Chapitre 1 - Perros Guirec

Le fourgon ne paie pas de mine et il aurait vraiment besoin d'un coup de peinture. Franchement, Samuel n'est pas vraiment rassuré quand il le voit dans le garage indiqué par Mathilde. Son propriétaire, Yann, ne lui inspire pas confiance non plus.

Mais Corentin le connait, alors pourquoi pas ?

Et puis, c'est gratuit.

Prêt d'un véhicule pour deux mois, à charge de régler l'assurance, l'essence, et les possibles réparations. Ils ne pouvaient pas mieux trouver. Même si le véhicule a l'air de sortir d'un vieil épisode de Scooby Doo.

— Pour l'arrière, il faudra mettre un matelas et changer la bouteille de gaz, mais sinon tout est bon.

Le mec leur fait le tour du propriétaire et effectivement, il faut bien l'avouer, ça ne paie pas de mine mais c'est plutôt bien foutu.

— J'ai fait la tournée des festivals avec ce machin dans les années 90. Elle tient bon, ne vous inquiétez pas.

— Oui, maman m'a un peu raconté, fait Corentin.

Samuel reste très dubitatif. Il a du mal à imaginer Mathilde, qui tricote toute la journée en regardant des feuilletons à l'eau de rose, partager un sac de couchage dans un véhicule néo hippie. Mais il parait que c'est arrivé, avant qu'elle ne rencontre le père de Corentin et qu'elle aille s'exiler pendant quinze ans entre Reims et Soissons.

— Pourquoi vous nous la prêtez ?

Il est curieux. On n'a rien sans rien et rien, absolument rien, n'est gratuit.

Yann sourit en refermant le véhicule. Il les invite à sortir du garage. Dehors il a commencé à pleuvoir. Pour la troisième fois de la journée. Samuel déteste la Bretagne.

— Je ne peux plus l'utiliser. Mon père est toujours en réanimation, donc je ne peux pas quitter Perros-Guirec. Et Dieu sait que j'aurai envie de bouger, surtout cette année. Et je connais Corentin depuis qu'il est tout petit ! Si vous voulez voyager un peu, allez-y ! Ça n’a pas dû être drôle pour vous non plus, toute cette histoire.

Ils marchent tous les trois jusqu'à un bistrot placé sous les quelques tours de la ville. Même d'ici, Samuel a l'impression d'entendre la mer.

Le serveur leur sert trois bières, prises en terrasse parce que, c'est normal, l'intérieur est interdit, et il va s'arrêter de pleuvoir, ce n'est que de la bruine. Mais bon, tant que c'est Yann qui paie, Samuel ne va pas râler.

— Vous passez par où alors ?

— Là où il n'y a pas de péage, répond Corentin. Par Caen du coup. Et on s'arrêtera une nuit ou deux près de Paris pour récupérer un pote. Ensuite direction Strasbourg. On devrait y être d'ici le quatre ou cinq juillet.

D'ici ils peuvent apercevoir quelques mâts. Pas grand-chose, il n'y a quasiment que des petits bateaux de ce côté-là de la ville. Samuel a envie de les dessiner. Il n'écoute la conversation que d'une oreille.

Son sac est déjà prêt. Demain ils iront acheter à manger, passeront le fourgon au garage pour l'essence et un coup de nettoyage. Pour le matelas, Corentin voudra sans doute utiliser le sien, mais mieux vaudrait peut-être investir ? Ça coûte combien un matelas premier prix ? Et il y aura une tente récupérée chez des potes de Corentin aussi.

Prévoir cent euros pour l'essence jusqu'à Paris, divisé par deux. Ensuite ils diviseront par trois avec Pixie. Même si Samuel doute qu'il ait les moyens. Tant pis, ils feront sans, ce n’est pas un problème. Tant qu'il peut s'échapper de sa collocation merdique pendant quelques semaines, c'est tout ce qui compte.

Corentin et Yann sont partis dans une discussion sur les bagnoles. Corentin n'est pas passionné mais il a donné un coup de main dans le garage où sa mère effectue quelques travaux administratifs. Il s'y connait donc déjà mieux que lui.

Samuel en profite pour sortir son portable de la poche de son pantalon. Écran fissuré, mauvais souvenir du voyage cauchemardesque qui l'a mené de Paris jusqu'à Nantes il y a presque un mois maintenant.

Heureusement il fonctionne encore.

