« Maman, maman ! Tu penses qu'on pourra passer me prendre un jouet ?!
– Oui, mais attends que l'on revienne du marché, ça ne va pas être long. »
Ce sont sous les arcades d'une ville commune et vraisemblablement oubliable que vit une petite cité.
Quelques artères commerçantes apportent vie et activité à celle-ci, les bijoutiers façonnent, les banquiers comptent et la vitrine de l'horloger sonne. Il est midi, tout le monde s'active sur le marché, échange des sourires, des tomates, des salutations, des patates.
La vie est douce, les terrasses sont occupées par des bronzeurs amateurs de mousse. Le soleil brille sur le quotidien, tout le monde s'active, chacun sait où aller, et marche d'un pas vif vers sa prochaine activité. Il n'y a pas de place pour autre chose que l'avenir, tout le monde est pétri de projets, et s'élance donc vers le suivant pour lequel toutes les chances semblent rassemblées afin qu'il soit radieux.
Notre regard va s'attarder sur le petit Théo. Non pas qu'il soit plus exceptionnel qu'un autre enfant à un quelconque égard, mais cet enfant présente il faut le dire un sourire charmeur, les yeux de l'océan et un rire enjôleur. Il n'est pas seul, il vit avec sa mère et son père dans une maison de taille modeste appartenant à la famille depuis quelques générations.
C'est après avoir ravitaillé le foyer que Théo et sa mère rentrent. Théo est enthousiaste, armé de ses billes au sommet de la mode de la cour de récré, elles sont incrustées de paillettes avec en leur sein un dinosaure fluorescent. Il est l'heure du repas, et c'est face à un verre de soda et un plat de friture garnissant du poisson reconstitué que s'enthousiasme la tablée face à l'actualité.
« Bonjour à tous, et bienvenue au treize heures, la bonne info à la bonne heure, treize heures sur vingt-quatre !
Aujourd'hui, la crevette se porte bien, rendez-vous avec un producteur équatorien qui va partager son plaisir de ravir nos sens gustatifs. Après cela, une page culturelle et un mini-documentaire vous seront proposés : Croissance et santé, tout est lié. »
Théo n'est pas réellement impliqué dans ce flux continu de sons et d'images continues qui vise ses parents. « J'ai clairement mieux à faire » se dit-il en quittant la table, abandonnant son assiette terminée à plus des deux tiers.
Il va s'adonner à son loisir favori, son père lui a donné par nostalgie des dessins animés ayant bercé son enfance. Ils sont variés, exotiques, comptant l'histoire de dieux, de héros et de personnages hétéroclites, et fantastiques.
C'est sereinement face à sa petite télé que notre tout aussi petit protagoniste s'endort. Sa mère le porte jusqu'à son lit, le borde et l'embrasse sur le front.
Une petite boule de poils assiste au coucher au fond de la chambre, il veille à ce que tout soit bien fait. Ce jeune chat noir au poil angora va ensuite se blottir auprès du petit dormeur. Il ne manquera pas de recevoir, lui aussi, un baiser de « bonne nuit ». Il est chanceux Mistigri.
La nuit est douce et la quiétude côtoie l'insouciance. Le sommeil est réparateur et fédérateur, il rassemble le monde dans un repos serein...
Il est huit heures et c'est d'un pas vigoureux et enthousiaste que passe à côté de Théo et de sa mère leur voisin, qui leur présente son plus beau sourire, alors qu'il part travailler.
Notre petit héros aimerait savoir ce qu'il fait de si incroyable pour être aussi heureux. La question lui brûle les lèvres et c'est dans une gerbe d'enthousiasme qu'il interpelle sa mère :
« Maman, maman, qu'est-ce qui fait le voisin ?!
– Il va travailler tu le sais ça.
– Oui, mais c'est quoi comme travail ? dit-il en laissant nonchalamment tomber sa tête sur le côté.
– Il travaille à l'usine mon chéri.
– Ah bah c'est ça que je veux faire plus tard ! Ça a l'air trop marrant !
– Si tu veux, mais avant ça il faut aller à l'école. »
Dans une salle de classe bien normée, c'est sur l'une des chaises rutilantes à côté d'une fenêtre que Chloé regarde l'horizon. Elle est rapidement rejointe par son ami Théo. Une fois installés, ils échangent sur leurs week-ends :
« Moi j'ai acheté des chaussures, sont trop belles.
– Eh bah moi j'ai eu des cartes à cautionner, collectionner ! se reprit-il.
– Mouais, mais moi j'ai été au ciné avec ma mamie.
