Le siège de Nouveaux Horizons puait le faux plafond moisi et les ambitions avortées. Un an après son arrivée forcée à la tête de cette coquille associative presque vide, Leïla s'était habituée à l'odeur. Ce matin-là, affalée sur une chaise de bureau dont le simili-cuir s'écaillait comme une maladie de peau, elle examinait le dernier chef-d'œuvre bureaucratique posé sur son bureau : le bilan social 2031 de la Fondation Excellence Française.
"Cent vingt-quatre pages pour dire qu'ils se branlent la conscience avec notre misère," marmonna-t-elle en tournant distraitement les pages glacées où souriaient des jeunes issus de la "diversité", savamment sélectionnés pour ne pas effrayer les donateurs.
Tu deviens vulgaire, Leïla. Est-ce vraiment nécessaire?
"Vulgaire, Noureddine? Tu m'as créée pour observer le fumier et tu t'étonnes que je sente la merde."
La porte de son bureau s'ouvrit sans qu'on ait frappé – symbole parfait de ce qu'était devenue sa vie professionnelle : un espace constamment violé par les urgences des autres.
"Leïla, il faut absolument qu'on parle du gala," annonça Aurélie Dumas, Présidente du conseil d'administration auto-proclamée et manifestation vivante du concept de conflit d'intérêts. Sa présence à Nouveaux Horizons, tout en conservant son poste à la Fondation Excellence Française, relevait d'une gymnastique éthique qui aurait mérité une médaille olympique.
"Bonjour à toi aussi, Aurélie. Ma journée se passe merveilleusement, merci de demander."
Le sarcasme glissa sur Aurélie comme la pluie sur une gabardine Burberry. À trente-neuf ans, cette ancienne consultante reconvertie dans la "finance à impact" avait perfectionné l'art d'entendre uniquement ce qui servait son agenda personnel.
"Le ministre a confirmé sa présence, ainsi que deux PDG du CAC40. C'est capital que la soirée soit impeccable." Elle déposa sur le bureau déjà encombré un classeur épais. "Voici la dernière version du plan de communication. J'ai besoin que tu valides les success stories qu'on va présenter."
Leïla ouvrit le classeur et tomba immédiatement sur la photo de Nassim, un jeune des quartiers nord de Marseille que l'association avait accompagné vers Polytechnique. Son visage souriant ornait désormais tous les supports de communication de Nouveaux Horizons, symbole parfait de la méritocratie réussie – à condition d'ignorer les quatre-vingt-dix-neuf autres candidats échoués en route.
"Où est Kevin?" demanda-t-elle sans lever les yeux.
"Kevin?"
"Le garçon blanc de Sarcelles. Père chauffeur-livreur, mère caissière. Celui qui a raté Sciences Po de trois points et travaille maintenant dans un centre d'appels pour économiser et retenter sa chance."
Aurélie cligna des yeux, momentanément déstabilisée. "Je ne pense pas que Kevin corresponde au... profil recherché pour la communication de l'événement."
"Parce qu'il est blanc ou parce qu'il a échoué?"
"Parce qu'un gala de charité n'est pas le lieu pour présenter nos défis. Les donateurs veulent être inspirés, pas culpabilisés."
"Bien sûr," acquiesça Leïla avec un sourire qui aurait pu trancher du verre. "L'inspiration avant la vérité. Le mensonge par omission comme stratégie de levée de fonds. J'oubliais les règles du jeu."
Aurélie soupira, produisant ce bruit de patience exagérée qu'elle réservait à leurs confrontations quotidiennes. "Tu sais très bien que sans ce gala, sans ces donateurs que tu méprises tant, les bourses de l'année prochaine n'existeront pas. C'est la réalité, que ça te plaise ou non."
"La réalité?" Leïla se leva, sa chaise roulant brusquement en arrière. "La réalité, c'est que depuis un an, nous avons dépensé plus d'argent à organiser des événements pour séduire des riches qu'à aider concrètement les jeunes défavorisés. La réalité, c'est que sur les dix-huit étudiants que nous avons accompagnés vers les grandes écoles, seuls sept ont pu effectivement s'inscrire, faute de moyens suffisants pour le reste."
Elle tapota du doigt le bilan luxueux de la Fondation. "Et la réalité ultime, c'est que des gens comme toi ont transformé la misère en carrière, la pauvreté en opportunité professionnelle, et l'exclusion sociale en terrain de jeu pour vos ambitions politiques."
