La neige tourbillonnait doucement autour de ses pas, poussée par un vent froid qui avait fait fuir une bonne partie des gens à l’intérieur des magasins. C’était une bonne chose, elle n’appréciait pas vraiment la foule, pas plus qu’elle n’aimait devoir prendre la parole en public, et ce, même si le public en question n’était autre qu’une vendeuse, ou un chauffeur de taxi.
On avait commencé à décorer les rues pour les fêtes de fin d’année. Ici et là, des hommes en épaisse polaire jaune s’affairaient à accrocher des lanternes et des guirlandes électriques sous les flocons de plus en plus drus. D’ici à quelques heures, ils seraient gros comme des poings, et la bibliothèque refuserait de lui laisser emprunter des livres – ce que certains en ville ne se lassaient pas de décrier, mais qu’elle trouvait normal : un livre, c’est précieux, ça se respecte, on ne les sort pas par temps de pluie ou de neige. Point final. Enfin, il aurait été dramatique qu’elle ne puisse rien emprunter tout de même… son sac besace était plein à craquer d’ouvrages à rendre, elle avait fini son stock dans le weekend, et comme la librairie la plus proche était à une trentaine de kilomètres en bus, elle n’avait d’autres choix que de faire un saut rapide à la bibliothèque pour faire son plein d’histoires à emporter.
La lourde porte de l’édifice ne fit aucun bruit lorsqu’elle la poussa, la laissant déboucher sur le grand hall d’entrée où se trouvaient les bureaux de prêts et de retours. Posant son sac sur la grande desserte, elle commença a sortir les ouvrages sans prêter attentions aux paroles de l’employé (un nouveau vu sa mine ahurie devant le fait d’être ignoré de la sorte) jusqu’au moment où il lui toucha le bras.
Elle le retira comme s’il venait de la brûler.
- Mademoiselle. Vous ne pouvez pas juste poser ces livres comme ça !
Elle le regarda, impassible.
- J’ai besoin de votre carte de bibliothèque, de votre nom et…
Agacée, elle agita brièvement la main avant de montrer ladite carte, posée sur le premier ouvrage, qui attendait patiemment d’être bipée, puis leva les yeux au ciel devant le flot de paroles que l’autre continuait à lui déverser dessus sans tenir compte des signes désespérés que lui adressait sa collègue, à côté. A bout de patience (le temps déclinait de plus en plus, et il lui fallait absolument ces livres), elle sortit son portefeuille de son sac pour en extraire la carte que lui avait fait la mairie quelques semaines plus tôt et la plaqua avec bruit sur le comptoir, faisant sursauter le préposé aux prêts.
- Qu’est-ce que…
Le jeune homme se pencha en avant pour la lire, perplexe.
- Mademoiselle Lin ! Je suis désolée…
Ah. Enfin quelqu’un de compétent. Son regard sombre se posa sur la femme qui venait d’arriver, impeccable dans son tailleur, comme à chaque fois qu’elle travaillait, et la jeune femme se força a esquisser un sourire.
- Marc vient d’arriver. Il est encore un peu protocolaire. Marc, je te présente Elizabeth Lin, l’une de nos usagées les plus assidues. Mademoiselle Lin est muette de naissance. Et globalement malentendante. Nous avons simplifié les procédures de prêts et de retours pour elle.
Tout en parlant, Madame Ross avait eu la politesse de signer et de bouger les lèvres de façon distincte, ce dont Elizabeth lui aurait été gréé si elle avait réellement été muette et malentendante.
A vrai dire, signer était plus une marotte qu’une nécessité, cela lui permettait de rajouter une distance entre elle et les gens, mais aussi d’éviter d’ouvrir la bouche, ce qui valait mieux vu ce qui en sortait parfois depuis quelques années. Par habitude, elle avait commencé à utiliser la langue des signe la première fois qu’elle avait mis les pieds dans la bibliothèque, juste pour faire chier la réceptionniste, et bizarrement, la sauce avait pris : Geneviève (Madame Ross), trop heureuse de pouvoir mettre à profit ses notions de langage signée, s’était empressée de l’accueillir et de la driver au travers des rayonnages, s’épanchant en ce qui pouvait être considéré comme l’équivalent d’un babillage volubile. Eli y avait prêté une oreille et un regard distrait, trop préoccupée par ses propres pensées pour être réellement attentive. Et au final, certaines dispositions avaient été prises pour elle (comme la simplification des procédures de prêt et de retour) et la responsable de la bibliothèque était allée jusqu’à faire les démarches à la Mairie pour qu’elle obtienne une carte la signalant comme muette et malentendante. Ce qui était plutôt pratique en vérité. Et ce qui n’était à l’origine qu’un moyen de dresser un mur entre les gens et elle était devenu une habitude : il lui arrivait parfois de passer des mois sans parler à quiconque. D’humain du moins. Ou de vivant.
