateur. Autour de son cou, le pendentif en forme de dragon gourmand jeta à Fred un regard noir comme de la poudre d’Obscurité de chez Weasley.

— Il allait nous faire manquer notre vol, et ce sortilège est tout à fait inoffensif, inutile de bouder.

— Ça mériterait que j’envoie une beuglante à la Société Protectrice des Animaux Magiques pour te dénoncer !

— Attache plutôt ta cape correctement, que tu ne t’étrangles pas pendant le trajet, soupira Fred en fermant la sienne jusqu’en bas. »

Rose le foudroya du regard, reboutonna sa cape et tira sur ses longues chaussettes psychédéliques qui s’étaient tire-bouchonnées à ses chevilles.

« J’espère qu’ils sont gentils, au moins, lâcha-t-elle d’un air taciturne. »

 

Un assistant de vol au sourire dentifrice les conduisit dans un hall immense avec des centaines de cheminées béantes toutes identiques. Il les mena vers l’une d’elle.

— Chers passagers, voici votre poudre de cheminette, en vous souhaitant un agréable vol au-dessus de la Manche ! »

Fred saisit la bourse estampillée des initiales de l’Aéroport d’Heathrow que le sorcier lui tendait. Il prit la main de Rose et les fit avancer au fond de la cheminée. Il vida à leurs pieds le contenu de la bourse, et ils se volatilisèrent sur le champ avec un bruit d’explosion et beaucoup de fumée verte.

Depuis que le Ministère de la Magie avait interdit l’usage des cheminées individuelles comme moyen de transport, tout un réseau de filiales s’était développé, et pour un trajet aussi court que Londres-Paris, il fallait compter 100 gallions le voyage et deux heures d’attente à la gare des réseaux de cheminées installée dans le premier aéroport de Grande-Bretagne.

 

Paris, 10 mai 2018

 

Fred et Rose réapparurent dans un âtre différent du premier, où une hôtesse des cheminées française les invita à la suivre. Ils ressortirent quinze minutes plus tard de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, la bourse de Fred remplie d’euros sorciers rutilants avec la tête de Jacques Chirac et de Nicholas Flamel dessus. Fred serrait dans sa main sa baguette magique enroulée dans un certificat d’autorisation de port d’objets magiques de catégorie 2. Rose, elle, serrait Snapdragon dans ses bras. Il n’avait pas posé de problèmes à la douane moldue, les rats étaient en vogue comme animaux domestiques chez les moldus aussi, qui, ces dernières années, trouvent la mode sorcier du dernier chic. Moins salissants qu’un hibou, plus petit qu’un chat noir et moins visqueux qu’un crapaud, il était devenu l’animal préféré des moldus et des sorciers d’après Sorcière-Hebdo.

 

Dehors, une pluie torrentielle les accueillit.

Ils rabattirent leur capuchon sur leur tête, Fred marmonna un « Impervius ! » machinal, sa baguette émis un petit grincement et l’eau se mit instantanément à glisser sur leur cape respective comme sur une toile cirée. Il extirpa ensuite de sa valise de mille fonds un exemplaire fatigué du Guide malin de Paris à l’usage des Sorciers de Fulbertus Farrell. 

Ils suivirent les conseils constellés de gouttes de pluie de Farrell et marchèrent sur un quai entouré d’usines hideuses et perdues dans le brouillard jusqu’à un escalier qui descendait vers la Seine boueuse. Fred brandit sa baguette en l’air et ils guettèrent la Seine avec incertitude. Quelques minutes plus tard, une forte lueur perça le amas de brume, et un antique bateau-mouche s’arrêta juste devant eux.

 

« Chères sorcières et sorciers, chers touristes, bienvenue dans l’Omnibulle ! » Un groom leur tendit à chacun un ticket où figurait le sceau de la ville magique de Paris : une caravelle volante. De confortables banquettes turquoises, des lustres aux pampilles étincelantes et une moquette couleur miel sur fond d’odeur de croque-monsieur et de café les accueillirent. Alors qu’ils se dirigeaient vers une table libre, Rose cru entendre la moquette grogner sous ses pieds, et caressa pour les distraire chacun d’une main, son pendentif dragon et Snapdragon, car tous deux louchaient sur la vitrine à desserts pleine à craquer. L’Omnibulle était entièrement vitré, et avec la brume, cela donnait l’impression de s’être fait avaler par un nuage. Sur chaque table, des bougies projetaient de petites lueurs tremblotantes sur les voyageurs : une sorcière maigre et anguleuse s’attaquait à une énorme part de tarte tatin, des touristes moldus posaient des questions à un vieux sorcier sur son hibou voyageur, et au comptoir, une floppée de sorcières adolescentes riaient comme des dindons en s’ajoutant mutuellement des effets magiques avec leur baguette avant de se prendre en photo.

