Chapitre 1 [Présent]

Par Azeln_

Atlas inspira, immobile contre la porte qu’il venait de fermer. Le pire était derrière lui. La réunion s’était bien passée, le projet avait plu.

Il redressa ses épaules trop tendues pour craquer. Un frisson le traversa. La couche de sueur sur sa peau refroidissait, son rythme cardiaque redescendait. Il avait maintenu sa crise sous contrôle.

Le soleil disparaissait derrière les immeubles métallisés sur lesquels donnait sa baie vitrée. Il fit un pas en avant.

L’adrénaline battait encore dans ses veines. Il ne pouvait qu’attendre. Impossible de se remettre au travail dans cet état. Ses mains tremblaient. Heureusement qu’il s’était maîtrisé devant les investisseurs. Il participait à ce genre de réunion depuis plus d’une décennie, il aurait dû s’y habituer. Au lieu de ça, il avait l’impression que l’anxiété l’étouffait un peu plus chaque fois.

Il devait s’infliger cette silencieuse contemplation de la ville pour reprendre ses esprits.

La pause fut éphémère. Une marée de notification obscurcit sa vision. Seules de telles réunions justifiaient son passage hors-ligne. Un moyen pour lui de se récompenser pour sa participation.

Il s’était assez déconnecté. Son communicateur avait détecté la fin des discussions et le retour à la normale de ses signaux vitaux : il n’avait plus de temps à perdre.

 

Je suis sûr que t’as géré ta réu, mais sinon j’ai pris des pizzas pour ce soir. - Lux

 

Atlas aurait préféré que ce ne soit pas le premier message à tomber sous ses yeux. Il allait rentrer tard et il savait que Lux le lui reprocherait. Tout comme il savait que les pizzas n’avaient rien à voir avec sa réunion. C’était un énième moyen de s’excuser. Cette relation n’allait nulle part, il perdait son temps avec… mais c’était toujours mieux que d’être accueilli par un appartement vide et froid.

Il avait pensé à prendre un chat…

Il fit disparaître la bulle de communication et passa à la suivante, qui s’avérait plus professionnelle puisqu’elle venait de son bras droit, Laura. Et c’était une bonne nouvelle.

Les ventes de leurs jeux étaient en hausse. Les plus gros studios et leurs centaines de millions de produits écoulés devaient bien rire devant ces chiffres, mais tant que la boîte gardait la tête hors de l’eau, Atlas était satisfait. Il préférait minimiser les risques plutôt que de maximiser les profits.

Il se laissa tomber sur sa chaise et étouffa un gémissement. L’adrénaline lui avait un moment fait oublier son enveloppe charnelle et la douleur qui allait avec. En l’occurrence, l’énorme bleu qui trônait à l’arrière de sa cuisse.

Après les recettes vint le rapport de productivité des salariés, qu’il ignora. C’était une nouvelle directive que le pôle des ressources humaines avait été plus ou moins forcé de mettre en place en échange de subventions. Atlas avait autre chose à faire que de scruter l’évolution journalière du travail de ses employés. Surtout quand il connaissait personnellement chacun d’entre eux. C’était ce qui se rapprochait le plus d’amis dans son cercle actuel. Ce genre de considération froide, c’était pour les magnats à la tête de véritables empires commerciaux.

Il remarqua du coin de l’œil la ligne qui distinguait les prescients du reste des employés et se demanda depuis quand l’état demandait cette information. Il hésita à poser la question, mais se ravisa. Il avait d’autres priorités.

Il se concentra plutôt sur les premiers retours des testeurs sur le dernier jeu en production : moyens. Il serra les dents. Ça signifiait de nouvelles discussions et de nouvelles décisions à prendre sur un projet qui partait sur de mauvaises bases et que personne ne semblait apprécier. Il n’avait pas hâte.

Il transféra son interface vers l’ordinateur de son bureau et ses mains entamèrent une danse bien rodée sur le clavier. Malgré sa passion pour les nouvelles technologies et l’innovation, il n’avait jamais pu se résoudre à passer à la commande vocale. Il préférait la discrétion d’un outil manuel, même s’il était moins efficace. Lorsque les phases de test sur l’écriture par pensée seraient validées, il l’adopterait sûrement. Ça l’attristait un peu, après toutes ces années à apprendre comment maîtriser son cher petit clavier. Un bijou de technologie qui répondait à chacune de ses caresses.

