Chapitre 1 - Reconstruction

Par Nqadiri

La porte de l'appartement parisien claqua avec la violence d'un point final mutilé. Leïla Tazi, 27 ans, fraîchement divorcée et parfaitement lucide quant à l'absurdité de sa nouvelle situation, balança ses clés sur ce que l'agent immobilier avait eu l'audace d'appeler un "guéridon d'époque" et qui n'était qu'un meuble IKEA vieilli prématurément, comme tout ce qui entrait dans l'orbite du capitalisme.

Dans la chambre adjacente, son fils Rayan, deux ans, dormait avec cette inconscience béate qui faisait de lui le seul être véritablement heureux de cet appartement du 11ème – trop petit, trop cher et parfaitement représentatif de cette ville qui vendait la misère au prix du luxe et appelait ça "charme parisien".

"Et voilà," constata-t-elle à voix haute, dans ce français trop parfait qu'elle avait mis dix-huit ans à perfectionner et qui la trahissait toujours comme étrangère. "Divorcée, endettée, et directrice par intérim d'une association moribonde. Le package complet de la femme accomplie version 2030."

L'ironie était son dernier luxe, le seul que Farid n'avait pas pu quantifier, optimiser et finalement détruire.

Te voilà installée dans ta nouvelle fiction, Leïla. Comment trouves-tu le décor?

Cette voix intérieure, qui n'était pas tout à fait la sienne. Noureddine. L'auteur. Le démiurge amateur qui manipulait les fils de son existence avec la subtilité d'un marionnettiste parkinsonien.

"Prévisible," lança-t-elle au plafond lézardé. "Du Farid en négatif. Une symétrie narrative d'une banalité confondante. Il optimise, je répare. Il brise, je recolle. C'est d'un binaire affligeant, Noureddine."

La banalité n'est qu'une complexité qui n'a pas encore été révélée.

"Et la merde d'oie reste de la merde, même présentée sur une assiette Louis XVI."

Elle traversa l'appartement – trois enjambées suffirent – jusqu'au réfrigérateur dont la lumière blafarde révéla le vide existentiel parfait : une bouteille de vin blanc bon marché et un yaourt périmé depuis une semaine. Métaphore involontaire de sa nouvelle vie : aigre et insuffisante.

Renonçant à chercher un verre propre dans les cartons encore fermés, elle but directement à la bouteille. L'alcool traça un chemin brûlant jusqu'à son estomac – un rappel bienvenu qu'elle était encore vivante, du moins biologiquement. Car côté narratif, son existence oscillait entre la tragédie grecque discount et la comédie sociale mal écrite.

Sur la table gisait le dossier "Nouveaux Horizons – Bilan 2029", qu'elle avait disséqué pendant que Farid croyait qu'elle négociait âprement leur séparation. L'association existait depuis sept ans, tentant l'impossible : extraire des talents bruts des banlieues françaises pour les propulser vers les grandes écoles. Sept ans à vendre le rêve méritocratique, cette fiction plus improbable encore que sa propre conscience d'être un personnage de roman.

Le bilan était sans appel : déficit de 187 000 euros, chute de 40% des candidatures, équipe squelettique de trois permanents, et un conseil d'administration fantôme qui s'était évaporé au premier signe de naufrage. Et la signature élégante de Malik Benali en bas de page, suivie de son nouveau titre : "Conseiller spécial à l'égalité des chances auprès du Ministre de l'Éducation nationale".

La promotion comme récompense de l'échec – une constante qui transcendait les milieux, les époques, et apparemment même les fictions.

Tu sembles amère, Leïla.

"Non, je suis lucide. C'est toi qui m'as faite ainsi, Noureddine."

Je t'ai faite observatrice. La lucidité est ton interprétation personnelle.

"Et mon libre arbitre est ton alibi narratif. Pratique."

Son téléphone vibra. Un message de Farid : "Virement effectué. 3200€ comme convenu. Embrasse Rayan pour moi. F."