 

 

« L’Omnibulle, créé par Louis Renault en 1905 sur le modèle du Magicobus et mis en service en 1999, permet de visiter Paris au gré de la Seine, avec l’avantage de pouvoir l’appeler sur demande en cas de besoin. Son style vintage est très apprécié, typique des grands restaurants du début du XXème siècle, mais sa carte très généraliste propose petit-déjeuner, déjeuner collations et dîner, allant du simple sandwich jambon-beurre aux huîtres sur leur lit de confit d’échalottes. On dit que Hermione Granger, célèbre activiste et écrivain anglaise, aurait écrit la majeure partie de son roman Condition de la femme magique à la table 10. »

— Je peux avoir un chocolat mousseux ? s’exclama Rose en relevant le nez de la carte des boissons. 

— C’est bien, je vois que tu écoutes.

Avec un soupir, Fred posa quatre euros sorciers cinquante dans la main de sa nièce en lui demandant de lui rapporter la gazette du jour. Rose lui embrassa précipitamment la joue avant de filer vers le comptoir, un Snapdragon à nouveau vif et frétillant cramponné sur son épaule. De petite taille pour son âge, elle atteignait à peine le zinc, et dut lever bien haut la main pour donner son argent au serveur. Un instant plus tard, elle était de nouveau assise en face de Fred, lui derrière son numéro du Paris des Merveilles, et elle derrière une très grande tasse en porcelaine blanche touillée par une cuillère ensorcelée, son livre conteur ouvert au chapitre deux. Comme le nom sur la carte le suggérait, la surface de son chocolat chaud moussait continuellement, sans toutefois jamais déborder.

« Ce qui est absolument génial avec ce chocolat moussant, c’est qu’on peut manger cent fois plus de mousse qu’avec un chocolat chaud moldu. Tu penses qu’on pourrait refaire la recette à la maison ? Parce que tu vois, à l’école où je vais, on a des cours de cuisine mixte, et j’ai déjà fait des crêpes à la française et des chocogrenouilles. Le plus dur, c’est que la grenouille ressemble à une grenouille, et la maîtresse nous a surveillé un par un pendant qu’on lançait le sort avec les baguettes pédagogiques. J’ai tellement hâte d’avoir ma propre baguette ! La tienne est faite en quoi ? »

N’obtenant pas de réponse, Rose quitta des yeux la carte où elle cherchait une pâtisserie pour accompagner son chocolat mousseux et s’aperçut que Fred avait disparu derrière son Paris des Merveilles.

 « Fred, t’écoutes ? »

Absorbé dans sa lecture, il ne l’entendit toujours pas.

« Fred ? insista-t-elle. »

Au troisième « Fred » interrogateur, la cuillère ensorcelée perdit patience, jaillit de la tasse en projetant une pluie de gouttelettes chocolatées sur la table, et se mit à carillonner contre le bord de la tasse avec frénésie. L’effet fut immédiat : Fred leva la tête de son journal pour découvrir un spectacle post-apocalyptique alors que Rose tentait simultanément de reprendre le contrôle de sa cuillère, et d’empêcher Snapdragon de lécher les perles chocolatées qui recouvraient la nappe, la carte des boissons, le guide de Fulbertus Farrell, le journal de Fred et la carte de visite avec l’adresse de leur destination qui dépassait de la poche de chemise de Fred.

Tout le monde les regardait, attendant que Fred réagisse.