– Toi t'as pas joué avec Mistigri parce que toi t'as pas de chat. »
L'échange tout à fait constructif et instructif qu'entretenaient les deux jeunes gens fut interrompu par leur professeur. Aujourd'hui, le cours porte sur l'histoire. Il est important de comprendre le cheminement qu'a eu la société, afin de le renouveler à l'avenir. Il est important que les générations à venir bénéficient de la chance dont nous bénéficions.
C'est après une journée de cours bien remplie que la progéniture de la nation regagne sa maison. Le repas dont ils ont bénéficié est riche. Il est à savoir que les menus sont conçus avec la plus grande vigilance. C'est par la main de nutritionnistes sponsorisés par les marques que sont programmés les repas, ceci afin de connaître au mieux leurs produits. L'huile et les graisses ont été retenues comme une base de l'alimentation de par leur ratio volume/calorie exceptionnel. Le sel est le second pilier alimentaire, car les bénéfices pour l'activité nerveuse sont connus et reconnus, car il est bon pour le développement du cerveau des citoyens de demain.
Une fois rentré à la maison, Théo vaque à ses occupations. Il admire sa collection de billes que seul un regard aguerri peut apprécier. C'est toute une science qui permet de déterminer la valeur d'une bille. Il faut prendre en compte sa date de sortie, sa taille, ainsi que l'élément en son centre. S'il s'agit d'un super héros ou d'un papillon, ça n'a pas du tout la même valeur. Heureusement, à l'achat de chaque sachet de billes un petit carton d'authenticité est fourni afin de faciliter l'organisation de sa collection.
Après avoir admiré de tout son soûl son trésor, Théo voit arriver son père. Il est plutôt grand, ses cheveux bruns forment un mouvement circulaire au niveau de sa mèche, c'est amusant et ceci facilite grandement son repérage quand c'est lui qui vient le chercher à la fin des cours. Il occupe son temps avec satisfaction en temps qu'agent de sécurité dans une banque. Ses chaussures mangent quotidiennement les kilomètres avec aisance et cette activité a le bénéfice de laisser son esprit disposé à apprécier la chance de sa situation. Il n'y a que peu d'événements notables et il est toléré qu'il s'alimente en marchant. Tout le monde ne peut pas faire ça dans son bureau et cela lui libère du temps. Du temps qu'il met à profit pour lire des romans et histoires diverses, telles des contes ou des mythes. Les textes les plus partagés dans l'histoire seraient les meilleurs selon lui.
En tout cas il ne faut pas tarder à aller dormir pour notre jeune protagoniste, car demain il doit se faire opérer des dents de sagesse. C'est donc nerveux, mais pressé d'être débarrassé qu'il se blottit dans son lit, les yeux tournés vers son armoire, et espère qu'entre deux battements de cils l'appréhension disparaîtra.
Il est six heures et c'est avec entrain qu'il quitte son lit puis enfile son t-shirt préféré. Un héros de manga y est représenté sur fond violet, c'est le genre de personnage qui part de rien et qui est par la suite reconnu de tous.
Par la fenêtre du garçon, on distingue les éboueurs s'activant à leur labeur matinal. Ils s'échangent les sacs de déchets avec souplesse et vivacité, et chantonnent pour garder le rythme.
La mère, qui sait se montrer au quotidien patiente, n'a pas le temps aujourd'hui d'attendre son fils, il faut se dépêcher. Le médecin ne va pas les attendre. Chacun enfile donc sa veste et file jusqu'à la clinique. Une fois sur place ils sont accueillis par l'équipe soignante et un magazine leur est tendu. Du moins c'est ce que croit dans un premier temps naïvement Théo. Ce n'est pas un magazine, mais un catalogue.
Sa mère a tout à loisir de choisir les formules et options de l'intervention de son fils. Le choix est riche, avec différentes qualités d'anesthésie, la présence ou non d'adjuvants considérés comme à risque. On peut même convenir du profil du professionnel, il y a le choix entre un interne, ou encore un vétéran du bloc. En parcourant les pages ils ont bien conscience de la chance qu'ils ont d'avoir autant de choix, ce n'est pas dans tous les pays qu'on donne la liberté d'acheter ces marchandises et services. C'est donc après trente minutes de réflexion que le choix se porte sur la formule du jour, qui utilise du matériel arrivant en fin de date, mais la sécurité et le rapport qualité prix sont garantis.
Le petit patient est donc emporté dans un ballet de rituels qui inclut douche bétadinée, perfusion, anesthésie, signature d'une décharge, et pouf...