Tu la pousses trop loin, Leïla. L'antagonisme frontal n'est pas toujours la meilleure stratégie narrative.
"Je ne suis pas là pour être stratégique, Noureddine. Je suis là pour être lucide."
Aurélie la dévisagea longuement, son visage parfaitement maquillé ne trahissant aucune émotion, à l'exception d'un léger tic à la commissure des lèvres – seule fissure dans cette façade corporate parfaitement entretenue.
"Tu sais ce qui est fascinant chez toi, Leïla? Tu n'as pas l'excuse de la désillusion. La plupart des gens deviennent cyniques après avoir cru en quelque chose. Toi, on dirait que tu es née ainsi – comme immunisée contre l'espoir." Elle rassembla ses papiers en mouvements précis, mécaniques. "Le gala aura lieu dans trois jours. J'attends tes commentaires sur le dossier avant demain matin."
Sur ces mots, elle quitta le bureau, laissant derrière elle un nuage de parfum coûteux et d'indignation contenue.
Leïla se laissa retomber sur sa chaise, fixant la porte refermée. Un an. Un an à se battre contre ce système pervers qui prétendait aider tout en perpétuant les inégalités qu'il feignait de combattre. Un an à tenter de transformer de l'intérieur une structure qui avait l'auto-préservation inscrite dans son ADN.
Tu commences à comprendre la complexité du système, Leïla. C'est déjà une victoire.
"Une victoire? Quelle victoire y a-t-il à comprendre qu'on est un virus impuissant face aux anticorps du système?"
Son téléphone vibra. Un message de la nourrice : "Rayan a encore de la fièvre. Dois-je le garder ou l'amener au bureau?"
Leïla ferma les yeux. Son fils, maintenant âgé de trois ans, semblait attraper systématiquement chaque virus qui circulait dans sa crèche municipale – métaphore trop parfaite de leur situation : un organisme fragile exposé à un environnement hostile, sans défenses adéquates.
"J'arrive," répondit-elle simplement, attrapant son sac et sa veste.
En sortant, elle croisa Thomas Laurent dans le couloir, nouveau membre du conseil d'administration recruté par Aurélie pour son "expertise financière". Ancien trader chez Goldman Sachs reconverti dans la "finance éthique", il arborait en permanence ce sourire de prédateur qui semblait dire "je sais exactement quelle est votre valeur marchande".
"Vous nous quittez déjà, Madame la Directrice?"
"Mon fils est malade," répondit-elle laconiquement, peu encline à s'engager dans une conversation avec cet homme dont l'aura lui évoquait un requin nageant dans une soupe de bonne conscience.
"Ah, les joies de la parentalité solo," commenta-t-il avec une sympathie factice. "J'admire votre capacité à jongler entre vos responsabilités professionnelles et familiales."
Elle le dévisagea, cherchant la faille dans ce masque de sollicitude corporate. "Monsieur Laurent, épargnons-nous ces platitudes sociales. Vous ne vous intéressez pas à ma vie privée, et je ne suis pas dupe de votre intérêt soudain pour le sort des défavorisés après quinze ans passés à spéculer sur la misère des pays émergents."
Au lieu de s'offusquer, Thomas éclata d'un rire surpris – un son qui semblait presque authentique dans cet univers de faux-semblants.
"C'est ce que j'apprécie chez vous, Leïla. Cette franchise brutale. Rafraîchissante dans un milieu où l'hypocrisie est la langue officielle." Il s'approcha légèrement, baissant la voix. "Mais permettez-moi une question sincère : pourquoi restez-vous? Dans ce travail, cette association, ce système que vous méprisez si ouvertement?"
La question la prit au dépourvu. Non pas parce qu'elle ne se l'était jamais posée, mais parce que personne d'autre ne l'avait formulée aussi directement.
"Parce que quelqu'un doit voir clair dans ce théâtre d'ombres," répondit-elle finalement. "Quelqu'un doit nommer l'hypocrisie pour ce qu'elle est, même si rien ne change."
Thomas l'observa avec une curiosité nouvelle, comme s'il découvrait une espèce inconnue. "La conscience lucide du système. Rôle ingrat s'il en est." Il sortit une carte de visite de sa poche et la lui tendit. "Si jamais vous voulez discuter de... perspectives alternatives, appelez-moi. En dehors des heures de bureau, bien entendu."
Elle prit la carte machinalement, la glissant dans sa poche sans même y jeter un œil. "Mon fils m'attend, Monsieur Laurent."