« Pourrait-on avoir un serviette en papier ? lança-t-il au serveur avec un fort accent anglais. Le serveur se précipita pour lui donner une serviette renforcée d’un sortilège de Récurvite exprès pour les liquides. Rose, toute contrite, épongea les méfaits de la cuillère tandis que Fred remit cette dernière en place dans la tasse, en lui demandant au passage de se tenir correctement à l’avenir. Ce qui leur donna le plus de peine, ce fut de nettoyer le papier de ses taches de chocolat. Le malheureux Guide malin de Paris à l’usage des Sorciers, fragilisé par les nombreux voyages d’affaire de Mrs Prym et la pluie parisienne, n’y survit pas ; la serviette renforcée en Récurvite étant si puissante qu’elle enlevait le texte en même temps que le chocolat.

 

Fred empila à côté de lui les autres ouvrages tout récurés, et croisa les mains sur la table.

« Je vois qu’on ne va pas s’ennuyer avec toi, et je vais tenir cette cuillère à l’œil dorénavant, dit-il d’un ton malicieux. Tu disais ?

— Tu vas répondre à ma question, maintenant ?

— Oui, mais répète d’abord ta question. 

Fred avait retenu la leçon, on ne l’y reprendrait pas deux fois !

— Elle est faite en quoi ta baguette ?

— Bois de cornouiller et moustache de troll. Parfois imprévisible et facétieuse, bruyante quand on l’utilise, Christina Ollivander avait raison.

— C’est qui Christina Ollivander ?

— La fille de Garrick Ollivander, le célèbre vendeur de baguettes magiques. Tu iras sûrement là-bas quand ce sera ton tour, elle a su maintenir en vie la réputation de son père.

— Mon correspondant a déjà une baguette, lui ?

— Impossible, Rose, c’est un moldu.

Rose parut désarçonnée.

—  Mais alors ce sont de vrais moldus ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés.

— Pour ça oui. Ta mère veut que tu en fréquentes davantage parce qu’il n’y a pas d’école mixte dans votre quartier. Et apparemment ton français est épouvantable, d’où notre destination exotique.

Le dragon de Rose lui tira la langue du bout de sa chaînette et une averse plus fougueuse que les autres appuya son propos d’un solo de batterie aquatique sur le toit vitré de l’Omnibulle

Fred lança un clin d’œil à sa nièce avant de rouvrir son Paris des Merveilles là où il s’en était arrêté.

— Et ils vivent dans une maison comme nous ?

— Oui, répondit Fred machinalement.

— Et ils parlent anglais ?

— Un peu. Tu n’as jamais vu de moldus, ou quoi ?

 

Rose venait à peine de se replonger elle aussi dans son livre, quand soudain l’Omnibulle passa sous un pont particulièrement bas, sous lequel un bateau-mouche moldu de ce gabarit ne serait évidemment jamais passé. Mais là, le toit se contenta de leur tomber sur la tête. Tout le monde se voûta sans sourciller, et Rose s’amusa à tendre les bras pour toucher les moulures au plafond. L’Omnibulle ressortit de l’autre côté du pont, et tout redevint comme avant comme si de rien n’était. Ils étaient arrivés dans Paris intra-muros. Au même moment, la brume se leva, comme pour saluer la ville des lumières, et tout le monde alla se coller aux vitres pour admirer la vue. Les monuments paraissaient immenses vus d’en-dessous, et Fred leur acheta des cacahuètes au wasabi pour garder l’attention de sa nièce pendant qu’il égrenait le nom des bâtiments les plus connus pour développer sa culture, et pour inciter Snapdragon à rester en place.

 

Ils descendirent à l’arrêt Saint-Michel signalé par un panneau portant lui aussi une caravelle volante, car Fred tenait à faire un détour dans une librairie anglaise afin de racheter un exemplaire du guide pour sorcier. Ils entrèrent dans Shakespeare & Co, ainsi nommée en mémoire d’un des plus grands sorciers de la scène théâtrale, et Fred dû tenir les deux mains de Rose pour l’empêcher de toucher à tous les livres.

L’endroit était merveilleux, ornée d’un dallage médiéval à leurs pieds, et de kyrielles de livres empilés proprement jusqu’au plafond, et d’autres qui lévitaient à un rythme indolent pour aller se ranger à leur place sous la direction de jeunes sorciers stylés et américains. On pouvait lire sur un fauteuil de cinéma, se cacher dans un recoin à livres pour enfants, jouer du piano au premier étage et écouter des livres conteurs dans une pièce emplie de vieux livres.

