— En revenant faudra vraiment penser à s'arrêter...
Le fourgon roule sur l'A84 depuis une bonne demi-heure. La conduite de Corentin est étonnamment fluide, comme s'il avait passé toute sa vie au volant d'une camionnette. De son côté Samuel profite de la vue et découvre des paysages qu'il ne connait pas du tout.
Enfin surtout des panneaux indicatifs qui le font rêver.
— Je ne savais même pas que Brocéliande existait vraiment.
— C'est un peu touristique mais c'est toujours un truc sympa à faire. Des fois y'a des types qui y vont, ils sont déguisés en druide et tout.
Il est aux environs de onze heures quand ils s'engagent sur le contournement de Caen. L'estomac de Samuel commence à sérieusement grogner, mais les deux jeunes gens décident de continuer vers le Château de Crève-Coeur, juste parce que le nom a fait rire Corentin.
La pelouse en face du château est tellement accueillante et ensoleillée que leur pause déjeuner dure un peu plus longtemps que prévu.
Samuel est allongé au sol, sur une couverture, une gourde d'eau et un sandwich au thon préparé par Mathilde à moitié mangé à côté de lui. Il a ouvert son carnet et dessine avec précision les murs du bâtiment. Cela le change de la Bretagne et de Paris.
Ils ont ouvert la porte arrière du fourgon et Corentin est assis là, à moitié à l'intérieur du véhicule, à chantonner dans sa barbe.
— Il est quelle heure ? Finit par demander Samuel alors qu'il ajoute un soupçon de couleur à son dessin.
Il aimerait bien aussi faire le fourgon, et peut-être aussi un portrait de Corentin.
Ce dernier jette un œil à son portable.
— Bientôt quinze heures. Et il reste cinq bonnes heures de route jusqu'à Paris. Voire plus s'il y a des bouchons. Et il faut atteindre Lisieux d'abord.
Samuel se redresse et s'assoit. Il a l'impression d'avoir pris un coup de soleil à rester allongé pendant presque une heure. Et vraiment il n'a pas très envie de passer encore la fin de l'après-midi à rouler.
Un clic lui fait redresser la tête. Corentin sourit derrière son portable.
— Première photo de l'opération "Devine où je suis mon amour".
— J'ai jamais accepté de l'appeler comme ça.
— C'est pourtant un super nom.
Une sonnerie légère lui indique que la photo est arrivée sur son propre téléphone.
La barre de batterie est dans le rouge mais il lui en reste assez pour mettre à jour son statut Instagram, avec la photo de Corentin (et il a vraiment pris un coup de soleil !), et une de son dessin.
sam.closet
Quelque-part en France
sam.closet Salut à tous et surtout à toi mon chéri !
Aujourd'hui, je suis devant un château, à prendre le plus gros coup de soleil de ma vie.
Avec un pote on a décidé de sortir un peu de Perros Guirec. Mais où sommes-nous ?
Et où serons-nous demain ?
#roadtrip #dessin #crayon #supergay
Une fois le post fait, il envoie un texto à Pixie pour le prévenir qu'ils n'arriveront sans doute pas avant demain. C'était évident qu'ils n'allaient pas faire autant de route en une seule journée, surtout que Corentin ne connait pas l'Île de France et n'a pas très envie de tester le périphérique et la banlieue en fin de journée.
— Du coup on fait quoi ? On reste ici ?
Samuel se lève pour aller rebrancher son portable à l'allume-cigarette pendant que Corentin consulte la carte. Parce qu'ils ont une vraie carte Michelin, un peu vieille mais bien réelle.
— On peut, ou alors on continue jusqu'à Lisieux. On fait quelques courses pour ce soir et on se trouve un parking ou un terrain pour dormir. Il doit y avoir des endroits cool. Y'a un camping mais si on peut s'installer sans payer, c'est mieux. Surtout qu'on aura droit à une douche demain soir.
Samuel regarde par-dessus son épaule. Il a du mal à évaluer les distances comme ça.
— OK.
Ils repartent un peu avant seize heures et arrivent au bout d'une demi-heure. Samuel a vraiment du mal à évaluer les distances.