En fond d'écran, un dessin du port de Perros-Guirec fait avec des crayons de couleur, juste avant que Mathilde trouve une vieille boîte d'aquarelles au fond d'une armoire. Quand le téléphone se déverrouille, on change d'ambiance. Selfie de lui et Alexandre, le matin de son retour à Strasbourg. Ils s'étaient réveillés vers cinq heures du matin après une nuit bien trop courte. Pour préparer les valises, pour coucher une dernière fois ensemble, pour se regarder en vrai juste une dernière fois.

Dans trois jours, quatre maximum, ils pourront se revoir.

Alexandre n'est pas encore au courant. Samuel n'a pas eu envie de lui donner de faux espoirs. Au début, il ne savait pas comment faire, il avait à peine assez d'argent pour aller jusqu'à Nantes, puis pour participer aux courses chez Mathilde et Corentin. Il n'y a pas vraiment de service de livraison ici. Ou du moins, les places étaient déjà prises.

Même si son compte Patreon rapporte un peu d'argent, cela dépasse rarement les vingt euros par semaine. Il a bien vendu cinq dessins originaux, envoyés par la Poste ensuite. Cela lui a fait cinquante euros. Ensuite Mylène l'a engueulé pour qu'il augmente ses prix.

Mais bref, pas beaucoup d'argent.

Puis Corentin a repris son idée de partir en voiture, tous les deux, pour traverser la France, aller-retour, et ramener Alexandre en Bretagne, ou n'importe où, avant la rentrée universitaire.

C'était il y a deux jours. Et maintenant les voilà quasiment prêts à partir.

Un peu rapide certes mais...

Samuel ouvre son application WhatsApp.

Le dernier message vient d'Alex, forcément, avec une photo de la chambre de son frère, vue sur une console de jeu et deux manettes. Il se fait défoncer sur XXX mais profite de Mathieu le plus possible entre deux séances de travail. Ce dernier a bien dégusté avec le Covid et a encore du mal à marcher sans s'essouffler.

Vient ensuite le groupe du trouple : Marc, Jean-Marc et Jordan. Ils donnent régulièrement des nouvelles. D'ailleurs en ce moment ils ne sont plus que deux dans leur appartement. Jean-Marc est descendu voir ses parents sur Bordeaux pour dix jours. Une de ses tantes est décédée récemment. Ils ne se parlaient plus mais il faut vider la maison, et il devait bien ça au moins à sa mère.

Marc et Jordan continuent leur télétravail, chacun de son côté. Ils ne couchent toujours pas ensemble, du moins selon les messages privés que Samuel partage avec Marc. Qui a son propre étonnement a développé un énorme crush sur son coloc pendant le confinement.

Le dernier message vient de Jordan, une photo de son dernier exploit culinaire.

Ensuite le message de Pixie.

Iel aussi vit en coloc, mais là c'est beaucoup moins drôle.

Les aides de l'État soi-disant pour les artistes lui ont été refusées, le RSA n'a pas suffi à payer les derniers mois de loyer, et un des colocs est parti, laissant une chambre vide. Le propriétaire leur a imposé une nouvelle personne, sans prendre en compte le fait qu'ils étaient tous queers au moment du bail. Le nouveau ne l'est pas et le malaise est au-delà de tout.

Pixie : — Je ne peux pas rester tout l'été avec ce type qui fait mine de vomir dès que je sors ma palette de maquillage.

Puis quelques jours ou nuits plus tard : — Sam, j'ai dû remonter mes doses d'anti-dépresseurs. Ça va pas du tout et mon psy ne peut pas me voir en peinture. Je ne sais pas quoi faire, j'ai rien pour renouveler mes doses !

La veille, Samuel est allé trouver Corentin sur le petit balcon de l'appartement où ils vivent. C'est un peu étroit mais Mathilde a gardé le lit superposé de son fils, alors ils dorment chacun à un niveau. Les pieds de Samuel dépassent souvent du bout du matelas.

Corentin fumait un joint sur le balcon donc, quand Samuel est venu lui parler.

— Y'a une personne à Paris qui aurait grand besoin de changer d'air. On pourrait la prendre avec nous, t'en dis quoi ?

Corentin a juste haussé les épaules.

— On a qu'à récupérer une tente et un quatrième sac de couchage. Elle a le permis pour conduire un fourgon ?

Il s'avère que Pixie a le permis. Parce qu'avant de partir de chez ses parents, iel aidait son père sur des chantiers. Pas longtemps, mais juste le temps de savoir conduire plus qu'une voiture familiale.