Ils en ressortirent une heure plus tard, Fred avec le précieux guide sous le bras. Il fronça les sourcils en constatant que l’unique aiguille de sa montre oscillait entre la mention « perdu » et « en retard ». Il tira la carte de visite de sa poche de chemise et vit qu’elle était toujours maculée de chocolat.

« On a oublié de la nettoyer ! fit Rose.

— Oui, et elle a pris l’eau quand on est sorti de l’aéroport, un sortilège de Récurvite effacerait l’adresse pour de bon.

Ils s’assirent sur un banc dans le parc avoisinant la librairie, qui avait une vue somptueuse sur Notre-Dame.

« Ton correspondant habite rue Saint Antoine, mais le numéro est définitivement illisible. Tant pis, on va y aller tout de suite et on avisera une fois là-bas. »

 

            Ils arrivèrent rue Saint Antoine aux alentours de 15h15. De hautes maisons blanches aux toits d’ardoise et d’élégants lampadaires filiformes à petites têtes s’alignaient de chaque côté d’un boulevard. Une pharmacie dans une ancienne bâtisse au toit pointu dont le premier étage était décoré de briques rouges clignotait de toutes ses croix vertes luminescentes. Des parisiens empressés les dépassaient de toute part sur le trottoir, agacés par leur démarche lente et hésitante. Ils regardaient dans toutes les directions à la recherche d’un indice miraculeux, quand tout à coup Rose poussa un cri de désespoir.

« Mon dragon a disparu !

— Il ne doit pas être bien loin, tempéra Fred. »

Ils rebroussèrent chemin, et Fred repéra le dragon replet échoué au bord du trottoir. Rose lui tendit sa chaînette et il enfila dessus l’anneau entrouvert qui coiffait le dragon.

« Annulus reparo ! »

Sa baguette pétilla comme un tout petit feu d’artifice, et c’est un à nouveau scellé à sa chaînette dragon et aux yeux emplis de soulagement qui se tint dans la paume ouverte de Rose. Une pluie de bises sur la joue plus tard, Fred tombait nez à nez avec une jeune femme dont le visage exprimait une profonde confusion mêlée à un regard insistant difficile à ignorer. Il la fixa à son tour, sans comprendre.

— Vous êtes Fred et Rose, non ? s’enquit-elle.

 

Mme Lefebvre les mena sous le porche d’une cour intérieure et tous deux s’arrêtèrent, bouches bées. Le pavé inégal était ponctué de touffes de trèfles minuscules. De charmantes demeures immaculées s’élançaient vers le ciel clément. Dans un angle de la cour intérieure, une véranda surplombait une porte d’entrée. Elle était peinte en bleu, un bleu délavé comme la douceur melliflue des souvenirs, et couverte de fenêtres colorées bleutées et vertes dessinant des frises géométriques couronnées de motifs en fer forgé imitant des coquillages. Rose remonta machinalement ses chaussettes chamarrées qui lui étaient tombées sur les chevilles. Ils entendirent par une fenêtre ouverte le bruit d’une interminable galopade dans les escaliers, puis la porte sous la véranda s’entrouvrit. Dans l’embrasure, un œil dévoré de curiosité les scruta.

« C’est Léandre, expliqua Blandine. »

 

« Vous reprendrez bien du thé ? leur demanda Blandine, éclairée d’un halo bleuté.

— Oui, volontiers, répondit Fred avec un affreux accent anglais.

Rose se contenta de donner sa tasse à Blandine avec un sourire poli. Pendant quelques secondes, on n’entendit dans la véranda que le glouglou de l’eau bouillante emplissant les tasses. Le fils des Lefebvre brandit tout à coup une main impérieuse au-dessus de la tasse de Rose et y laissa tomber un cube de sucre roux.

—  Merci, articula-t-elle lentement.

Léandre (Lyander, comme le disait — mal — Fred) avait quatre ans de plus que Rose, et elle était aussi colorée avec sa robe à froufrou vert et ses chaussettes bariolées, que Léandre était sobre dans son polo blanc et son short bleu, mais ils étaient tout autant passionnés de livres l’un que l’autre. Toutefois, à la différence de Rose, lui, était muet. Aussi, lorsque Blandine, la charmante mère de Léandre, leur suggéra d’aller tous les deux préparer des crêpes pour le quatre heures, Rose se demandait bien comment ils allaient faire.