Comme les choses se débloquaient au bureau, elle signa son remerciement à Geneviève avant de de grimper dans les étages pour faire une razzia dans les rayons qui l’intéressaient. La bibliothèque de sa ville était étonnamment bien fournie, que ça soit en littérature de l’imaginaire (son petit plaisir personnel) ou en manuels scientifiques divers (ça c’était pour le boulot) ou en ouvrages policiers rivalisant d’imagination pour mettre à mort des gens et confondre les tueurs (ça aussi, c’était pour le boulot. Plus ou moins). Et depuis quelques temps, comme elle était probablement l’usagée la plus régulière et la plus gourmande en ouvrages, ces sections s’étaient étoffées de nouveautés et de classiques des plus intéressants.
Comme d’habitude, elle brilla par son efficacité : huit minutes après avoir quitté les deux bibliothécaires, elle se trouvait de nouveau devant Marc-du-bureau-de-prêt avec ses six ouvrages dans les mains.
Preuve par l'ADN : la génétique au service de la justice1.
Bayesian Networks for Probabilistic Inference and Decision Analysis in Forensic Science2.
Traces et empreintes digitales3.
Investigation de scène de crime. Fixation de l'état des lieux et traitement des traces d'objets4.
Traces d'armes à feu : expertise des armes et des éléments de munition dans l'investigation criminelle5.
Et l’Hygiène de l’assassin6.
De quoi bosser et de quoi se détendre, fallait pas déconner non plus ! Elle allait se prendre la tempête au retour, tout ça pour cinq bouquins de techniques scientifiques qu’elle aurait pu commander sur internet si son supérieur n’était pas un vieux con refusant de passer les livres dans les notes de frais. Genre. Comme si c’était sa faute qu’elle doive constituer son propre catalogue de références en dehors d’un cursus de formation dédié à l’étude des traces ! Elle avait pas demandé à bosser dans la police elle. Du moins pas à la base…
Ses emprunts soigneusement emballés dans un sac plastique pour les protéger de la neige, elle les fourra dans son sac en cuir, agita brièvement la main pour dire au revoir et, enfilant gants et capuche, sortit dans la tempête en ignorant royalement royalement cette dernière : son appartement de fonction n’était pas très loin.
Ça, c’était un impératif qu’elle n’avait pas lâché jusqu’à l’obtenir : pas de notes de frais pour ses livres ? Ok. Alors un appartement lui permettant d’aller à la bibliothèque pour bosser. Point. En plus, elle avait derrière elle le poids de l’administration et du secret gouvernemental… ce qui avait bien fait chier son boss. Mais au moins, elle avait obtenu son nid. Un duplex au dernier étage, chambre et chambre d’ami à l’étage, espace de vie en bas, le tout sur 40m². C’était petit, mais agréable.
Et surtout, dans une propriété avec barrière, code, impossibilité de venir la déranger, et voisins pas pénibles.
A peine rentrée, ses chaussures balancées dans un coin et son manteau abandonné sur une patère, elle alla se vautrer sur son canapé avec le roman policier pendant que l’eau de son thé du soir commençait à chauffer, un calepin négligemment ouvert sur le sol, des fois qu’elle ait besoin de prendre des notes.
Une soirée pépère en perspective…
Jusqu’à ce que son téléphone sonne. Bien entendu.
Pourquoi est-ce que c’était toujours par les jours de neiges, de typhon, de tempête ou de temps globalement pourri que les gens décidaient de péter un câble et de trucider d’autres humains ? Séééérieusement ?…
Elle dut s’y reprendre à trois fois pour énoncer son nom.
- Lin.
La voix de son interlocuteur, jeune, dynamique et bien trop enjouée pour un samedi soir 23h, lui explosa à moitié le tympans : son con de téléphone venait de passer tout seul en haut-parleur.
- Eli ! On a besoin de toi.
Sans déconner ? Il l’aurait pas appelée sinon, non ?
- Je t’entends penser d’ici, c’est gentil de m’avoir épargné la remarque. Tu peux être là dans combien de temps ?
- Adresse ?
- Ah ! Oui. Attends, je te l’envoie par texto.
Bordel, il pouvait pas simplement le lui dire plutôt que de s’emmerder avec ça ?
- Comme ça tu pourras la filer directement au taxs.
Ah. Oui. Pas con.