"Thomas, je vous en prie. Je crois que nous sommes au-delà des formalités."
Elle ne répondit pas, le contournant pour sortir du bâtiment.
Il cache quelque chose, ton Thomas. Je devrais peut-être lui donner une place plus importante dans ton arc narratif.
"Tous les personnages dans cette fiction cachent quelque chose, Noureddine. Toi le premier."
Le Pavillon Cambon scintillait sous le lustre exorbitant de la richesse parisienne, ses lumières dorées se réfléchissant sur les coupes de champagne et les sourires professionnels. Le gala de Nouveaux Horizons battait son plein – succès d'apparence pour une soirée dont le budget aurait pu financer l'année universitaire complète de dix étudiants.
Leïla se tenait en retrait, observant la scène comme une anthropologue étudiant une tribu particulièrement dysfonctionnelle. Sa robe noire – la même qu'elle avait portée à l'enterrement de son père six ans plus tôt – tranchait avec les tenues haute couture qui tournoyaient sur la piste de danse. Rayan, enfin remis de sa fièvre, avait été confié à Kamal, un des rares employés de l'association en qui elle avait confiance.
"Pas très festive, Madame la Directrice?"
Thomas Laurent venait d'apparaître à ses côtés, verre de whisky à la main, smoking impeccable soulignant sa silhouette d'ancien sportif universitaire. Il dégageait cette assurance des hommes qui n'ont jamais vraiment connu l'échec, seulement des "opportunités de croissance".
"J'observe," répondit-elle simplement. "C'est ce que je fais le mieux."
"Et qu'observez-vous exactement?"
"L'économie morale du XXIe siècle, Monsieur Laurent. Comment la culpabilité des riches se transforme en capital symbolique, et comment la souffrance des pauvres devient une ressource monnayable."
Il émit un sifflement admiratif. "Vous ne vous arrêtez jamais, n'est-ce pas? Cette analyse implacable, cette lucidité chirurgicale."
"La clarté est ma malédiction personnelle."
"Une malédiction?" Il but une gorgée de whisky, ses yeux ne quittant pas les siens. "Ou un don extraordinaire?"
Leïla allait répondre quand Aurélie surgit à leurs côtés, resplendissante dans une robe rouge qui criait "pouvoir" et "ambition" dans un langage universel.
"Leïla! Te voilà enfin! Le ministre veut absolument te rencontrer. Il est impressionné par les chiffres que nous lui avons présentés."
"Les chiffres soigneusement sélectionnés, tu veux dire," précisa Leïla avec un sourire aussi authentique qu'un billet de Monopoly.
Aurélie lui lança un regard d'avertissement. "Ce n'est ni le lieu ni le moment. Le discours commence dans vingt minutes, et tu dois être sur scène."
"Bien sûr," acquiesça Leïla. "Je dois jouer mon rôle dans cette pièce de théâtre sociale. La caution terrain, l'exécutante inspirée, la preuve vivante que l'argent des donateurs finance autre chose que des petits fours à 15 euros pièce."
Thomas étouffa un rire dans son verre, attirant sur lui le regard glacial d'Aurélie.
"Thomas, justement, je voulais te présenter le PDG de Total. Il s'intéresse beaucoup à ton concept de finance régénérative."
"Finance régénérative," répéta Leïla après leur départ. "Comme si l'argent était une forêt qu'on pouvait replanter après l'avoir dévastée."
Elle se dirigea vers le bar, commandant un verre d'eau – son esprit avait besoin de toute sa clarté pour naviguer dans cet océan d'absurdités. En se retournant, elle se retrouva nez à nez avec un homme d'une cinquantaine d'années, costume sur mesure, regard perçant sous des sourcils broussailleux.
"Madame Tazi? Claude Bernier, Ministère de l'Éducation."
"Monsieur le Directeur de Cabinet," le reconnut-elle immédiatement. Bernier, éminence grise du ministre, était connu pour sa franchise brutale et son mépris à peine voilé pour le secteur associatif.
"Félicitations pour votre travail à Nouveaux Horizons. Vos résultats sont... intéressants."
"Intéressants comme un accident de voiture est intéressant pour les badauds, j'imagine."
Un sourire fugace traversa le visage de Bernier. "Vous ne faites pas dans la langue de bois, à ce que je vois. Rafraîchissant."
"Je réserve la langue de bois pour mon discours de tout à l'heure. Économie d'énergie."
