Chapitre 1 - Un ciel mouvant

Les pieds au-dessus du vide, étendu le long de la corniche d'un toit parisien, Darshan étend ses bras perdus sur les tuiles à la recherche de prises pour ne pas avoir à régulièrement se redresser et trouver confort dans sa contemplation de la voûte céleste.

Des étincelles passent et se chassent sur une toile d'un bleu royal. Il est d'un régal sans pareil d'admirer ce que nous offre l'éternel. L'infini s'y déploie, s'exempte de toute loi.

Papa, où es-tu ? J'espère que tu me regardes et que tu ne me juges pas trop sévèrement. Comme toi je vis en affranchi, mais je me sens seul lorsque je fuis. Encore une fois je te résume là le récit de ma vie. Papa je serai bientôt là, j'arrive à grands pas.

Darshan se lève, s'époussette, cesse de tergiverser. Il enjambe cinq par cinq les tuiles du seizième d'une fougue vigoureuse. Ses lunettes fumées sur le nez, son gilet de toile sans manches en prise avec le vent, Darshan danse sur les tuiles jusqu'au pigeonnier.

Dans la nuit nacrée, il ne laisse pas de trace, il passe. Face à l'assemblage de grilles et de bois, il ôte ses lunettes. Les tenant pas la branche, elles vibrent entre ses doigts, leurs couleurs s'altèrent. D'un geste vif digne d'un prestidigitateur, elles se transformèrent, passant de lunettes à une clé au format pincé. Elle était adaptée à la porte par sa finesse ; assortie aux grillages par ses rayures et sa rouille. Elle est affrétée pour l'emporter où son cœur l'emportera. À peine insérée, le jour de la porte laisse transparaître la présence de l'astre solaire pourtant absent du présent ciel.

Après un tour de poignet, la porte se déconsolide de la charpente. Il ne reste qu'à la pousser pour rejoindre dans le Kerala, la ville d'Aluva. Notre héros affleure de la poussière en passant le seuil d'un local à kayaks. Face à lui s'écoule d'une veine de l'océan, un fleuve charmant l'atmosphère au climat si chaud et humide.

Darshan se saisit du coutelas laissé sur le couvercle d'un tonneau. En son sein l'eau boue, mue par une vie frétillante. Le poisson y est abondant et s'énerve de sa captivité. Darshan emprunte une amande de mousse à raser d'une bombe de piètre qualité. Il s'applique la mousse et dessine sa moustache puis taille son bouc avec soin.

Un vieil homme au short et au marcel de lin le rejoint et dépose à côté de lui un filet dans lequel se sont perdus quelques maquereaux. Il tire jusqu'à lui un tabouret rafistolé avant de se mettre à l'ouvrage et sortir de ses filets sa prise pour qu'elle rejoigne le tonneau.

Sans détourner la tête de son ouvrage, l'homme entame la conversation :

 - Comment se porte notre esprit local ?

 - Je ne suis toujours pas un esprit, vieux fou, rétorque Darshan.

 - Tu es ce qui s'y apparente le plus de ce que j'ai pu voir. Si j'étais fou, je me risquerais presque à parler d'un dieu même.

 - Il n'est rien de tout ça. Je ne suis que Darshan, un homme qui va partager un tartare de saumon aux herbes fraîches. Sache mon ami que plus ta nourriture est crue, plus elle est distinguée, précise-t-il en agrémentant sa réplique d'un clin d’œil accompagné d'un sourire satisfait.

 - Il s'agit de la même délicieuse enfant que la dernière fois ?

 - Oui et je compte bien percer le secret de son doux minois. Ce n'est point lié à sa chevelure châtain ni ses manières de princesse qui ne trouvent pas d'échos dans mes faux airs de courtisan ibérique.

 - Tu parles, tu parles et tu en dis si peu. Parle-moi encore de Paris plutôt ; ce palais immense.

 - Paris est à l'amour ce que le bleu est au ciel. Il n'y a qu'une obsession dans l'air, qu'un air que tous chantonnent, qu'une source d'oxygène avec laquelle ils s’époumonent, c'est l'amour. Les éclairages de nuit t'ensorcellent, ils mettent en lumière les plus beaux atours, les plus belles demoiselles. Le pavé y est gris, avec ses écailles de pierre il réverbère la beauté et l'éclat des navires parcourant la Seine, énumère Darshan le regard perdu dans les remous du Periyar.

 - Je t’invite à t'attarder davantage sur ma personne que le fleuve. Même s'il est certainement un plus vieil ami que moi, je te quitterai avant lui, déclame le pêcheur en vidant un poisson. As-tu déjà pensé à vieillir ? ajoute t-il.

 - Quelle idée, à quoi cela m'avancerait-il ? Et encore faut-il que je sache comment faire. Avant que la sotte question que j'ai à l'esprit ne rejoigne le tien je te réponds que non je ne compte pas non plus mourir de sitôt. Je ne souhaite que m'éprendre du véritable amour et plus encore rejoindre mon aïeul.

 - Puisse l'une ou l'autre de tes entreprises ne pas t'arracher à moi trop tôt.

 - Tu ne connais pas mes talents de séducteur, conclu Darshan en enfilant sa chemise.

Après quelques ajustements et regards attentifs sur sa montre, Darshan s'incline auprès de son ami et tourne ses talons vers la cabane à kayak. Il se défait de ses lunettes et disparaît loin de la vue de Jivan qui range patiemment son filet.

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