À son réveil il est soulagé des petites gênes dentaires. La télé lui tend les bras avec l'une des émissions favorites de sa mère « la roue de sauvetage ».
« Bonjour à tous, je suis heureux de vous accueillir sur notre plateau, le plus beau, et qui n'est pas un radeau ! Aujourd'hui nous accueillons trois individus privilégiés qui vont avoir la chance de jouer avec nous ! Je vous présente, Jocelyn, Karim, et Philippe. Ils sont beaux ils sont chauds et nous n'avons pas besoin de les entendre pour savoir qu'ils sont impatients ! » Le présentateur porte des vêtements pailletés, couleur or. Le plateau de l'émission est assorti à son costume et en son centre une roue dentée bardée de lumières fait face aux participants. Ces codes couleur tape-à-l'œil sont courants dans les émissions de divertissement qui se renouvellent rarement. Il y a quelques années la couleur argent était davantage prisée, enfin, le changement reste minime. C'est après des gesticulations incessantes, et des blagues scabreuses régulièrement portées sur le sexe que le jeu débute. Un des participants tourne la roue. Sur celle-ci sont inscrits des noms de bâtiments historiques à préserver et celui sur lequel s'arrête la roue reçoit un don important.
Théo n'a pas le temps de savoir quel pan du patrimoine sera sauvé qu'il est ramené auprès de ses responsables légaux. Ils repartent donc avec leur ticket de caisse signifiant l'acte réalisé en poche.
À l'approche de leur domicile, ils croisent un jeune qui traîne dans la rue. Il habiterait un peu plus haut. Il s'appelle Raphaël. Il est bizarre, pas grand monde lui parle, et donc ne sait vraiment ce qu'il fait. Il fait une tête étrange. Il reste normal de croiser quelqu'un habitant sa rue, ne nous attardons pas plus sur lui.
Il porte un sweat rouge, des chaussures noires, et un
t-shirt blanc. En dire plus relèverait de la spéculation.
Une chose ne relève pas de la spéculation par contre, c'est la certitude du menu de ce soir, la santé de la bourse, et la venue de Chloé pour le dîner suite à l'invitation de Théo la veille.
Le dîner se prépare, mais il se fera sans frites, elles ont été oubliées au moment des courses. Chloé par contre est bien arrivée et joue avec Théo dans sa chambre. Chloé enjoint son ami à participer à une partie de black jack :
– Tu sais, c'est pas pratique quand on est que deux, t'es forcément la croupière.
– Mais non ça marche, et j'aime bien l'être, comme ça j'ai la banque.
– Oui, mais tu joues pas, tu fais que distribuer.
– Oui, mais au moins je perds pas.
Les cartes sont battues et s'échangent nonchalamment, l'ennui n'existe pas, on joue avec le hasard, mais aussi avec l'autre. On devient bavard, et on échange sur les séries du moment. Le plaisir qu'il y a à voir nos acteurs favoris transpirer et courir avant de faire des cabrioles pour nous divertir est indescriptible. On apprécie les contempler combattre des monstres d'autre monde, des créatures surnaturelles sans lien avec l'humanité. Des êtres égoïstes, et barbares, que l'on nomme couramment des « méchants ».
Chloé a faim, et le fait savoir. Son hôte ne semble pas en faire cas et s'apprête à ouvrir une tablette de chocolat, mais sa collation est interrompue par l'arrivée de sa mère qui invite le duo à se mettre à table.
Une fois installée, la conversation se cristallise sur la conquête spatiale. « Nos sondes n'ont jamais été aussi loin, c'est incroyable ! entonne le père. Vous vous rendez compte, bientôt nous pourrons vivre dans tout le système solaire, on a trouvé de l'eau sur Mars, c'est une question de décennies, j'en suis sur ! » Sur l'enfilade, au milieu des vases, Mistigri s'étend de tout son long, son pelage de la couleur de la nuit se frotte délicatement sur la porcelaine voisine. Ses grands yeux verts n'ont d'yeux que pour le dessert qui est encore en préparation. Il s'agit d'îles flottantes qui attendent leur heure, et elles sont accompagnées de leur si appréciée crème anglaise. Mistigri se risquerait bien à tenter de rafler ce délice lacté, mais il sait que ses chances d'obtenir ce butin ne seront que bonifiées s'il s'arme de patience et attendrit son auditoire. Détourner le regard est donc la meilleure solution. Mais qu'est-ce que c'est dur pour lui. Il tourne en rond, descend du meuble et fait les cent pas sous la table.
