Plusieurs années s’étaient écoulées entre le moment où le duc avait tenté de détourner son enfant de l’océan et des voyages en mer. Plus encore entre celui où il l’avait sermonnée par rapport à ces occupations tout sauf féminines. Il pensait qu’elle s’était rangée et, en effet, elle avait été la plus sage possible pour qu’on la laisse au moins s’entraîner avec son frère. Ils le firent à demi en cachette, à demi au grand jour. Les cadets participèrent bientôt aux jeux, ils organisaient des mini-tournois et la jeune fille n’était pas la plus mal classée. Ces années étaient sans doute les plus amusantes qu’elle eut jamais passé au milieu de sa fratrie.
Mais tout bonheur a une fin et un jour, son si cher frère dû partir pour s’engager. Le rêve de la jeune fille ne s’était jamais échappé de son esprit mais il est vrai qu’elle avait eu le temps d’en concevoir d’autres. Pourtant cet événement le raviva. Que de deux ans la cadette, elle aurait été tout à fait en âge, si elle était née homme, de partir voguer sur les flots. Sentir de nouveau cet interdit peser sur elle la poussa d’autant plus à le désirer. Qui s’inquiéterait réellement de son départ si ce n’est sa nourrice ? Son aîné parti, ses jeunes frères avaient eux aussi quitté le domicile pour entrer en pension. Seule, elle se serait retrouvée vite seule si, une nuit, elle n’était pas partie le plus discrètement du monde en emportant tous ses bijoux et autres biens de valeur. Les siens seulement afin de ne pas être redevable à ses parents ou bien pire, traitée de voleuse.
À presque vingt ans, elle se vantait de n’avoir aucune forme, ce qui avait évité de la rendre désirable auprès des vieux barbons qui arpentaient parfois le salon de sa mère. Ce que l’on complimentait le plus, ses yeux, mais pas son regard, jugé trop farouche. Mais elle se fichait bien de l’avis des autres, il ne lui apportait rien, elle n’avait pas besoin de leur reconnaissance pour vivre. Anne-Laure se plaisait assez pour être satisfaite. Sa silhouette était parfaite pour se fondre dans la masse des jeunots souhaitant s’engager dans la marine. Un habit d’homme, un peu de saleté sur le visage et la voilà travestie en mousse. Qui irait se poser des questions ? Il fallait également qu’elle apprenne à parler un peu plus vulgairement pour ne pas éveiller les soupçons mais son entourage promettait d’être bon professeur. Elle n’aurait qu’à se taire au départ. Cette vie et même cette aventure lui donnait l’énergie nécessaire pour aller de l’avant. Il est vrai que juste après avoir quitté sa chambre et sa demeure, son cœur avait émit des doutes quant à sa décision. Elle n’était pourtant pas hâtive, elle avait mûrement réfléchi à ce projet et cela depuis de longues années. Le port était proche lorsqu’elle mis une bonne fois pour toute ses doutes derrière elle. Une nouvelle vie s’offrait à elle, la chance de voir son frère aussi, il lui manquait – même s’ils ne pourraient pas montrer ouvertement leurs liens de sang, le voir seulement la rendrait extrêmement heureuse.
Lorsqu’elle parvint aux quais d’amarrage, la nuit pointait le bout de son nez. Deux options se présentèrent : trouver un endroit pour dormir, une auberge ou une botte de paille – et cela ne l’enchantait guère –, ou trouver de suite un bâtiment qui voudrait bien l’engager immédiatement. D’autres considérations comme dégoter un habit de mousse et de quoi manger ne lui vinrent pas à l’esprit. Seul son but ultime comptait. C’est alors qu’un homme voûté, les cheveux longs et gras lui fit signe avant de s’approcher. Il mâchouillait un chicot et n’avait pas fière allure.
« Eh p’tit, tu cherch’rais pas un boulot par hasard ?
– Euh .. si, pourquoi ? répondit-elle en forçant un peu sur sa voix pour l’empêcher de trembler et la rendre légèrement plus grave.