— On se gare au centre-ville pour les courses et on se balade ? Demande Corentin.
La portable de Samuel sonne avant qu'il ait pu répondre.
C'est un message de Pixie. Pas de problème, de toute façon iel n'est pas dispo ce soir.
Arrive ensuite un texto d'Alexandre.
— Bon, je vais me dérouiller les jambes pendant que tu fais ton amoureux éperdu !
— Quoi ?
— T'as un sourire niais quand c'est Alex qui t'envoie un truc.
Samuel ne répond pas, pourquoi nier de toute façon ? C'est vrai. Et en même temps les messages d'Alex le rendent tristes aussi, et un peu parano. Il lui manque. Mais aussi, peut-être que ça ne sera plus pareil quand ils se reverront ? Peut-être que ce qui existait à Paris est mort ? Qu'il est le seul à vouloir encore quelque chose ?
Le message d'Alex n'arrive pas à lui ôter tout à fait ses doutes.
Alex : Vous faites du tourisme ?
Puis deux minutes plus tard, nouveau message :
Alex : Maman me dit que vous êtes en Normandie ? Mais qu'est-ce que vous foutez là ?
Encore cinq minutes :
Alex : Vous faites le tour de la région pour l'été ?
Samuel hésite à répondre, sur quoi répondre.
Il regarde à travers le pare-brise Corentin qui remonte la rue jusqu'à une supérette. Ils se sont garés où ils pouvaient, mais il y a peu de touristes. Alors ça n'a pas été trop compliqué.
Sam : On a emprunté une voiture à un ami de la mère de Corentin. Il voulait me faire visiter la région.
Alex : C'est cool !
Sam : Et toi, tu t'occupes comment ?
Alex : Demain on va aller marcher en forêt avec Mathieu. Sinon pas grand-chose. Je m'emmerde un peu. Du coup mon mémoire avance bien.
Sam : Tu ne m'as pas envoyé de photo hier.
C'est une habitude qu'ils ont prise. Samuel envoie certains de ses dessins, ceux qu'il ne publie pas sur son compte Instagram ; et en échange Alex fait des photos.
Celle qui arrive sur la messagerie est vaguement floue. Alex est infoutu de prendre une photo correcte. Mais ce n'est pas ça qui interpelle Samuel. Non. C'est plutôt la vue plongeante sur un torse nu et l'élastique d'un caleçon. Le tout assez sombre, avec vaguement la forme de carrelage turquoise autour.
Sam : ???
Alex : J'étais dans la salle-de-bain. Celle du haut, où y'a pas trop de lumière. J'allais prendre ma douche.
Sam : Et sans caleçon ça donne quoi ?
Samuel regarde sa réponse, le doigt sur le bouton d'envoi. Non. Il ne peut pas répondre ça. Il efface. Merde.
Sam : Bonne douche.
Envoi.
Purée il est tellement nul.
— Corentin...
— Oui ?
— Tu dors ?
— Bah, non.
Ils ont trouvé une place de stationnement près d'un cimetière. C'est un peu glauque, mais il y a une poubelle et des bancs à l'extérieur, quelques arbres, en fait c'est à la fois glauque et bucolique. Donc pas si mal.
Le matelas est un peu étroit. La jambe de Samuel se frotte régulièrement à la carcasse intérieure du fourgon ; ce n'est pas très agréable mais ce n'est pas non plus ce qui l'empêche de dormir.
— Vas-y, dis-moi ce qui te pèse...
Samuel se retourne sur le côté et se retrouve face à face avec Corentin. À un autre moment, dans une autre espace-temps, ils auraient sans doute fini par sortir ensemble. Ils ont le même âge, ont grandi dans le même quartier, fréquenté les mêmes écoles, les mêmes clubs, ont participé aux mêmes supers booms au collège, à faire tapisserie en attendant que ça passe, ont fumé leur première cigarette ensemble.
— Et si ça se passait mal ?
— Qu'est-ce qui se passerait mal ?
— Je sais pas. Tout ?
— Hm...