Après quelques tours de piste, il est remarqué par Chloé qui le prend sur ses genoux et le câline. Elle le caresse, lui masse les pattes, l'embrasse sur la tête. Il ronronne et la regarde avec des yeux presque assoupis. Il ne laisse entrevoir que l'amour et le bonheur qu'il éprouve d'être là, ici et maintenant. Le sommeil gagne doucement Mistigri, il se perd, bercé par les déclarations interminables du père de famille. Il rejoint un autre monde, doux chaleureux. Il serait vain de tenter de décrire davantage le repos auquel goûte ce minet.
Le repas se poursuit, puis se conclut. Chacun regagne sa couche, et ce, pour Théo comme pour les autres. Le lendemain, ressemble à la veille qui elle-même est similaire, il faut l'avouer, à aujourd'hui.
Le temps suit sa course dans un monde hors de celui-ci. Chacun s'y pense intouchable, grand, et plein de promesses. C'est dans le salon familial, sur un canapé prudemment plastifié que se détend le petit Théo devant la télé. Il y est diffusé une émission de divertissements variés. Tellement variés qu'aucun sujet n'y est réellement abordé. Tout le monde y partage la même opinion. Un regard extérieur pourrait y voir une messe moderne, une confession commune où chaque personnalité affirme et partage son adhésion à la pensée dominante.
C'est absorbé par le bruit et les images vides qui remplacent ses pensées que Théo est renvoyé à la réalité par l'intervention de sa mère qui lui demande une fois de plus de venir manger.
Sauf que Théo n'a pas faim. Théo ne désire qu'une chose, regarder la télé encore un peu. Mais cela fait déjà deux fois qu'il a reporté l'échéance. Il ne s'en souvient pourtant plus. Sa mère insiste, encore. Il objecte vivement, puis le ton qui monte à chaque réitération laisse place aux hurlements. Un poison indicible, corrosif imprègne l'esprit du petit et de sa mère. C'est une forme sourde de violence. Quelque chose qui est banni de ce monde, du moins de ses mœurs qui les marque jusqu'au sang. La confusion plane dans la pièce. Personne ne se comprend, les gestes prennent progressivement la place des mots. Les injonctions de la matriarche n'ont guère d'effets, ils n'ont que la forme de coups de points rapides et percutants qui frappent la table telle la foudre. Le son qui s'en échappe ébranle la quiétude environnante. Les passants entendent des bruits ressemblant à des rugissements. Les larmes perlent sur le visage d'une femme qui se sent progressivement de plus en plus impuissante face à l'ampleur que commence à prendre la situation. Le père s'interpose pour tenter de calmer son fils, à renfort de rappel à l'ordre et de menaces. Sur son visage on peut lire la colère qui déforme ses rides qui sont habituellement si lisses. Des enchères à la violence s'ouvrent dans une escalade incontrôlée. Théo y est secoué, bousculé, mais il n'est plus là.
Ses pensées s'étaient effacées. Depuis déjà plusieurs minutes, son corps réagissait seulement. Son cœur qui battait au rythme des pistons d'une locomotive, il l'avait oublié. Son visage aux yeux écarquillés, enlaidis par la rage et l'incompréhension, il ne le percevait point. Tout ce qui restait était un point de chute, un sentiment indicible dont le nom se manifesta telle une révélation. Théo était face à la frustration.
Bref, autant j'ai trouvé ton poème introductif un rien pompeux et décousu, autant j'ai eu une agréable surprise en lisant ton chapitre 1. C'est bien écrit et très plaisant à lire. Les phrases filent comme des flèches, sont bien construites, le vocabulaire est soutenu sans trop en faire, les transitions sont ciselées, coulent de source. En un mot, joli travail.
Maintenant, je peux carrément me mettre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude, mais je ne comprends pas vraiment la place et la justification de cette poésie/prologue dans ton récit. Pourrais-tu éclairer ma lanterne si tu tiens absolument à le garder. J'ai été bercé par la poésie, donc ce n'est pas pour moi ce poème en soi qui me dérange. C'est plutôt le fait que cela pourrait peut-être égarer plus d'un lecteur potentiel qui, comme moi, se poserait la même question. Je comprends tout à fait cette approche singulière que as voulu placer en exergue, mais n'est-ce pas superfétatoire ? Cela ne risque t-il pas rebuter le lecteur lambda, alors que la suite est vraiment prometteuse ?
Bien à toi !
Bien à toi !
Rien à dire !
Salut