Trois mille deux cents euros. Le prix mensuel d'une absence. La valeur marchande d'une paternité externalisée. Le montant exact auquel Farid avait chiffré sa libération des contraintes familiales, après quinze minutes de calculs sur un fichier Excel intitulé "optimisation_charge_familiale_v3.xlsx".

Elle ne répondit pas. À quoi bon dialoguer avec un homme qui avait progressivement remplacé son vocabulaire émotionnel par du jargon corporate ? Le Farid qu'elle avait épousé sept ans plus tôt – idéaliste, passionné, brûlant d'envies de changer le système – avait muté en un parfait spécimen du cadre supérieur parisien : un humain dont la personnalité avait été lentement colonisée par les powerpoints et les KPIs.

"Le temps est notre seule ressource non renouvelable. L'efficience est une forme de respect," répétait-il lors des rares dîners où il était présent physiquement – son esprit voguant déjà vers la prochaine réunion stratégique. Quel connard éloquent il était devenu.

Leïla alluma son ordinateur. Sa boîte mail débordait – la plupart des messages adressés à Malik, quelques-uns à "la direction", et trois spécifiquement à elle, tous du même expéditeur : Aurélie Dumas, Directrice du pôle "Engagement et Impact Social" de la Fondation Excellence Française.

Voici ton premier antagoniste, Leïla. L'archétype de la convertie corporate qui rachète ses péchés capitalistiques en monnaie sociale.

"Sans blague. J'aurais pu l'écrire moi-même, ton personnage."

Le dernier email, reçu deux heures plus tôt, suintait l'urgence calculée : "Madame Tazi, je sollicite de toute urgence un rendez-vous pour discuter de l'avenir de Nouveaux Horizons. La FEF envisage un désengagement total si aucune restructuration crédible n'est proposée d'ici la fin du mois. Bien cordialement."

"Bien cordialement." La politesse française – ce vernis qui permettait toutes les violences pourvu qu'elles soient syntaxiquement irréprochables.

La Fondation Excellence Française. Elle connaissait la bête par Farid, qui avait orchestré leur "repositionnement stratégique" trois ans plus tôt. Un conglomérat de culpabilité corporate déguisé en philanthropie, une machine à transformer l'argent sale des multinationales en opérations de communication étincelantes. Leur slogan – "Révélons tous les talents" – polluait le métro parisien chaque rentrée, illustré par une diversité tellement parfaite qu'elle en devenait statistiquement improbable.

Et maintenant, ces marchands d'indulgences moderne menaçaient de couper les vivres à Nouveaux Horizons.

"Si aucune restructuration crédible n'est proposée." Ces mots, elle les avait entendus dans la bouche de Farid juste avant chaque plan social chez InnovCorp. La novlangue managériale métastasait jusque dans le tissu associatif, comme un cancer particulièrement vicieux.

Une toux sèche s'éleva de la chambre. Rayan. Encore malade. Troisième fois en un mois. La crèche municipale – cette boîte de Petri subventionnée où les microbes s'échangeaient plus vite que les incivilités dans le métro parisien.

Elle abandonna son ordinateur et se précipita au chevet de son fils. Front brûlant, respiration légèrement sifflante. Merde. La culpabilité – ce luxe de parent moderne – l'envahit instantanément. Pendant qu'elle buvait du vin en maudissant son ex-mari, son enfant cuisait littéralement de fièvre.

"Doliprane, sirop, gant humide," énuméra-t-elle en fouillant frénétiquement les cartons. "Putain, où est cette trousse à pharmacie ?"

Comme il est facile de blâmer le désordre matériel pour masquer le chaos intérieur...

"Ta gueule, Noureddine. Sérieusement."

Elle trouva finalement les médicaments et réveilla doucement Rayan. Il avala les liquides avec une confiance aveugle qui lui tordit le cœur. Un jour, il comprendrait que les adultes n'étaient que des enfants vieillis, improvisant désespérément au milieu d'un monde qu'ils prétendaient comprendre.