La nostalgie finirait peut-être par le perdre, mais il avait commencé seul avec sa tablette graphique et son pc portable et il gardait un certain attachement pour cet artisanat.

 

Je sais que ta réu est finie. Ça s’est mal passé ? Tu rentres pas ce soir ? - Lux

 

Atlas fit disparaître le message avant même de comprendre ce qu’il venait de lire. Il ne voulait pas penser à ça et il était occupé. Il savait qu’ignorer Lux était une mauvaise idée et qu’il finissait souvent perdant à ce petit jeu là. Tant pis. Jouer c’était un peu son métier, et il fallait accepter de perdre de temps en temps.

Lux tenta plusieurs fois d’attirer son attention, allant même jusqu’à une photo dénudée pour le convaincre de rentrer. Cela ne fit que conforter Atlas dans son idée de rester loin de lui.

Se perdre dans l’administratif était tellement agréable et facile. Organiser telle chose, relancer telle personne… c’était logique, rationnel. Rassurant. Ça comblait un peu le manque qu’il ressentait depuis qu’il n’avait plus le temps de se plonger dans les codes et les concept arts.

Lorsqu’il sortit de son cocon, la nuit était tombée. La lumière dynamique avait pris le relais pour simuler un jour naturel. L’horloge dans le coin de sa vision indiquait plus de minuit. Lux allait être furieux. Mieux valait dormir sur place.

Il se leva pour se rendre compte que ses articulations avaient bien besoin de mouvements et s’étira, jetant de nouveau un coup d’œil aux tours de verre. Les lumières brillaient encore à de nombreuses fenêtres, les rues en bas étaient bondées. Les bars commençaient à fermer pour déverser leurs clients dans les boîtes de nuit.

Atlas se frotta les yeux. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était senti reposé. Vraiment reposé. Pas depuis qu’il était devenu patron. Ça, c’était sûr.

Un nouveau message obstrua sa vision. Il s’apprêtait à ignorer la dernière ruse de Lux pour l’attirer, mais ce n’en était pas une.

 

Vic est mort. On l’enterre mardi. Tu es le bienvenu. - Waly

 

Waly avait encore son contact ? Après toutes ces années ? Tous ces changements ? La dernière lettre qu’Atlas avait reçue de lui et à laquelle il n’avait jamais eu le temps de répondre datait de plus de trois ans.

Appel de Wen-Wen en cours

Atlas décrocha sans même réfléchir. Il avait l’impression d’être transporté des années en arrière. Tous les fantômes de son passé revenaient soudain le hanter en même temps.

— T’es au courant pour Vic ?

Pas de allo. Pas de bonjour. Wen-Wen, toujours aussi directe.

— Oui, souffla-t-il.

— Tu vas y aller ?

Aller en pleine campagne alors qu’on avait plus que jamais besoin de lui ici ? Pour l’enterrement d’un gars qu’il n’avait pas vu depuis… longtemps. C’était la meilleure estimation qu’il pouvait donner.

— Oui, se surprit-il à répondre.

— C’est bien. Je nous réserve un train pour dimanche ?

— Euh non. J’irais en avion.

— Tu t’es mis au parachutisme ? L’aéroport le plus proche doit être à trois heures de route.

— Je me débrouillerai. On se voit là-bas. À plus tard.

— Bonne nuit.

Atlas raccrocha. Son cœur battait vite. Pourquoi avait-il accepté ? Il était passé à autre chose. La mort de Vic l’attristait, mais au point de perdre une journée pour faire l’aller-retour ? Il ne pouvait pas se le permettre. Il aurait dû dire non. Il n’était pas encore trop tard. Il pouvait inventer une excuse, dire que finalement il avait un empêchement. Il pouvait se contenter d’envoyer une gerbe de fleurs.

Et puis, y aller avec Wen-Wen ? Il avait été assez lucide pour trouver une porte de sortie rapidement. Il n’imaginait même pas les conséquences sur les actions de la boîte si on les avait vus ensemble. Il n’était pas exactement une star internationale, mais on commençait à le reconnaître assez pour qu’il se fasse arrêter dans la rue de temps en temps.

Bon, l’excuse de l’avion n’était pas très bien trouvée, il était vraiment exténué pour ne pas avoir réussi à trouver mieux. Évidemment qu’il allait devoir prendre le train. S’il s’arrêtait encore dans ce patelin pourri…

 

Rentre, s’il te plaît… Je m’inquiète pour toi. -Lux.

 

Atlas ferma les yeux et expira lentement. Il fallait qu’il se calme.

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