– Parce que j’ai justement ce qu’il te faut joli cœur, continua-t-il en souriant. Un poste sur un vaisseau de la marine royale ça te tenterait pas ? »
C’était justement ce qu’elle recherchait mais elle douta soudain. Son cœur aurait voulu accepter de suite mais son esprit lui interdit, préférant d’abord y songer deux minutes. Ce gars-là n’avait pas l’air très net mais elle était bien mal placée pour le juger, c’était le premier homme qu’elle rencontrait et à qui elle parlait en dehors des habitués du salon de sa mère.
« Comment savoir si votre proposition n’est pas une entourloupe ?
– Oh oh, mais c’est qu’il sait parler le petiot. Écoute, je travaille sur ce port depuis des années, je pense que si personne n’était content de mon travail de recrutement, je n’s’rais plus là à l’heure actuelle. Ma question est : si tu veux un boulot, j’en ai un à t’proposer. C’pas moi qui bosserais mais toi donc si tu veux réfléchir vas-y mais je n’vais pas perdre mon temps et passer à aut’e chose. »
Il n’attendit pas longtemps avant de s’éloigner en boitillant. Accepter, ne pas accepter … S’il recrutait depuis un moment sur le port, c’est probable qu’elle puise le retrouver plus tard. Mais en même temps la proposition lui était tombée dessus sans qu’elle ait eu à chercher, n’était-ce pas un signe ?
« Hé ! héla-t-elle en courant vers le vieil homme. C’est d’accord, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
– Présente-toi au comptoir de La Fougeuse, un peu plus loin là-bas et signe.
– C’est tout ?
– C’est tout. On te donnera ton uniforme, ce s’ra mieux que tes vêtements trop grands ! Vas-y, j’ai du boulot », dit-il en se mettant en quête pour trouver une nouvelle proie.
Si elle avait su que trouver un emploi dans la marine aurait été si facile, elle ne se serait pas fait tant de mourrons. C’est tout optimiste qu’elle prit la direction du navire. Elle sut immédiatement lequel il était grâce aux lettres d’or gravées sur la coque sur lesquelles se reflétait la lueur naissante de la lune, « La Fougeuse ». Elle aimait déjà ce bâtiment. Son nom l’inspirait et, quelque part, elle s’y reconnaissait. Ensuite, il avait plutôt fière allure parmi ses semblables. Il n’était pas très grand mais ses mâts lui donnait de la grâce et une certaine stature. Elle respira un bon coup avant de s’approcher de la table et surtout de la file de jeunes gens qui attendaient, comme elle, de signer. Pas de doute, elle était au bon endroit. En attendant, son regard se posa sur son futur lieu de vie. Pourrait-elle la considérer comme sa maison ? Elle n’en avait connue qu’une et parfois, elle s’était demandée si elle en faisait vraiment partie. Sur la proue, une drôle de forme se dessinait. Elle avait du mal à la distinguer et pour cause, c’était un curieux mélange.
« Eh, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à la personne juste avant elle dans la rangée tout en pointant du doigt l’objet de sa question.
– Tu sais pas ? Il sourit et se moqua un peu. Je m’demande d’où tu sors. Personne ne t’a jamais raconté des histoires avec des sirènes et des monstres marins ? En même temps, t’as pas l’air d’en savoir long sur le travail sur un vaisseau. Il fronça les sourcils en jetant un coup d’œil aux mains de son interlocutrice. T’as des mains de quelqu’un qu’a pas dû beaucoup travailler …
– C’est vrai mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas commencer, rétorqua-t-elle en cachant ses mains derrière son dos. Je ne connais pas la mer mais je ne demande qu’à en savoir plus, j’ai le droit.
– Tu l’as, tu l’as, pas besoin de monter sur tes grands chevaux. Si j’étais toi, je me méfierai d’elle, c’est une vilaine maîtresse parfois, elle peut être traîtresse.
– Tu essayes de me dissuader ?
– Non, de t’informer, cesse d’être sur la défensive. J’aurai aimé qu’on m’dise de faire attention la première fois que je suis monté sur un bâtiment, c’est tout. Il se renfrogna comme s’il n’avait pas envie de continuer la conversation. Mais la jeune femme en décida autrement.