 

 

Chapitre 2

 

La Potion à Crêpes

 

Léandre était grand pour son âge, maigre comme une lunette d’astronomie, et avait les cheveux bruns. Il monta quand même sur un escabeau pour chercher le « livre de recettes » dans la bibliothèque familiale. Apparemment, c’était une sorte de livre de potion, mais moldu. C’était un meuble magnifique, mince et très haut, jusqu’au plafond où dormaient des centaines de livres aux reliures sobres et élégantes. Léandre redescendit de son perchoir, l’air consciencieux, un énorme livre sous le bras. Rose le suivit sans piper mot jusqu’à la cuisine. Le damier noir et blanc faisait ressortir les meubles de cuisine anciens repeints en gris-rose. Léandre commença à sortir des ustensiles tous plus biscornus et tarabiscotés les uns que les autres, et Rose se jeta sur le livre de recettes dans l’espoir de comprendre cette situation qui lui échappait complètement.

Point de quantités exprimées en tasses ou en cuillères, mais d’obscurs grammages et litrages qui laissèrent le pendentif en forme de dragon de Rose proprement horrifié. Elle n’avait aucune idée de ce que « antiadhésive » ou « mélanger » pouvait bien signifier. Elle se sentit envahie par la même impression de mystère qu’un exercice de traduction de latin pouvait lui procurer. Elle jeta un regard désespéré vers la porte, mais du salon lui parvenaient des bribes de conversation ennuyeuses typiques des discussions d’adultes : « le système scolaire anglais s’est totalement recomposé après la dernière guerre civile magique », ou bien « des accords du ministère de la magie ont ouvert la porte à des partenariats entre les internats moldus et l’ancienne équipe de direction de Poudlard. »

Les parents de Rose ne cuisinaient jamais. Ils avaient à leur service un elfe de maison dont le salaire était déductible des impôts. Rose l’avait souvent regardé faire, après s’être lavé les mains qu’il avait petites et noueuses, avec de longs ongles vernis, il vérifiait que tous les ingrédients étaient dans la réserve, il sortait un plat à service, se concentrait très fort, puis claquait des doigts et un pudding aux myrtilles apparaissait devant lui. Visiblement, les moldus procédaient autrement. Léandre avait sorti une boîte de farine, une motte de beurre, des œufs, de la bière avec des bulles dedans, et du lait demi-écrémé. Il lança un regard interrogateur à Rose, qui ne bougeait toujours pas, n’osant toucher à rien.

Léandre versa la moitié de la boîte de farine dans un saladier, pris un œuf et le frappa brutalement contre le rebord du récipient. Il se rompit en deux, avec des bords crénelés et couverts d’un liquide visqueux et transparent. Rose prit à son tour un œuf, l’imita, et des morceaux de coquilles tombèrent dans la farine, que Léandre récupéra patiemment avec une cuillère à café. Sept œufs, vingt-cinq coups de fouet et un troupeau de grumeaux plus tard, Léandre sortit une baguette magique. Enfin une grosse baguette magique avec un câble électrique et une prise au bout. Rose se boucha les oreilles lorsqu’il alluma le mixeur à soupe, et le regarda exterminer les grumeaux de leur potion jusqu’au dernier avec admiration.

Ce n’était pas fini. De la farine plein les cheveux, et les doigts collants, Rose se vit confier un manche de poêle, pendant que Léandre versait une louche de l’onctueuse mixture sur l’huile chaude. Attiré par l’odeur alléchante de la crêpe sur le feu, Snapdragon pointa son museau à l’air. Cramponnée au manche de la poêle, Rose observait attentivement la transformation qui était à l’œuvre : la pâte se solidifia rapidement, à la manière de la cire chaude tombée d’une bougie et qui fige sur la table. Ensuite, des bulles se formèrent à la surface, puis le bord se racornit comme un coin de parchemin posé trop près d’une flamme. A ce moment précis, Léandre fit un grand geste de main. Rose sursauta, manqua jeter la crêpe par terre, et posa fébrilement la poêle sur le feu. Se balançant au bout de son pendentif, le dragon de Rose foudroya Léandre du regard. Léandre cru même voir de la fumée s’échapper de ses oreilles.

