Quelques centaines de kilomètres au sud de Talamaque, une voiture de fonction cahotait sur une route irrégulière de campagne. Un nuage de poussière s’élevait derrière ses roues, tandis qu’une végétation mal entretenue claquait contre ses vitres.
Assise derrière le volant, Ahsulie vérifia son rétroviseur : on ne les suivait pas. Son regard dériva sur Nasha qui dodelinait de la tête, affalé sur le siège passager. Les deux heures de trajet avaient eu raison de lui.
Le chemin de terre se transforma en longues herbes brunies par la sécheresse et couchées par le passage de véhicules. La voiture s’arrêta devant une église en ruines, couverte de lierre et transpercée par un arbre. Ahsulie coupa le moteur avant de se pencher au-dessus de la boîte de vitesse pour secouer l’épaule de Nasha. Deux prunelles d’un bleu trop clair rencontrèrent son regard.
— Bien dormi, princesse ?
Nasha répondit en baillant à s’en décrocher la mâchoire, clairement amusé par le soupir exaspéré d’Ahsulie. Il sourit encore plus fort lorsqu’elle lui ébouriffa les cheveux.
Une voiture de police les attendait, garée à l’ombre de l’église. Ahsulie poussa sa portière en même temps que le policier s’extirpait de son propre véhicule. Elle le rejoignit en quelques foulées rendues maladroites par les longues heures de conduite. Après un coup d’œil à son badge, elle lui présenta sa main.
— Lieutenant Pernicis, salua-t-elle.
— Apprentie Inquisitrice O’Cantar, Apprenti Inquisiteur Cal’Vagarant. Par ici je vous prie.
Le lieutenant contourna l’église avant de déverrouiller une porte en acier rongée par la rouille et gondolée par la chaleur, qu’on avait scellée à l’aide d’une chaîne cadenassée. Il fit un pas de côté pour les laisser entrer.
— Nous avons relevé tout ce que nous pouvions, commença-t-il avec une pointe d’acidité, malheureusement nous ne pouvons pas faire grand-chose sans Quid. Nous nous en remettons à vous.
La pique ne suffit pas à faire réagir Ahsulie, mais elle n’en pensait pas moins. Après tout, la police ne débordait-elle pas d’aspirants Inquisiteurs ratés ?
— Fais attention, lui murmura Nasha, j’arrive presque à entendre ton sarcasme.
Elle se recomposa un visage aimable avant de le suivre à l’intérieur de l’église.
Complètement vide et délabrée, la pièce était aux antipodes du laboratoire secret auquel Ahsulie s’attendait. Du chiendent parsemait le sol tandis que l’un des coins du toit ne tenait que grâce à une colonne à moitié écroulée. D’épaisses toiles d’araignée pendaient du plafond. Certaines s’accrochaient à une statue de la déesse Quid, à qui il manquait tout un bras et le bout du nez. L’église devait avoir au moins huit-cents ans, nota-t-elle, car c’était à peu près à ce moment-là qu’on avait arrêté de vénérer Quid au profit du Quid.
Nasha contourna Ahsulie et siffla d’un air faussement épaté.
— Les barons du crime manquent cruellement de budget, de nos jours.
Le lieutenant le regarda de travers.
– L’église est un leurre, monsieur. Ils ont dissimulé la véritable entrée ici.
Pendant que Pernicius soulevait une trappe en bois, Nasha leva les yeux au ciel. Il trouvait que la police manquait cruellement d’humour.
Sous la trappe se trouvait un escalier en pierre dont le temps et le passage des gens avaient érodé les marches. Au bout de l’escalier, une porte. Blindée, cette fois. Derrière cette porte, un sous-sol éclairé par des néons blafards dont la lumière se reflétait sur la surface brillante de paillasses vernies. Il ne restait plus grand-chose : quelques ordinateurs réduits en morceaux aux fichiers sûrement irrécupérables, des sondes reliées à rien, une chambre à pression en verre vide, des balances, des alambics et une poignée d’autres outils qu’Ahsulie reconnaissait pour les utiliser fréquemment dans le cadre de ses études.
Elle sortit deux paires de gants de son sac, enfila l’une et envoya l’autre à Nasha avant de se poster devant un banc d’essai. Un robot de la taille d’une libellule s’envola de son épaule et plana près de sa tête.