– Comme tu en connais long sur l’océan, tu pourrais me dire ce que sont les ‘sirènes’ ? »
Il sourit en se décrispant et lui raconta ce que jadis son père lui avait dit à leur sujet : qu’elles étaient de méchantes créatures, prêtes à tout pour damner les marins en leur chantant de belles chansons. Peut-être que la peur des marins pour les femmes venait de là finalement ne put s’empêcher de penser la curieuse. Mais elle garda cette réflexion pour elle. Beaucoup cherchaient à rencontrer ces créatures mi-femmes, mi-poissons mais personne encore, ou seulement des vieux fous, n’en avait véritablement croisées.
« On sera peut-être les premiers !
– Si j’étais toi je n’me réjouirais pas trop. J’ai pas envie de finir au fond de l’eau, noyé. Il marqua une pause avant de détailler une fois de plus sa future camarade. Au fait, tu sais nager ?
– B.. bien sûr, quelle question !
– Mmh t’as l’air bien sûr de toi. Si l’océan se déchaîne et que tu tombes à l’eau, sache qu’on sera pas sur ton dos et que personne ne viendra te repêcher. Soit tu sais nager et tu peux éventuellement t’en sortir tout seul, soit tu te noies et s’en est fini de toi.
– C’est rassurant.
– C’est pas fait pour l’être. Mieux vaut être prévenu. Maintenant dis-moi, si on doit se côtoyer pendant des mois, j’aimerai au moins connaître ton nom. On m’appelle le Merle. »
Un surnom donc .. un seul prénom banal suffirait mais elle eut du mal à en trouver un rapidement. Elle bredouilla avant de tendre sa main.
« La.. euh … Lucas.
– Simple et court. Ravi de faire ta connaissance. »
S’il était sincère, il en avait l’air et cela mis du baume au cœur de la jeune femme. Peut-être s’était-elle trouvé un allié et qui sait, peut-être même un ami – même s’il était un peu tôt pour le considérer comme tel. C’était un gaillard assez grand mais pas très épais quoi qu’il figurait parmi les plus costauds de l’équipage. Ses traits, durs mais malgré tout fins par endroits lui donnaient un charme indéniable. La jeune fille ne s’en était rendu compte que bien après leur rencontre. En partie parce qu’elle était bien plus préoccupée par sa survie que par l’apparence de ses camarades. La mer était douce mais ils ne purent éviter de se faire aborder par un navire ennemi un matin, presque à l’aube, un jour qu’aucune terre n’était en vue. Elle n’était pas prête, avait presque oublié qu’on pouvait avoir à faire à des combats alors que l’atmosphère ambiante paraissait si paisible. Ce n’était pourtant pas faute d’en avoir entendu parler. Le Merle l’avait tirée d’un mauvais pas, ce qui lui avait valu d’être légèrement blessé au bras gauche. Elle l’avait bien vengée mais ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir. Il avait souvent les sourcils froncés et le front baissé, comme s’il était concentré en permanence et pour cela, elle ne sut s’il gardait une rancune à son égard. Pourtant le soir, il se dérida et rit même avec le reste de l’équipage. Cela la rassura quelque peu et ce fut à ce moment qu’elle remarqua véritablement son camarade. Elle tint alors à lui présenter ses excuses.
« La prochaine fois, soit plus prudent, c’est tout. »
Elle hocha la tête et ne pipa plus un mot de la soirée. Elle s’était sans doute rouillée à ne pas pouvoir s’entraîner depuis un moment. Personne sur la frégate ne semblait en avoir besoin, ou en ressentir le besoin. Peut-être était-ce une manière d’éviter de penser qu’un combat puisse survenir à n’importe quel moment.
Comme pour le chapitre précédent, j'ai trouvé tes descriptions bien détaillées.
J'aime aussi la façon dont tu fais parler les personnages. Ça leur donne un plus qui peut informer sur leur origine, leur personnalité... Je les entendais parler en lisant ;)
Il y a juste une petite phrase qui a attiré mon attention :
"Seule, elle se serait retrouvée vite seule si, une nuit, elle n'était pas partie le plus discrètement du monde..."
Il n'y a pas un "seule" en trop ?
A très vite !
Il y a effectivement une petite coquille que je vais essayer de corriger de ce pas !