- ‘erci.
- C’est pas très loin de chez toi. Dans le 8e.
- Nh. 45 minutes. V-a ?
Elle eut un petit haut le cœur et tendit la main par réflexe, recueillant la régurgitation au passage.
- Eli ?
- Toute.
Agacée, elle éteignit l’appareil avant de le fourrer dans la poche de sa robe et de déposer la chose gluante dans l’un des nombreux bocaux qui jalonnaient la pièce avant de lever ce dernier au niveau de ses yeux. Dans la petite prison de verre, une limace dressaient ses antennes, perplexe.
- ‘lut. S’l’heure de rencontrer tes copines…
Et pour elle, celle de partir au travail.
________________________
1R. Coquoz, J. Comte, D. Hall, T. Hicks, F. Taroni Preuve par l'ADN : la génétique au service de la justice, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection sciences forensiques, 2013
2F. Taroni, A. Biedermann, S. Bozza, P. Garbolino, C. Aitken Bayesian Networks for Probabilistic Inference and Decision Analysis in Forensic Science, 2nd edition, Chichester : John Wiley & Sons, Ltd. 2014
3C. Champod, C. Lennard, P. Margot, M. Stoilovic Traces et empreintes digitales, Traduit de l'anglais par P. Margot, Collection Sciences forensiques, Presses polytechniques et universitaires romandes
4Jean-Claude Martin, Olivier Delémont, Pierre Esseiva, Alexandre Jacquat. Investigation de scène de crime. Fixation de l'état des lieux et traitement des traces d'objets. Presses polytechniques et universitaires romandes, Collection Sciences Forensiques, 2010.
5A. Gallusser Traces d'armes à feu : expertise des armes et des éléments de munition dans l'investigation criminelle, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection sciences forensiques, 2014
6A. Nothomb Hygiène de l’assassin, Le Livre de poche, 2004
C'est également le titre qui m'a attirée ici ! Du policier et des limaces, ça avait l'air d'être cocasse...
Une très belle surprise pour ma part ! J'ai beaucoup apprécié l'ambiance générale et toutes les blagues m'ont fait sourire, surtout celle des titres d'ouvrages. À mes yeux ce n'était même pas la peine de souligner qu'il y en avait pour le travail et la détente, j'avais déjà compris la blague ! D'une façon globale je trouve que tout est clairement énoncé pour moi c'est facile de comprendre autant ce qu'il se passe que les moments drôles... et le suspense est ménagé car je ne sais toujours pas pourquoi elle doit emprunter des livres sur les traces scientifiques des crimes, qu'il vente ou qu'il neige... Et j'ai hâte de le découvrir.
Sur la forme, ce que j'ai pu repérer en coquilles (?),
Dans les premiers paragraphes, prêter attentions -> prêter attention (sans s)
Certains dialogues n'ont pas de tiret pour commencer (ça m'a perturbé quand j'ai lu j'ai cru que c'était une indication type didascalie au départ). Et d'ailleurs je ne suis pas certaine d'avoir vraiment compris si c'est dans le dialogue ou un commentaire ?? Enfin ce n'est pas essentiel non plus.
Par exemple "ah. Oui, pas con" (la narration est très langage parlé donc je trouve que c'est ambigu ici). J'imagine qu'il manque un tiret ? Mais ça peut aussi être une voix intérieure ?
Merci pour cette lecture très rafraîchissante en tous cas !
Même en ayant un petit côté ours mal léché, l'héroïne sait se rendre attachante pourtant. À suivre...
J'aime bien ce premier chapitre, on ne peut que s'attacher à Ely, et j'aime ce style punchy.
Bref, je vais continuer ma lecture avec plaisir.
J'ai vu sur le forum que tu es overbookée, donc ne t'inquiète sûrement pas pour le retour ;)
Merci pour ce gentil commentaire ! J'espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes ! <3
C'est une histoire encore en cours de gestation et de travail, du coup tous les commentaires / avis / retours, qu'ils soient positifs ou négatifs , sont les bienvenus !
Et merci pour ta patience concernant le temps de retour !
Bonne lecture à toi !
Des bises !
Bisous,
Mouette
Je voudrais te faire un commentaire bien structuré avec les points qui m'interpellent, les choses à revoir, tout ça.
Sauf que j'en ai pas. J'ai a-do-ré!
J'adore Eli, j'adore cette histoire de fous, j'adore ton style percutant. Je m'éclate à lire ton histoire, je me marre, je m'inquiète, je trépigne. Je ne suis même pas rebutée par les limaces, c'est dire!