« But why on earth did you do that? s’écria-t-elle, furieuse. »

Même s’il n’avait rien compris à sa tirade, Léandre eut l’air désolé. Il saisit le manche de la poêle, refit ce grand geste vers le haut avec assurance, et la crêpe fit une pirouette dans les airs et retomba de l’autre côté. La pâte côté poêle avait blondi et s’était couverte de grain de beauté. Rose se sentit stupide.

« Donne, lui demanda-elle le plus poliment possible. »

Léandre lui redonna la poêle, et elle le regarda verser une nouvelle louche de potion à crêpes dessus. Elle attendit qu’une pâte se forme, et que les bords brunis se décollent de la poêle. Elle dessina le même geste que Léandre, et la crêpe dessina une cabriole aérienne avant de retomber gracieusement dans la poêle. Léandre applaudit. Rose sentit une bouffée de fierté lui chauffer les joues. Il lui démangeait de remonter ses chaussettes bigarrées qui lui étaient retombées sur les chevilles dans le feu de l’action. C’était comme le cours de sortilèges, il fallait regarder le professeur remuer sa baguette d’une certaine façon, et reproduire ce mouvement au pouce près. Rose était plutôt douée en sortilèges, mais jamais elle n’aurait imaginé que ça lui servirait pour la cuisine moldue. Snapdragon lui griffa subitement le flanc. Il n’avait pas du tout apprécié les gesticulations de sa propriétaire ; quand on est dans le noir au fond d’une poche, ça vous donne carrément envie de rendre votre petit-déjeuner. Rose ouvrit grand sa poche de robe, et une boule de poil furieuse sauta sur le carrelage en damier. Léandre écarquilla des yeux comme des marmites. Snapdragon sauta sur une chaise, monta sur la table et se mit à bouder à côté du mixeur.

 Vingt minutes plus tard, les deux gamins et le rat émergèrent de la cuisine, roses et suants.

« Parfait, nous allons pouvoir goûter. Servez-vous les enfants ! sourit Blandine, avant de se tourner vers Fred. Que me disiez-vous sur l’école de votre nièce, déjà, c’était passionnant !

— Comme vous le savez, les petits sorciers apprennent dès le plus jeune âge à maîtriser la magie, professait Fred. Un enfant qui fait une caprice peut faire des dégâts terribles. J’ai un ancêtre qui a fait sauter le toit comme une bouchon de champagne parce qu’on le refusait une chocogrenouille. Désormais, des cours plus, disons modernes, sont devenus incontournables.

— Comment cela se fait-il ? s’enquit Blandine en roulant une crêpe que Rose avait saupoudrée de sucre, et que Léandre avait arrosée de jus de citron.

— Comme Poudlard a été détruit, et que le guerre civile magique a définitivement montré que garder toute la progéniture du monde des sorciers dans une seul endroit est dangereux, presque tous les directeurs de maisons ont passé des traités avec des internats d’excellence anglais. Depuis les années 2000, les Gryffondors vont à Eton, tandis que les Serdaigles vont à Rugby. Les Serpentards, comme vous le savez, se sont totalement décrédibilisés pendant la dernière guerre civile magique, après ça, leur prise de position anti-moldue, notamment en demandant à créer une école de sorcellerie sur le principe de Poudlard, interdite aux nés-moldus, a achevé de les faire dégringoler tout en bas. Presque toutes les familles Serpentards ont émigré à l’étranger. Cela a permis à Poufsouffle de faire sa place. C’était le parent pauvre de Poudlard, parce que Helga Poufsouffle, la fondatrice ancestrale de la maison, était avant-gardiste ! Accueillir tout le monde, et promouvoir des valeurs beaucoup plus pro-sociales : la loyauté, le respect, le travail, &c., c’était la futur ! »

Léandre avait sorti son jeu préféré, un jeu de société coopératif où il ne faut pas parler. Il était très patient, et attendait que Rose comprenne où elle devait mettre son pion, quelle carte elle devait piocher, et quand retourner le sablier. De temps à autres, Snapdragon essayait de grignoter un pion. Rose finit par lui céder sa crêpe pour qu’il leur fiche la paix.

