Chapitre 1 (Première partie)

Les mains posées sur le bastingage, Anne-Laure profitait du vent qui se frayait un chemin à travers ses mèches défaites. La proue était le meilleur endroit pour profiter de l’air marin sous le ciel nocturne. Comme personne ne se trouvait aux alentours à cette heure très tardive, elle s’était extirpé de son hamac discrètement pour prendre un bol d’air frais et surtout relâcher la pression qui l’étreignait depuis plusieurs semaines. Elle n’avait pas le droit d’être là, sa seule condition de femme l’en empêchait. Cette règle était totalement stupide car elle voyait bien que certaines tâches, pour ne pas dire toutes, étaient bien plus qu’accessibles aux femmes. Monter sur un bâtiment de la marine royale avait toujours été un rêve, depuis toute petite, elle souhaitait de tout son cœur pouvoir naviguer, sentir les embruns sur son visage hâlé, goûter le sel déposé sur ses joues au cours des traversées. Quand elle en avait parlé avec son père, dans leur bibliothèque il y a de cela bien longtemps, il l’avait regardée comme si elle avait dit la plus bête ânerie du monde.

« Toi, sur un bateau ? avait-il commencé, frêle comme tu es, tu t’envolerais au premier coup de vent et ne tiendrais pas debout, je parierais deux sous là-dessus.

– Mais je ..

– C’est une lubie, elle passera. Occupe-toi de choses plus sérieuses et laisse tes frères s’engager puisque c’est leur devoir.

– Pourquoi ne serait-ce pas aussi mon devoir ? Elle commençait à hausser le ton. Que son propre père la dévalorise de la sorte, elle ne le supportait pas.

– Parce qu’on a jamais vu de femme droite sur un bateau, maintenant laisse-moi Anne, j’ai à faire ! »

Elle n’avait pas pu renchérir. Les poings encore fermés, elle s’en était allée. Elle était pourtant certaine d’être faite pour la vie en mer. Son père avait beau avoir donné des années de sa jeunesse à la marine, ce n’est pas comme s’il connaissait tout. Et depuis le temps, les choses avaient sûrement un peu évoluées. D’accord, nul femme n’était nommée capitaine de vaisseau, ce n’est pas pour autant qu’elles ne pouvaient être présentes à bord. D’après les dires, elles étaient interdites parce qu’elles apportaient de la malchance. Ou alors, et c’est ce qu’elle pensait, les hommes étaient incapables de se tenir et cela finissait toujours mal. Il est facile d’accuser la personne qui sort du lot et c’est souvent, pour ne pas dire toujours, elle qui prend le blâme. Elle peut être traînée dans la boue sans pour autant être coupable. Cette injustice et ce besoin de rectifier ces traditions ridicules l’avaient poussée à y croire. Peu à peu, elle avait organisé son prochain départ. Elle n’en avait parlé qu’à sa nourrice, la seule personne qui la comprenait un peu. Sa propre mère ne l’avait jamais approchée, encore moins élevée. Elle aurait, à la rigueur, pu en parler à ses frères, notamment l’aîné avec lequel elle partageait une grande affinité. Mais il se serait fait un sang d’encre et n’aurait probablement pas su tenir sa langue face à leur père. Elle lui avait quand même fait part de son envie d’apprendre à manier les armes, le sabre et le pistolet notamment. Elle avait mis cela sur le compte de la curiosité et avait entourloupé son frère. Après tout, donner des leçons lui serait tout aussi bénéfique qu’à elle. Ses deux autres frères étaient encore bien jeunes pour s’occuper de ces affaires-là. Ils commençaient à peine l’escrime et n’y portaient pas grand intérêt.

« Tu devrais te tenir plus droite et plus de profil, tu laisserais moins de possibilité à ton adversaire de t’embrocher.

– De la sorte ?

– Encore un peu plus. Et ploie bien les genoux pour être plus fluide dans tes déplacements.

– Je suis encore trop rigide ?

– C’est mieux qu’au début, mais ce n’est pas encore cela. Il la corrigeait à chacune de leurs leçons avec bienveillance mais toujours avec sérieux. Jamais il ne se moquait de sa jeune sœur et elle lui en était extrêmement reconnaissante. Là, lève encore un peu ta lame.

– Quand y arriverais-je ?

– Après une bonne centaine de leçons supplémentaires mais arrête donc de râler et tiens-toi correctement où je te transperce pour de bon. On essaye l’enchaînement que je t’ai appris ? »

Il n’avait lui-même pas un excellent niveau mais tentait d’apprendre à sa cadette tout ce que son maître d’armes lui transmettait. Et effectivement, il était aussi gagnant.

Leurs parents s’inquiétaient de les voir croiser le fer, surtout leur mère qui craignait pour son fils. Qu’adviendrait-il de leur titre s’il était blessé ? Sur ses épaules reposait la gloire de leur nom, ils ne pouvaient pas risquer de le voir diminué ou pire, tué. Tout cela en plus pour le caprice d’une jeune écervelée ! La duchesse de la Rochebrune tentait de pousser la nourrice à réorienter sa fille vers des travaux plus calmes et en accord avec la bienséance et la douceur féminine qu’elle prônait lors de ses réunions de salon. Bientôt sa seule enfant en ferait partie et elle ne voulait pas en avoir honte. Quelle serait alors sa réputation ? Que diraient les femmes tout bas, derrière son dos ? Qu’elle avait une sauvage comme progéniture ? Elle ne pouvait le souffrir. En plus de la nourrice, elle tenta de faire appel à son époux pour qu’il raisonne aussi leur fille. C’est ce qu’il fit et l’adolescente sembla assagie.