Ah si! J'ai quand même une bricole à faire remarquer : dans le chapitre 1, en bibliothèque, on parle d'"usager" ou d'"usagère" et non d'usagé (ou alors Eli est un peu plus fripée que ce que j'imagine :D)
Bref, je veux la suite!
Je viens commenter ce premier chapitre qui m'a, ma foi, beaucoup plu. On entre peu à peu dans ton univers, qui a l'air d'être riche et complexe, et ça donne envie d'en savoir plus.
S'il fallait vraiment critiquer, je dirais que certaines phrases sont un peu longues et que ça casse le rythme. Mais c'est vraiment juste pour chipoter.
Rendez-vous au chapitre 2 !
Merci pour ton commentaire ! Avec tous les changements PA j'ai complètement oublié de faire le tour @_@
Oui >.< les phrases longues c'est l'un de mes gros défaut d'écriture... je pense que je ne vais pas tarder à tout reprendre pour redonner plus de cohérence à l'histoire et corriger tout ce qui ne vas pas ^^
Alors ça, oui, c'est tout ce qu'il y a d'inhabituel ! Du coup on est dévoré de curiosité et hop ! tu nous plantes là ;) Evidemment, je vais me ruer de ce pas vers le deuxième chapitre !
J'adore la liste hyper précise de références à la fin ! Tu serais pas libraire, par hasard ? ;)
Coquillettes :
"Et ce qui était à l’origine qu’un moyen de dresser un mur entre les gens et elle était devenu une habitude" : Et ce qui n'était qu'un moyen...
"avant de de grimper dans les étages pour de faire une razzia"
\\^o^/ Je suis contente qu'Eli et son univers t'aient interpellés au point d'avoir envie de lire la suite !<br />Merci pour les coquilles >w< je corrige ça dès que j'ai le temps !
En effet cette version mise en ligne, si elle a été corrigée niveau faute, n'a guère été relue... je chasserai les répétitions à la relecture ! Merci de l'avoir signalé !
Quel personnage original !
J'espère qu'elle continuera de te plaire ! =D
Je suis tombée totalement par hasard sur cette histoire mais ce devait être un signe du ciel parce que j'ai adoré. À tel point que j'ai lu le premier chapitre deux fois :D Non mais, comment ne pourrais-je pas aimer cette histoire ? Le titre, le résumé, le ton de l'histoire, les pensées cyniques d'Elizabeth. tout est un peu farfelu et humoristique, aaaah j'aime !
Elizabeth est totalement antisociale, un poil grincheuse, n'apprécie pas grand monde dans son entourage et elle se fout de la poire des bibliothécaire en faisant semblant d'être sourd-muette, mais je ne sais pas, je la trouve super attachante, peut-être parce que je m'identifie totalement à elle xD Non mais franchement, arriver à faire ça pour s'éviter de devoir converser avec les gens, ça mérite un trophée ! Avec ce chapitre, on aurait pu croire que la trame se passait dans un cadre trivial, mais non, parce qu'Elizabeth crache des limaces (mais pourquoi ?? La pauvre xD).
Je vais assurément lire la suite. C'est trop épique. L'humour est délicieux et les gros mots lâchés par-ci par-là n'ont pas de prix xD
Merci pour cette belle découverte et bravo pour ce magnifique début ! Je me réjouis de continuer ma lecture !
Remarques/suggestions :
prendre la parole en publique, et ce, même si le publique → c'est « public » ici, parce que « publique », c'est l'adjectif, si je me souviens bien ^^
la dite carte → ladite carte
elle sorti son portefeuille → sortit
si elle avait réellement était muette → été muette
Geneviève (Madame Ross) trop heureuse de pouvoir mettre à profit ses notions de langage signé → je mettrais une virgule après « (Madame Ross) »
s’était empressé → empressée
s’épanchent → s'épanchant ?
certaines dispositions avaient été prises pour elles → pour elle, si les mesures sont pour Eli
tout ça pour cinq bouquins qu’elle aurait pu commander sur internet → Eli emprunte six livres ;)
sorti dans la tempête → sortit
des fois qu’elle ai besoin → ait besoin ?
Il l’aurait pas appelé → appelée
à bientôt !
Jowie
m(_ _)m °poke Eli pour qu'elle s'incline aussi° <br />Merci pour ton commentaire ! Et pour ton oeil de lynx °dessine misérablement sur le sol du bout du doigt° je suis un poil une boulette en orthographe...
Je vais corriger tout ça de ce pas !!!!
@_@ My my la presssiooooon !<br />J'espère que les prochains chapitres seront à la hauteur de tes attentes !