"Je ne serai pas comme lui," murmura-t-elle en caressant les boucles noires de son fils. "Je ne t'abandonnerai pas pour sauver un monde qui refuse obstinément d'être sauvé."

Nobles intentions. Mais les contradictions sont le carburant des récits captivants.

"Écris mieux que ça, Noureddine. Tu vaux mieux que ces platitudes de fortune cookie."

Elle resta auprès de Rayan jusqu'à ce que sa respiration se régularise, puis retourna à son ordinateur et, contre toute logique, répondit à Aurélie Dumas : "Rendez-vous accepté. Demain, 15h, dans vos locaux. Je viendrai avec mon fils de deux ans qui est malade. Si cela vous pose problème, nous pouvons reporter à la semaine prochaine ou vous pouvez aller vous faire foutre cordialement."

Elle effaça la dernière partie avant d'envoyer. Certaines satisfactions devaient rester privées.

La réponse fusa, moins de deux minutes plus tard : "15h parfait. Un espace enfant est disponible à la Fondation avec une puéricultrice. Nous nous occupons de tout."

Bien sûr qu'ils avaient un espace enfant. Probablement une garderie corporate modèle, avec mobilier Montessori en bois équitable et citations inspirantes calligraphiées au mur. Un décor Instagram-ready pour prouver leur engagement envers l'équilibre vie professionnelle-vie personnelle qu'ils détruisaient méthodiquement chez leurs employés.

Quelle mascarade.

Pourtant, elle irait. Non pas parce que Noureddine l'avait écrite ainsi, mais parce que Nouveaux Horizons, malgré son idéalisme naïf et sa performance médiocre, incarnait une forme de résistance. Un contre-modèle bancal face à la machine à broyer les rêves qu'était devenu le système éducatif français.

"Tu penses vraiment que je vais tomber dans le piège de la salvatrice maghrébine éduquée qui vient en aide aux petits banlieusards ?" lança-t-elle au plafond. "Le cliché de la success story intégrée qui tend la main à ses frères moins chanceux ? C'est d'un néocolonialisme narratif consternant."

Les clichés sont des vérités usées par le regard. Ce qui les rend insupportables, c'est précisément leur noyau de vérité.

"C'est ça ton excuse pour une écriture paresseuse ?"

Elle fouilla dans un carton encore scellé et en extirpa un coffret en bois patiné. À l'intérieur, soigneusement rangées, des cartes de tarot. Un cadeau de sa mère, juste avant son départ pour la France. "Pour que tu n'oublies jamais que le destin propose, mais que c'est toi qui disposes," avait dit la vieille femme avec ce mélange d'archaïsme et de sagacité qui la caractérisait.

Leïla étala les cartes sur la table, face cachée. Puis, au lieu de s'en remettre au hasard comme le voulait la tradition, elle les retourna une à une, cherchant délibérément.

Sa main s'arrêta sur La Papesse. Arcane II. Une femme assise entre deux colonnes, l'une noire, l'autre blanche. Sur ses genoux, un livre ouvert – symbole du savoir visible et invisible.

"Celle-ci," décida-t-elle. "La gardienne du seuil, l'intuition qui précède la raison, la connaissance silencieuse."

Tu choisis maintenant tes propres symboles, Leïla ?

"Si je suis condamnée à n'être qu'un personnage, j'entends au moins choisir mes métaphores. La Papesse voit ce que les autres ignorent. Elle connaît sans avoir besoin de proclamer sa connaissance."

Elle contempla la carte. Cette femme hiératique qui regardait droit devant elle, impassible entre les deux colonnes symbolisant les opposés du monde. N'était-ce pas précisément ce que Noureddine lui avait donné comme caractéristique ? Cette conscience qui voyait au-delà des apparences, qui comprenait les mécanismes cachés du récit ?

"Je serai plus qu'une observatrice, Noureddine," affirma-t-elle. "La Papesse garde le silence, certes, mais elle agit aussi. À sa manière. Dans l'ombre."