— Eh, Sam, t'as entendu ?

Le jeune homme range précipitamment son téléphone, tout penaud. Les deux autres le regardent, sourire en coin.

— Pardon...

Corentin fait une tête bizarre comme s'il voulait vraiment faire plaisir au propriétaire du fourgon : 

— Yann a une super adresse à Caen pour manger, avec, dit-il, des très belles serveuses !

— Cool.

 

#

 

— Yann n’est pas au courant que t'es plus gay qu'Elton John ?

Ils remontent le port en début de soirée. Il ne pleut plus, et il fait même assez bon. Samuel se remplit les poumons d'iode et d'odeur de carburant de bateaux. Son meilleur ami tire dans un caillou et l'envoie valdinguer dans l'eau.

— Il fait partie de ces gens qui ne veulent rien voir, finit-il par dire. Je pourrai te rouler un patin devant lui, il penserait juste qu'on est des super potes.

— De toute façon, on n'aura pas le temps de s'arrêter à Caen. D'ailleurs on va éviter de passer par la ville, non ?

— Yep. Si on ne part pas trop tard on pourra manger un sandwich en route et arriver chez Pixie en fin d'après-midi.

Il y a peu de touristes mais les terrasses sont pleines. Après ces mois enfermés, chacun profite de l'accalmie, dans tous les sens du terme : météorologique et sanitaire. Samuel se demande comment ça a pu se passer ici, dans une ville beaucoup, beaucoup plus petite que Paris. Est-ce que les gens profitaient de leur heure de sortie pour aller voir la mer ?

— J'ai eu des nouvelles de mon père, finit par dire Corentin.

Ils s'assoient tous les deux sur la margelle, les pieds au-dessus de l'eau. Ça pue les algues ici mais tant pis.

— Je ne savais pas que t'étais encore en contact.

— Si, de temps en temps. Mais depuis mes dix-huit ans il est plus vraiment obligé de verser une pension donc bon. Je suis adulte, j'ai même plus droit à une carte d'anniversaire.

— Du coup pourquoi...

— Ma grand-mère est morte. Je l'ai appris ce matin, comme on avait rendez-vous pour le fourgon, je n'ai pas voulu te le dire tout de suite.

— Merde.

Samuel a un très vague souvenir de cette femme. Il l'a toujours connue avec des cheveux blancs, des lunettes épaisses à écailles, et une blouse passée sur des bas épais. Toujours un balai à la main. Elle leur faisait des flancs à la fraise avec de la poudre industrielle.

Ça avait duré le temps de la maternelle, puis ses propres parents avaient jugé la sœur de Samuel assez grande pour s'occuper de lui le mercredi après-midi, et cette petite tradition avait disparu.

— J'aimerais bien aller sur sa tombe en rentrant. 

Passer par Reims en revenant d'Alsace. S'arrêter au cimetière, déposer des fleurs, prendre le risque de croiser sa propre famille, ou les gars qui lui ont fait vivre un enfer au collège puis au lycée. 

Samuel se souvient très bien de ce jour de février, il venait d'avoir dix-sept ans quelques mois plus tôt, et après une nouvelle engueulade, son père l'avait foutu à la porte. Il était parti sans se retourner.

— Je pourrai m'arranger, surtout si Pixie peut conduire, genre vous me laisser à la gare routière de Reims et je me débrouille et on se retrouve le lendemain ou je ne sais pas...

— Nan, t'inquiète.

Samuel prend son meilleur ami par l'épaule.

— T'inquiète. On ira.

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EnzoDaumier
Posté le 10/05/2022
Hello. I’m back (and they’re back too ^^).
Un road trip en France que je vais suivre avec beaucoup de plaisir. Ravi de retrouver certaines têtes connues (le trouple en particulier ! Et Pixie).
Ma suggestion, venant du lecteur-poisson rouge que je suis, serait de recontextualiser très brièvement certains personnages quand ils sont mentionnés, et, pour nous prendre par la main en ce tout début de nouvelle histoire, nous indiquer qui parle à certains moments. Juste pour faciliter la lecture (même si on le devine si on aligne trois neurones d’affilée).
Évidemment, ce n’est qu’une suggestion (que j’applique rarement à mes propres textes, donc bon, « fais ce que je dis & pas ce que je fais » en gros.)
Anyways… Exciting about the trip ahead!
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