Corentin s'installe plus confortablement et lui ouvre ses bras. Ça, ils ne l'ont jamais fait. Même pendant leurs pyjamas party, un certain isolement viril était de rigueur. Cependant, depuis quelques mois, beaucoup de murs ont sauté dans la vie de Samuel, et il n'hésite pas une seconde avant de laisser son meilleur ami le prendre dans ses bras.
— Fais une liste, lui conseille Corentin. Et je la debunkerai ligne après ligne.
— Alors, déjà il pourrait m'en vouloir d'arriver sans l'avoir prévenu.
— Sauf qu'on a prévu de lui dire qu'on venait le voir dès notre arrivée à Paris.
Oui c'est vrai.
— Et s'il ne veut pas qu'on vienne ?
Corentin roule sur le dos et l'emporte avec lui. Samuel doit admettre que son ami à un torse particulièrement confortable. Et quand il parle ça vibre.
— Ben s'il ne veut pas, il faut en connaître les raisons. Peut-être que lui, ou sa famille, ne veulent pas voir des personnes extérieures. Son frère a été très malade, et tu m'as dit que son grand-père y avait échappé de peu. Donc là, on se fera une raison et on trouvera une solution.
— S'il ne voulait pas me voir, du tout ?
— C'est qu'il est nul, qu'il n'en vaut pas le coup, et je me chargerai de te consoler, va. J'ai raté ton premier baiser, ton premier lendemain de baise, je vais pas rater ton premier chagrin d'amour.
Samuel ne se sent pas spécialement rassuré. Personne ne peut vraiment prévoir ce qui va se passer avec Alexandre, ou avec le reste de sa famille. Enfin si, Samuel n'est pas complètement défaitiste non plus : ce qu'il a vécu avec Alex a bel et bien existé. C'est juste que son esprit a tendance à tourner un peu en boucle.
— J'ai vingt-et-un ans.
— Oui, comme moi.
— Pas d'aide avant quatre ans. Pas de perspective de boulot. Quand ce sera fini, je vais faire quoi ?
Samuel se redresse jusqu'à regarder Corentin en face.
— Tu sais toi, ce que tu feras quand tout sera fini ? T'as même pas dit à Mathilde que tu laissais tomber ta formation.
— J'aimerai ouvrir un bar. Avec des jeux, des soirées, ce genre de trucs.
— Où ça ?
Le regard de Corentin se perd dans l'habitacle.
— Je sais pas, n'importe où ? Je connais pas grand chose à part la Picardie et Perros. Et aucun ne me fait envie.
— Tu voudrais faire le tour de France ? Choisir l'endroit qui te plaît le plus ?
— Ouais, ce serait l'idée. Sauf que ça marche pas comme ça. Je veux dire, pour acheter un bar, faut des thunes, de quoi payer un crédit, un dossier en béton, des garants aussi si ça se trouve. J'arrive dans une banque avec mon Bac ES et deux ans de petits boulots, on va me rire au nez.
Une moto passe en pétaradant sur la route. La lumière du phare éclaire un instant l'habitacle.
— On devrait mettre des étoiles au plafond, finit par dire Corentin. Tu sais, comme ce que tu avais dans ta chambre.
Samuel roule sur le côté pour pouvoir admirer le toit du fourgon. C'est vrai qu'il est impitoyablement nu.
Il finit par se redresser une nouvelle fois pour prendre son portable. Il est trois heures du matin, il n'a plus du tout sommeil.
Il ouvre WhatsApp, message à Pixie : — Si t'as des idées pour décorer un fourgon, hésite pas. Genre des étoiles qui brillent.
Quand il se recouche, Corentin est complètement endormi.
Ah la la, Samuel, le seul remède aux affres de l’amour : davantage de sexting (#just saying).
Encore un chapitre qui vise juste et dépeint la réalité d’aimer (45% de joie et d’excitation, 55% de doutes et de douleur) avec finesse.
Nous, lecteurices éclairé.e.s, on se doute bien qu’Alex va être super heureux que son Sam lui rende visite, mais Sam, lui, n’en sait rien (et puis, s’il avait confiance en lui, serait-il toujours Samuel ?).
C’est l’inconvénient d’être le personnage principal de sa vie : on ne sait jamais si on vie dans une romcom, une tragédie ou un drame ennuyeux.