"Permettez-moi d'être direct, Madame Tazi. Le Ministère s'interroge sur l'efficacité réelle de structures comme la vôtre. Les chiffres sont éloquents : malgré des millions investis dans les associations d'aide à l'égalité des chances, les inégalités d'accès à l'enseignement supérieur n'ont jamais été aussi marquées."
Leïla l'observa attentivement, cherchant le piège sous la franchise apparente. "Et vous me dites cela à moi, plutôt qu'à Aurélie Dumas, parce que...?"
"Parce que Madame Dumas est une politicienne. Vous, vous êtes une observatrice. Vous voyez la réalité telle qu'elle est, pas telle qu'elle devrait être pour servir votre agenda personnel."
Méfie-toi, Leïla. Un fonctionnaire qui parle vrai est soit ivre, soit en mission.
"Quelle perspicacité, Monsieur Bernier. Et que voulez-vous de cette observatrice lucide?"
"Votre évaluation honnête. Le Ministère envisage une refonte complète du financement des associations comme la vôtre. Trop d'argent pour trop peu de résultats concrets. Nous cherchons à comprendre pourquoi."
Leïla but une gorgée d'eau, gagnant quelques secondes pour organiser sa pensée. "Vous voulez mon honnêteté? La voici : des associations comme Nouveaux Horizons existent précisément pour que des ministères comme le vôtre puissent se dédouaner de leur responsabilité systémique. Nous sommes l'excuse parfaite pour ne pas réformer en profondeur un système éducatif structurellement inégalitaire."
Bernier ne cilla pas, son regard restant fixé sur elle avec une intensité dérangeante.
"Nous sélectionnons quelques 'talents' dans les quartiers populaires," poursuivit-elle, "les polissons suffisamment pour qu'ils puissent intégrer vos grandes écoles sans en bousculer les codes, puis nous les présentons comme la preuve que le système fonctionne – alors même qu'ils sont l'exception qui confirme la règle de son dysfonctionnement."
"Cynique, mais pas inexact," concéda Bernier. "Continuez."
"Vous voulez savoir pourquoi ça ne marche pas? Parce que nous ne sommes pas censés réussir vraiment. Notre fonction est symbolique, pas transformative. Nous sommes la vitrine socialement responsable d'un système qui n'a aucun intérêt à changer fondamentalement."
Elle posa son verre vide sur un plateau qui passait. "Si vous vouliez vraiment l'égalité des chances, Monsieur Bernier, vous réformeriez le financement des écoles publiques, vous aboliriez les écoles préparatoires privées, et vous instaureriez un accès véritablement méritocratique à l'enseignement supérieur. Mais nous savons tous deux que cela n'arrivera jamais."
Bernier resta silencieux un long moment, puis sortit une carte de sa poche intérieure. "Appelez-moi la semaine prochaine. Mon numéro personnel est au verso."
"Pour quoi faire exactement?"
"Disons que votre... perspective unique pourrait être utile à certaines réflexions en cours."
Avant qu'elle ne puisse demander des précisions, Aurélie apparut comme par magie, son radar social ayant détecté une conversation potentiellement importante se déroulant sans sa médiation.
"Monsieur le Directeur de Cabinet! Quelle joie de vous voir échanger avec notre extraordinaire directrice exécutive!"
"Madame Dumas," salua froidement Bernier. "Votre gala est... à la hauteur de votre réputation."
Il s'éloigna après un dernier regard appuyé à Leïla, la laissant seule face à une Aurélie visiblement contrariée.
"Qu'est-ce qu'il te voulait?"
"Me sonder sur l'inefficacité structurelle des associations comme la nôtre. Apparemment, le Ministère s'interroge sur la pertinence de continuer à financer des opérations cosmétiques plutôt que des réformes systémiques."
Le visage d'Aurélie se décomposa momentanément, avant qu'elle ne reprenne le contrôle de sa façade professionnelle. "Et tu lui as dit quoi exactement?"
"La vérité, Aurélie. Ce concept étrange qui donne de l'urticaire aux fundraisers et aux politiciens."
"Tu réalises que ce genre de 'vérité' pourrait nous coûter notre financement public? Que des emplois sont en jeu? Que des jeunes comptent sur nous?"
Leïla la fixa longuement. "C'est fascinant comme la culpabilité devient toujours l'arme de ceux qui n'ont plus d'arguments rationnels."
"Ce n'est pas de la culpabilisation, c'est de la réalité!"