« Est-ce que les sorciers anglais sont toujours répartis dans les quatre — aujourd’hui trois maisons ?

— On le fait encore, mais par nostalgie, c’est l’occasion d’inviter la famille et de faire ensemble le test sur internet. C’est un très beau invention, internet !

— Oui, c’est vrai. Vous seriez dans quelle maison, vous ?

— Je ne sais pas, mes parents sont contre le tests. Ils pensent que ça créé des comparaisons stupides. Mon frère est conseiller d’orientation magique, il prend tout ça très à cœur. Au lieu de ranger les enfants dans des boîtes alors qu’ils vont encore tellement changer, on leur demande ce qu’ils veulent faire plus tard, on leur parle des métiers magiques possibles …

— Ah oui, ça a complètement changé. Votre frère a déjà décidé où ira votre nièce à la rentrée ?

— Dans un internat en périphérie de Londres. Ils ont beaucoup de terrain, et il y a plein d’activités artistiques possibles. Rose aime beaucoup lire, peut-être voudra-t-elle devenir actrice de cinéma en 5D ou créatrice de décors de théâtre enchantés. L’ouverture avec le monde des moldus a ouverts des milliers de possibilités. »

Dans leur dos, le son inattendu d’applaudissements enthousiastes retentit. Ils se retournèrent. Sans émettre le moindre son, Rose et Léandre montrèrent fièrement du doigt le plateau de jeu où tous les pions sautillaient de joie sur la case d’arrivée.

« Au moins, eux se comprennent, commenta Fred.

— Pour le français, ne vous inquiétez pas, votre nièce va bien progresser le temps de son séjour linguistique chez nous ; mon mari est intarissable, il remplit sans mal les blancs laissés par Léandre dans les conversations.

 

FIN

 

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Makara
Posté le 05/08/2018
Coucou Scheevi :)
Alors je ne suis pas une grande habituée des fan-fictions, c'est la deuxième que je lis :)
J'ai beaucoup aimé. C'est frais, c'est bien écrit et on retrouve bien l'univers de notre sorcier préféré tout en étant ailleurs :)
Ailleurs par le style, ailleurs par les lieux et ailleurs par les personnages !
Cette petite phrase m'a par contre gênée :
Sa (la ?) particularité du numéro 40 est que c'est (c'était? ) la seule maison d'Eaton Square à posséder une jolie porte noire arrondie sur le dessus, et des jardinières soignées sous chaque fenêtre. => Je ne sais pas cette phrase est étrange...<br />  
j'ai relevé que toutes tes adaptations autant françaises que modernes étaient vraiment bien trouvées et très imaginatives ! cela va parfaitement avec l'univers. J'ai adoré la caravelle et le snapdragon (tu pourrais aller plus loin en disant que ses yeux prennent tout en vidéo ! lol).
On voit très bien les lieux que tu décris, j'adore l'Angleterre donc je visualisais très bien ces maisons si typiques. Que dire du quartier de Saint michel que j'adore en particulier la librairie Shakespeare and co qui se prete tellement à une transformation ensorcelante! Bravo :)
JK rowling serait fière de toi :)
J'ai passé un très bon moment en compagnie de Rose et de son oncle ! 
J'attends le chapitre 2 maintenant :) 
Bisous volants à bord du dragon de Rose 
Schneevickchen
Posté le 05/08/2018
Wahou, que dire ! Un grand merci pour ton commentaire si gentil, et si encourageant. Tu soulignes des choses très précises et ça me touche d'autant plus.<br /><br />La phrase toute bancale est corrigée, je te dois une fière chandelle !<br /><br />Franchement pour Snapdragon tu m'as trop surprise, j'y avais pas pensé du tout, j'avais complètement fait abstraction du "snap". Mais c'est la liberté du lecteur que de voir plus de choses que ce que l'auteur pensait avoir mis !<br /><br />Je suis raaaavie que tu connaisses Shakespeare & Co et que tu cautionnes mon idée ! Je pense approfondir ce lieu secondaire, ce petit bijou mérite toute l'attention qu'on puisse lui porter...<br /><br />Le chapitre 2 est dans les fourneaux, patience !<br /><br />Bisou de pendentif dragon replet,<br /><br />Schnee
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