Dans la chambre, Rayan s'agita dans son sommeil. Un rappel que la fiction comportait des responsabilités bien réelles. Demain, elle affronterait Aurélie Dumas et le labyrinthe bureaucratique de la philanthropie corporate. Demain, elle découvrirait jusqu'à quel point le monde associatif n'était qu'une succursale mieux intentionnée mais tout aussi absurde du système qu'il prétendait réformer.

"Le monde se divise en trois catégories, Noureddine : ceux qui sont exploités, ceux qui exploitent, et ceux qui se racontent des histoires pour justifier leur position dans ce spectre. Nouveaux Horizons appartient à la troisième catégorie. Comme toutes les associations qui croient pouvoir changer le système en jouant selon ses règles."

Cynisme précoce. J'aime ça.

"Ce n'est pas du cynisme. C'est de la lucidité. Le cynisme implique une désillusion. Je n'ai jamais eu le luxe d'être illusionnée."

Le siège de la Fondation Excellence Française occupait un hôtel particulier dans le 7ème arrondissement, à deux pas des Invalides. Le genre de bâtiment qui hurlait "Nous avons tellement d'argent que nous pouvons nous permettre d'en gaspiller sur des moulures." Un édifice du 18ème siècle parfaitement rénové, où le plafond à la française cohabitait avec du mobilier design et des écrans tactiles dernière génération. La France incarnée : schizophrénie architecturale vendue comme synthèse culturelle.

Rayan, encore fiévreux mais suffisamment conscient pour comprendre qu'il n'était pas à la crèche, s'accrochait à son cou comme si sa vie en dépendait. Petit koala méfiant face à tant d'opulence stérile.

"Madame Tazi," l'accueillit une jeune femme dont le sourire avait la sincérité d'une publicité pour dentifrice. "Bienvenue à la Fondation. Je suis Charlotte, l'assistante de Madame Dumas. Notre espace enfant est juste ici..."

"Mon fils reste avec moi," trancha Leïla.

Le sourire de Charlotte vacilla, tel un néon défectueux. "Bien sûr, mais... Madame Dumas préfère généralement que les réunions se déroulent sans..."

"Sans enfant ? Sans rappel tangible que nous sommes des êtres humains avec des vies qui débordent des organigrammes ? Sans preuve physique que les 'bénéficiaires ultimes' de vos programmes ne sont pas des abstractions budgétaires ?"

Subtile comme une grenade dans un magasin de porcelaine, Leïla.

"Je ne fais que commencer," murmura-t-elle si bas que seul Noureddine pouvait l'entendre.

Charlotte, visiblement désarçonnée par ce scénario hors procédure, les conduisit à travers un dédale de couloirs aux murs tapissés de photographies grand format : des jeunes "issus de la diversité" en toge universitaire, sourires Ultra Brite et diplômes brandis comme des trophées de chasse. La success story marketée, la diversité comme produit d'exportation culturelle.

Leïla se demanda combien de ces figurants avaient réellement brisé le plafond de verre, et combien servaient désormais de caution multiculturelle dans des entreprises qui perpétuaient précisément les inégalités qu'elles prétendaient combattre.

Aurélie Dumas les attendait dans une salle de réunion baignée de cette lumière naturelle que seul l'argent ancien pouvait s'offrir à Paris. Grande, élancée, vêtue d'un tailleur-pantalon couleur crème qui, sans aucune étiquette visible, criait "je coûte plus cher que votre loyer mensuel". Elle se tenait devant une baie vitrée donnant sur un jardin si parfaitement entretenu qu'il en paraissait artificiel.

"Madame Tazi," dit-elle en s'avançant, main tendue avec cette assurance que confère une éducation hors de prix. "Ravie de vous rencontrer enfin. Et voici le petit Rayan, je présume ?"

Leïla serra brièvement sa main, notant au passage la manucure impeccable, le vernis nude qui coûtait probablement une journée de salaire d'une femme de ménage de Nouveaux Horizons.