"Non, c'est du chantage émotionnel. Et c'est précisément ce que vous faites tous – transformer des questions structurelles en dilemmes moraux individuels pour éviter de regarder l'échec collectif en face."
Les lumières de la salle se tamisèrent légèrement – signal que les discours allaient bientôt commencer. Aurélie lissa sa robe d'un geste nerveux.
"Tu passes dans dix minutes. J'espère que tu te souviens de ton texte."
"Ne t'inquiète pas. Je sais exactement quel rôle on attend de moi dans cette pantomime."
Restée seule, Leïla se dirigea vers les toilettes, cherchant un moment de solitude avant sa performance publique. Dans le sanctuaire aseptisé des toilettes pour dames du Pavillon Cambon, elle se retrouva face à elle-même dans le miroir surdimensionné qui renvoyait l'image d'une femme épuisée dissimulée sous un maquillage de circonstance.
Elle sortit de son sac à main le petit coffret en bois contenant ses cartes de tarot et en extirpa deux qu'elle connaissait désormais par cœur : La Papesse et La Justice.
"Tu vois, Noureddine," murmura-t-elle au miroir, "je n'ai pas besoin de tirer une carte au hasard. Je sais exactement qui je suis."
Elle posa les deux cartes côte à côte sur le rebord du lavabo. "La Papesse observe ce théâtre d'ombres où la vertu est une marchandise et la pauvreté un fond de commerce. Elle voit les mécanismes cachés, les motivations inavouées, les structures invisibles qui maintiennent cette farce en place."
Ses doigts effleurèrent la seconde carte. "Et La Justice, elle, ne se contente pas d'observer. Elle tranche dans le vif des mensonges confortables. Elle pèse les actes et les intentions sur sa balance implacable, sans égard pour les conséquences sociales ou les convenances."
Tu simplifies ta propre complexité, Leïla. Les archétypes ne sont que des points de départ, pas des destinations.
"Peut-être. Ou peut-être que la simplicité est la seule clarté possible dans un monde qui se noie sous les nuances hypocrites."
La porte des toilettes s'ouvrit brusquement sur une employée du traiteur. "Madame? On vous cherche partout. Vous êtes attendue sur scène."
Leïla rangea précipitamment ses cartes, mais pas assez vite pour éviter le regard intrigué de la jeune femme.
"Le tarot?" demanda-t-elle avec un sourire timide. "Ma mère aussi lit les cartes."
"Je ne les lis pas," précisa Leïla en refermant son sac. "Je dialogue avec elles. Nuance."
De retour dans la salle principale, elle fut immédiatement happée par l'organisatrice de l'événement qui la guida vers les coulisses de la scène. À travers l'entrebâillement du rideau, elle pouvait voir Aurélie au micro, débitant les chiffres soigneusement sélectionnés de l'impact de Nouveaux Horizons.
"Grâce à notre programme d'excellence inclusive, ce sont vingt-trois jeunes issus de territoires défavorisés qui ont pu intégrer les plus prestigieuses grandes écoles françaises cette année..."
Elle omettait soigneusement de préciser que sur ces vingt-trois admis, seuls douze avaient effectivement pu s'inscrire, faute de moyens suffisants pour les autres malgré les bourses partielles. Les détails qui gâchent une belle histoire.
"Et maintenant, j'aimerais céder la parole à notre directrice exécutive, la femme qui incarne sur le terrain les valeurs d'excellence et d'engagement de Nouveaux Horizons, Madame Leïla Tazi!"
Applaudissements polis, sourires de façade. Leïla monta sur scène, le texte préparé par le service communication brûlant dans sa poche comme une lettre de suicide. Elle prit place derrière le pupitre, observant cette assemblée de privilégiés venus s'acheter une conscience à prix d'or.
"Bonsoir à tous," commença-t-elle, sa voix étrangement calme. "On m'a préparé un discours éloquent sur l'importance de votre soutien et l'impact transformatif de nos programmes."
Elle sortit les feuillets de sa poche et les posa ostensiblement devant elle.
"Un très beau texte, vraiment. Plein d'anecdotes inspirantes et de chiffres impressionnants. Le genre de discours qui vous permettrait de rentrer chez vous ce soir avec le sentiment réconfortant d'avoir fait votre part pour un monde meilleur."
Elle fit une pause, sentant la tension monter dans la salle. Aurélie, sur le côté de la scène, s'était figée dans une posture d'alarme contenue.
"Mais ce soir, j'ai décidé de vous offrir quelque chose de plus précieux que du réconfort. La vérité."