— Vous pouvez disposer, lieutenant. Et toi, filme tout ce que je fais à partir de maintenant.
Si le robot ne lui répondit pas, un voyant rouge s’alluma au-dessus de l’œil noir que formait son objectif.
— Sympa le cadeau de mon père, non ? commenta Nasha en se curant les ongles.
Il ne comptait pas travailler plus que cela. Ahsulie adorait faire tout ce travail de terrain. Qui était-il pour lui refuser ce plaisir ? Aussi tira-t-il une chaise et étira-t-il ses longues jambes sur une paillasse, à moitié intéressé par l’inspection de son amie. Il chercha un défaut sur ses mains avec lequel il pourrait s’occuper, constata sans surprise qu’il n’y en avait aucun puis retourna son attention sur Ahsulie avec un soupir à fendre l’âme.
— Tu contamines ma scène de crime, grommela-t-elle sans même le regarder et sans le penser vraiment.
Bien entendu, il ne bougea pas d’un pouce.
Ahsulie fit tournoyer le dépôt jaune au fond d’une fiole puis, d’une main experte, le glissa dans un sachet hermétique. Cette mission ne demandait pas de réflexion de leur part, seulement de collecter des échantillons que les laboratoires royaux examineraient ensuite, mais la septarine l’intéressait personnellement, aussi réfléchissait-elle.
On avait réellement stocké de la septarine ici, elle en était certaine. Elle pouvait sentir les traces d’un Quid condensé dans l’atmosphère, des résidus dans les tubes à essais et sur les outils de mesure. Même s’ils avaient été soigneusement lavés, elle ne les aurait pas manqués. Sa formation d’Inquisitrice lui avait appris à voir les flux de Quid et, parce qu’elle avait beaucoup à compenser, elle était devenue particulièrement forte à ce petit jeu-là.
Elle nota qu’au vu de l’effort mis en œuvre par ces laborantins pour comprendre la septarine, eux non plus ne devaient pas avoir toutes les clés de compréhension. Cependant, qu’est-ce qu’elle ne donnerait pas pour lire leurs observations !
Elle tourna soudain le dos au robot puis, d’un geste habile, camoufla une fiole dans l’une de ses poches avant de se pencher sur un ordinateur en triste état et d’appuyer sur son bouton de démarrage, sans succès. Après l’avoir débranché, elle l’ouvrit, extracta la carte mémoire pliée en deux puis la plaça dans un autre sachet hermétique qu’elle glissa dans son sac.
D’un bras tendu, elle désigna le piédestal relié à des machines par des tubes et des sondes au milieu de la pièce. Le robot braqua son objectif dans cette direction.
— C’est ici qu’ils ont placé la septarine. Au vu des résidus de Quid et en partant du principe que la pierre a été retirée au moment où ils ont déserté le laboratoire, on peut imaginer qu’elle pesait entre trois-cents et cinq-cents grammes. Sauf si la concentration en Quid dépend de la pierre, mais rien ne le prouve pour l’instant.
Elle scanna la pièce à nouveau, à travers le Quid cette fois-ci. Les yeux fermés, concentrée sur ses connaissances, les contours du laboratoire lui apparurent de façon fantomatique, sans couleurs. Là où la septarine se trouvait, les contours se distendaient et se ramassaient sur eux-mêmes, comme attirés par une force invisible. Elle passa une main dans l’un de ces nœuds de Quid. Sans surprise, les particules l’évitèrent, comme repoussées par un magnet.
— Si tu t’ennuies, l’interpela Nasha, on peut rentrer ? Il faut que je passe chez mes parents.
Ahsulie tâta la fiole dans sa poche.
— Je pense que j’ai le nécessaire. Je finis mon tour et on y va.
Par contre, l'intervention de Nasha à la fin me parait sortir de nulle part. Pourquoi lui dit-il "Si tu t'ennuies" alors qu'elle est en pleine réflexion et en pleine enquête.
Il voyait Ahsulie brasser de l'air et impatient comme il est, il a sauté sur l'opportunité pour demander de partir. Si c'est un peu rapide, je vais essayer d'expliquer ça mieux !