"Asseyez-vous, je vous en prie," poursuivit Aurélie en désignant la table de réunion en bois massif. "Charlotte, des rafraîchissements, s'il vous plaît. Et un jus de fruits pour le petit."

Une fois l'assistante disparue, Aurélie adopta instantanément cette expression de gravité professionnelle qu'on devait enseigner en module "Gestion de crise" à HEC.

"Je vais être directe, Madame Tazi. La situation de Nouveaux Horizons est critique. Depuis le départ de Monsieur Benali, les indicateurs sont tous au rouge."

"Les indicateurs étaient déjà écarlates bien avant son départ," répliqua Leïla, installant Rayan sur ses genoux. "Malik a simplement eu la présence d'esprit de sauter du Titanic social avant qu'il ne coule complètement. Une promotion ministérielle est un canot de sauvetage très efficace."

Aurélie cligna des yeux, momentanément déstabilisée par tant de franchise non protocolaire.

"Vous semblez... étonnamment lucide sur la situation."

"Je serais une bien piètre dirigeante si je confondais les PowerPoints motivationnels avec la réalité terrain."

Belle entrée en matière. L'observatrice implacable face à la corporate repentie.

"La Fondation Excellence Française a investi plus de 500 000 euros dans Nouveaux Horizons ces trois dernières années," reprit Aurélie, retrouvant son aplomb. "Nos administrateurs s'inquiètent du retour sur investissement."

"Retour sur investissement ?" Leïla haussa un sourcil. "Fascinant choix lexical pour une fondation supposément philanthropique. Vous calculez votre ROI en âmes sauvées ou en crédits d’impôt ?"

Le visage d'Aurélie se crispa imperceptiblement, comme une faille microscopique dans un masque de porcelaine. "Par retour sur investissement, j'entends bien sûr l'impact social..."

"Bien sûr. Comme BP parle d'empreinte écologique positive."

"Madame Tazi," reprit Aurélie avec une patience ostensiblement retrouvée, "je comprends votre... positionnement, mais sans la FEF, Nouveaux Horizons n'existera plus d'ici trois mois."

Leïla l'observa avec l'attention clinique d'un entomologiste face à un spécimen particulièrement représentatif. Sous le vernis de préoccupation sociale, elle retrouvait exactement les mêmes mécanismes que chez Farid et ses collègues d'InnovCorp : cette obsession de transformer l'immatériel en métrique, cette addiction à la quantification, cette incapacité fondamentale à concevoir une valeur non chiffrable.

"Je suis curieuse, Madame Dumas. Qu'attendez-vous exactement de Nouveaux Horizons ? Des chiffres flatteurs pour votre rapport d'activité annuel ? Des visages photogéniques pour vos brochures ? Ou peut-être – soyons fous – un réel impact systémique sur les inégalités d'accès à l'enseignement supérieur d’élite ?"

Rayan s'agita sur ses genoux, antenne sensible captant la tension ambiante. Leïla lui caressa les cheveux, un geste apaisant plus pour elle-même que pour lui.

"J'attends de la rigueur, Madame Tazi," répondit froidement Aurélie. "J'attends une gestion professionnelle des fonds que nous vous confions. J'attends des résultats mesurables."

"Mesurables," répéta Leïla. "Comme le nombre de jeunes de banlieue qui intègrent HEC pour finalement reproduire exactement le système qui les a initialement exclus ? Votre objectif est de diversifier l'apparence du système sans en changer le fonctionnement, c'est bien ça ?"

Les yeux d'Aurélie s'écarquillèrent légèrement, puis se plissèrent en fentes calculatrices. "Je vois que vous avez des opinions très... tranchées sur notre travail."

"Ce ne sont pas des opinions, Madame Dumas. Ce sont des observations factuelles. Vous n'avez qu'à regarder les statistiques d'évolution des inégalités sociales après dix ans de programmes comme les vôtres."