Leïla, tu dévies du script narratif. Les conséquences pourraient être sévères pour ton arc.
"La vérité," poursuivit-elle, ignorant l'avertissement de Noureddine, "c'est que Nouveaux Horizons, comme toutes les associations de notre secteur, n'est qu'un pansement cosmétique sur une hémorragie systémique. Nous sélectionnons quelques 'talents' dans les quartiers populaires, les formatons pour qu'ils puissent intégrer vos institutions sans en bousculer les codes, puis nous les présentons comme la preuve que le système fonctionne."
Un murmure parcourut l'assemblée. Des regards embarrassés s'échangèrent. Sur le côté de la scène, Aurélie semblait au bord de l'apoplexie.
"La vérité, c'est que malgré des millions d'euros investis dans l'égalité des chances ces dix dernières années, les inégalités d'accès à l'enseignement supérieur n'ont jamais été aussi prononcées. Et savez-vous pourquoi? Parce que nous ne sommes pas censés réussir vraiment. Notre fonction est symbolique, pas transformative."
Elle balaya la salle du regard, notant les expressions inconfortables, les mouvements nerveux, les chuchotements indignés.
"Vous n'êtes pas venus ici ce soir pour changer le système. Vous êtes venus pour acheter l'assurance qu'il peut continuer exactement tel qu'il est – avec ses privilèges intacts et ses exclusions structurelles – moyennant quelques ajustements cosmétiques à la marge."
Le silence était maintenant total, pesant comme une chape de plomb sur l'assemblée.
"Alors voici ce que je vous propose : si vous voulez vraiment faire une différence, ne nous donnez pas votre argent. Utilisez plutôt votre influence pour réformer un système éducatif fondamentalement injuste. Militez pour l'abolition des écoles préparatoires privées qui perpétuent les inégalités. Exigez un financement équitable des établissements publics, indépendamment de leur code postal."
Elle aperçut Thomas Laurent au fond de la salle, son visage illuminé par un sourire fasciné – le seul dans cette mer de consternation.
"Mais si vous préférez continuer à acheter votre bonne conscience tout en préservant vos privilèges, alors oui, donnez généreusement ce soir. Nous continuerons à vous fournir de belles histoires de réussite exceptionnelle pour justifier un échec collectif."
Aurélie avait finalement réagi, faisant signe aux techniciens de couper le micro. Trop tard. Les mots étaient sortis, la vérité lâchée comme un virus dans un système immunitaire affaibli.
"Merci pour votre attention," conclut Leïla alors que son micro émettait ce grésillement caractéristique d'une coupure forcée. "Et merci pour les petits fours. Ils étaient exquis."
Elle quitta la scène sous un silence assourdissant, croisant au passage une Aurélie dont le visage oscillait entre l'horreur et la rage froide. Sans un mot, elle traversa la salle, ignorant les regards médusés qui la suivaient, et sortit dans la nuit parisienne.
Dehors, l'air frais de mars lui fouetta le visage, premier contact authentique de la soirée. Son téléphone vibrait déjà frénétiquement dans son sac – sans doute Aurélie tentant de gérer les dégâts, ou peut-être déjà le conseil d'administration convoquant une réunion d'urgence pour la limoger.
Tu viens potentiellement de détruire ton association, Leïla. Était-ce vraiment nécessaire?
"La Papesse observe, Noureddine. La Justice tranche. Je ne fais que suivre les archétypes que tu m'as assignés."
Elle s'éloigna du Pavillon Cambon, ses talons résonnant sur le pavé comme un métronome marquant la fin d'un acte et le début d'un autre. Dans son sac, les deux cartes de tarot semblaient peser plus lourd que d'habitude – non plus comme des symboles abstraits, mais comme des manifestations concrètes de sa propre vérité intérieure.
Ce soir à Paris, dans un gala d'apparat transformé en scène de crime idéologique, un personnage conscient de sa propre fiction venait peut-être de réécrire son destin narratif. Pour le meilleur ou pour le pire, la Papesse avait observé les coulisses nauséabondes du bien, et la Justice avait tranché dans le tissu des convenances sociales.
Le téléphone vibra à nouveau. Cette fois, c'était un numéro inconnu. Elle décrocha par réflexe.
"Impressionnant spectacle," dit la voix de Thomas Laurent. "Je pense que nous avons beaucoup à nous dire, Leïla Tazi. Beaucoup plus que je ne l'imaginais."