L'observatrice dans toute sa splendeur. Mais attention, Leïla – les personnages trop lucides finissent rarement heureux dans les romans contemporains.

Charlotte revint avec un plateau de boissons, interrompant momentanément l'échange électrique. Rayan saisit avidement le verre de jus d'orange et, avec la précision destructrice propre aux enfants de deux ans, en renversa une partie sur son t-shirt et, par ricochet, sur le pantalon crème immaculé de Leïla.

"Désolée," murmura-t-elle automatiquement, par ce réflexe social pavlovien, tout en sachant pertinemment qu'elle ne l'était pas du tout. Ces petites imperfections, ces intrusions du chaos quotidien dans l'ordre stérile, étaient précisément ce qui manquait dans des lieux comme la Fondation Excellence Française.

"Venons-en au fait," reprit Aurélie après une gorgée d'eau minérale qui semblait avoir coûté son poids en or. "La FEF est prête à maintenir son soutien à Nouveaux Horizons, mais sous conditions."

"Je vous écoute."

"Une restructuration complète. Une nouvelle gouvernance avec des profils plus... diversifiés. Des objectifs quantifiables et un reporting trimestriel. Un recentrage sur les filières d'excellence véritablement porteuses en termes d'insertion professionnelle."

"Traduction en français courant : vous voulez transformer Nouveaux Horizons en une usine à produire des clones corporate parfaitement formatés, mais avec des teintes de peau diverses pour vos brochures RSE."

"Je préfère parler d'efficience et d'impact durable."

"Bien sûr. Le novlangue corporate est à l'éthique ce que le silicone est au sein : un substitut qui donne l'illusion sans la substance."

Aurélie reposa son verre avec une lenteur délibérée, cette technique gestuelle qu'on enseignait probablement dans les stages de "management de crise" à 5000 euros la journée. "Madame Tazi, je comprends votre méfiance. Mais la réalité est simple: sans une approche plus rigoureuse, votre association mourra. Et tous ces jeunes que vous prétendez aider se retrouveront sans aucun soutien."

Rayan, ayant fini son jus, commençait à s'agiter. Leïla sortit un petit livre de son sac et le lui tendit, gagnant quelques minutes de répit.

"Ce que vous appelez 'rigueur', Madame Dumas, ressemble étrangement à une mise sous tutelle idéologique déguisée en modernisation."

"Appelez cela comme vous voulez. C'est notre proposition finale."

Leïla se redressa, ajustant Rayan sur ses genoux. "Et si je refuse ?"

"Alors la FEF retirera son financement à la fin du mois. Et je doute que vous trouviez un autre mécène prêt à combler un tel déficit dans des délais aussi courts. Surtout avec votre... approche particulière de la diplomatie."

Le silence s'installa, épais comme la culpabilité d'un banquier. Aurélie Dumas, forte de son pouvoir financier, attendait patiemment. Elle avait joué cette partie des dizaines de fois avec d'autres associations désespérées, d'autres idéalistes acculés au pied du mur économique.

Dilemme classique, Leïla. L'intégrité contre la survie. L'idéal contre le pragmatisme. La rébellion contre la soumission. J'aurais pu être plus original, j'en conviens.

Leïla fixa Aurélie, puis baissa les yeux vers Rayan qui tournait consciencieusement les pages de son livre, absorbé par les couleurs vives des illustrations. Elle se demanda fugacement ce que Farid ferait à sa place – lui, le grand optimisateur, l'expert en compromis stratégiques.

Puis elle réalisa que c'était précisément la question à ne pas se poser.

"Je vais être franche avec vous, Madame Dumas. Nouveaux Horizons a besoin d'une refonte. Mais pas celle que vous imaginez."

Elle fouilla dans son sac et en sortit une clé USB qu'elle posa sur la table avec la délicatesse d'un démineur manipulant un explosif.

"Voici ma proposition de restructuration. Je l'ai préparée entre deux biberons fiévreux. Elle inclut un audit sans concession des cinq dernières années, une analyse des échecs systémiques, et une approche qui ne se contente pas de propulser quelques élus dans votre système, mais qui interroge le système lui-même."

Aurélie regarda la clé USB comme s'il s'agissait d'un serpent venimeux.

"Je doute que nos administrateurs..."

"Vos administrateurs veulent du storytelling," coupa Leïla. "Des histoires réconfortantes à raconter lors des dîners mondains pour justifier leur existence parasitaire. Des chiffres assez impressionnants pour leurs rapports RSE. Des photos de 'diversité souriante' pour leurs brochures."

Elle marqua une pause, savourant l'inconfort croissant d'Aurélie.

"Je peux leur offrir tout cela – la façade, l'illusion d'impact. Mais je peux aussi leur offrir quelque chose qu'ils ne savent même pas désirer : une véritable disruption sociale. Pas le mot 'disruption' qu'on utilise pour vendre des applications de livraison de sushis, mais une remise en question fondamentale qui pourrait, peut-être, justifier leur existence même."

Aurélie semblait partagée entre l'agacement et une curiosité presque malgré elle.

"Et si je refusais même de transmettre votre... proposition ?"

Leïla sourit, un sourire qui n'atteignait pas ses yeux. "Alors je contacterai directement chaque membre du conseil d'administration. J'ai leurs coordonnées – Malik collectionnait les contacts influents comme d'autres les timbres. Et je doute que l'opinion publique, particulièrement les médias de gauche, apprécient d'apprendre qu'une fondation qui prône l'égalité des chances abandonne une association dirigée par une femme issue de l'immigration au premier signe de résistance intellectuelle."

Tu joues avec le feu, Leïla. Les personnages qui défient trop frontalement le système finissent généralement écrasés par celui-ci.

"Je ne joue pas, Noureddine," murmura-t-elle. "J'observe. Et j'utilise ce que j'observe."

"Très bien," dit finalement Aurélie, saisissant la clé USB d'un geste brusque qui trahissait son irritation. "Je transmettrai votre proposition. Mais ne vous faites pas d'illusions, Madame Tazi. La philanthropie moderne fonctionne selon certaines règles, que cela vous plaise ou non."

"La philanthropie moderne," répéta Leïla en se levant, Rayan calé sur sa hanche, "n'est qu'un pansement Hermès sur une jambe de bois. Et nous le savons toutes les deux."

Elle se dirigea vers la porte, puis se retourna une dernière fois. "Au fait, si vous cherchez vraiment à mesurer 'l'impact durable' de vos actions, demandez-vous combien de vos bénéficiaires se sentent réellement libres cinq ans après être passés par vos programmes. Libres de choisir, libres de refuser, libres même de vous dire merde. Parce que c'est ça, la vraie émancipation – pas devenir la version 'diversifiée' de vous-même."

Sur ces mots, elle quitta la pièce, laissant derrière elle une Aurélie Dumas dont la décontenance faisait presque plaisir à voir.

 

Ce soir-là, de retour dans son appartement du 11ème, Rayan enfin endormi après un bain et trois histoires (sa fièvre tombait, mais sa résistance au sommeil augmentait proportionnellement), Leïla sortit à nouveau son jeu de tarot.

Non pas par superstition – les dieux, comme les auteurs, étaient trop capricieux pour être fiables – mais par besoin de structure symbolique. Les archétypes, au moins, offraient un cadre pour comprendre le chaos. Elle étala les cartes sur la table, dans un geste délibérément ample, presque théâtral. Puis, au lieu de s'en remettre au hasard comme le voulait la tradition, elle les retourna méthodiquement, cherchant non pas ce que le destin lui réservait, mais ce qu'elle-même voulait imposer au récit.

Cette fois, sa main s'arrêta sans hésitation sur La Justice, l'arcane VIII. Une femme assise, impassible, tenant une épée dans une main, une balance dans l'autre. L'équilibre parfait entre cause et conséquence, entre action et réaction.

"Justice," articula-t-elle distinctement, comme pour que Noureddine, où qu'il se trouve dans les limbes narratifs, l'entende clairement. "Pas la Justice légale – cette farce institutionnelle qui protège les riches des conséquences de leurs actes – mais la vraie Justice. L'équilibre cosmique. La vérité nue."

Encore une déviation du protocole narratif, Leïla? Tu devrais tirer les cartes au hasard, pas les choisir délibérément.

"Si tu voulais un personnage qui respecte les règles, Noureddine, tu n'aurais pas dû me rendre consciente de ma condition fictionnelle. C'est ta faute si ton jouet s'est réveillé."

Elle contempla la carte, absorbant chaque détail de cette femme hiératique. La Justice ne souriait pas. Elle ne s'excusait pas non plus. Elle existait simplement, dans la vérité nue de sa fonction, sans concession à la facilité ni au confort d'autrui.

"C'est exactement ce dont Nouveaux Horizons a besoin," murmura-t-elle. "Pas de la pommade sur une jambe gangrenée. Pas des rustines sur un système pourri. Mais une amputation chirurgicale. Couper ce qui ne fonctionne plus pour sauver ce qui peut encore l'être."

Belle métaphore, mais elle implique une violence considérable. Est-ce vraiment ce que tu veux?

"Ce n'est pas une question de vouloir, Noureddine. C'est une question de nécessité. Ton monde – notre monde – s'écroule sous le poids de ses contradictions. La philanthropie corporate n'est qu'un sparadrap sur une hémorragie systémique."

Elle reposa la carte et ferma les yeux. Dans la pièce voisine, Rayan respirait maintenant paisiblement, sa fièvre enfin tombée. Un point d'ancrage dans cette fiction qui, parfois, semblait plus réelle que la réalité elle-même.

"Je ne serai pas ton anti-Farid complaisant," déclara-t-elle au plafond. "Je ne serai pas la gentille réparatrice des dégâts qu'il cause. Je serai le révélateur. Celle qui met à nu les mécanismes que vous prétendez tous ignorer."

Elle rangea soigneusement les cartes dans leur coffret en bois, à l'exception de La Justice, qu'elle plaça sur sa table de nuit. Un rappel visuel de sa résolution, de son engagement envers cette nouvelle direction narrative qu'elle s'imposait.

Demain, elle commencerait vraiment à disséquer Nouveaux Horizons, à comprendre pourquoi une idée aussi noble en apparence – aider des jeunes défavorisés à accéder aux grandes écoles – produisait des résultats aussi médiocres. Était-ce simplement une question de mauvaise gestion ? Ou y avait-il quelque chose de plus fondamentalement vicié dans l'entreprise même ?

Elle s'allongea sur le canapé-lit, trop épuisée pour le déplier, et fixa le plafond où les lumières de la rue dessinaient des ombres fantasmagoriques. Paris vibrait autour d'elle, indifférente à ses questionnements existentiels, à sa rébellion narrative contre un auteur qui la croyait peut-être sous contrôle.

Un dernier murmure s'échappa de ses lèvres avant qu'elle ne sombre dans le sommeil : "La Justice ne négocie pas, Noureddine. Elle tranche."

À travers la ville endormie, à l'autre bout de Paris, dans un bureau luxueux de la Fondation Excellence Française, Aurélie Dumas fixait l'écran de son ordinateur. Sur l'écran, le dossier de Leïla Tazi était ouvert, accompagné d'une note manuscrite : "Dangereusement lucide. À surveiller de près."

Ce soir à Paris, entre deux mondes, le tarot avait parlé. Non pas par hasard, mais par choix délibéré. Et la Justice, implacable dans sa vérité, attendait son heure.

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David.J
Posté le 11/04/2025
Waouh, tu balances dès la première ligne une atmosphère dense, ironique et lucide à souhait. Ta Leïla est une gifle à tous les clichés, et sa voix intérieure, ce Noureddine parasite, est juste génial. T’as l’art de mêler acide, tendresse, colère et style.
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