Tout le monde se calme. Une fois dans sa chambre, seul face au silence, Théo se sent nerveux. Il a besoin de bouger, il se lève, marche un peu dans sa chambre, puis regarde par la fenêtre. Là sur le trottoir de l'autre côté de la rue, une femme âgée défie l'obscurité, et mendie. Elle est voûtée, elle regarde sur le sol, son solde. Cette vieille dame à la rue semble captivée par le contenu de sa bourse qui prend ici la forme d'un chapeau. On peut douter que jamais aussi peu d'argent ait pu recevoir autant d'attentions. Lorsque son regard quitte ses pauvres sous, c'est pour tenter de le nouer avec celui d'autrui. Mais face à elle, il n'y a que des aveugles ; personne ne la voit. La seule interaction que l'on peut constater est lorsqu'elle salue un passant, il entonne un « bonsoir », en maintenant sa marche et son regard droit devant. Il prononce cette formule de politesse comme une prière qui l'éloignerait de la misère.
Quelque chose est dérangeant. Il ne l'avait jamais vu. Une forme de malaise s'installe, et avec elle une infinité de questions. Qui est-ce ? Comment a-t-elle pu en arriver là ? Comment va-t-elle dormir cette nuit ? Ce sentiment est nouveau, mais bien distinct de celui découvert au moment du dîner. L'immobilisme de cette dame inquiète le jeune garçon. Elle n'aurait nulle part où aller, elle serait seule ? Il faut faire quelque chose !
Au moment où cette décision est prise, dans un élan d'empathie, Théo tente d'appeler sa mère. Mais aucun son ne sort. Il insiste, mais le doute le saisit. Qu'est-ce qu'on pourrait faire de toute façon ? N'ai-je pas déjà fait assez de tapage pour aujourd'hui ? Qui est cette femme ? Je ne la connais pas. Pourquoi réagir avec elle et pas un autre ? Y a-t-il d'autres personnes dans cette situation ? Maman va-t-elle accepter ? Car sinon il est inutile de lui demander. L'impuissance succède rapidement à la volonté et l'empathie s'efface au profit du doute.
Le sommeil est trouble, et une lueur fade perçant les nuages marque le départ d'une nouvelle journée. Les idées ont retrouvé leurs places. Théo enfile un t-shirt, un jean et termine de se préparer. Le seul élément annonciateur laissant entrevoir les troubles avenirs est le miroir. Théo a du mal à se reconnaître tel qu'il était hier. Ceci n'est pas lié à un important changement, mais s’apparente davantage à ce qu'on appelle dans le langage commun « une mauvaise mine ». Celle qu'on ne croise jamais, qui correspondrait à une personne anxieuse. En tout cas, c'est ce qu'imagine Théo. Enfin, il est inutile de perdre davantage de temps en réflexion stérile. Ceci n'a jamais rien fait avancer sinon ça se saurait. Au contraire, il faut aller de l'avant ! Être confiant en ce que demain a à nous offrir. Il faut savoir apprécier cette belle promesse. C'est donc remotivé et accompagné d'un air de pop vivifiant que Théo écoute dans ses écouteurs qu'il descend rejoindre la table. Il ne faut qu'un instant pour qu'une fois assis, il pointe une impression de désordre. Nous sommes devant le petit déjeuner, et rien ne va. Quelque chose cloche. Le temps est plus lent, jusque là il défilait à vue d’œil, tels les wagons d'un train à pleine vitesse. Ce ne sont pas les oiseaux qui accompagnent le repas, mais les reproches, les regrets. Chaque cuillère de céréale est portée à la bouche au milieu d'un no man's land. Le jeune garçon se ferme, il construit son bunker pour éviter d'être blessé par les balles qui fendent l'air. Puis entre deux cuillerées, le calme revint. Ses parents s'installent face à lui pour donner une dernière fois l'illusion d'un semblant d'unité, et annoncent leur décision. Elle est violente, injuste pour eux, les autres. Le sens de ce détricotage interroge Théo sur son existence, n'est-il pas le fruit de leur amour, et si cet un amour est un regret, son existence n'est-elle pas une aberration ?
Rien n'est à ajouter. Il ne reste qu'à attendre encore un peu, un jour meilleur ; espérer que la prochaine cuillerée nous conduise au bonheur !
« C'est aujourd'hui Théo, dépêche-toi, le train ne va pas attendre. » Théo perçoit ce murmure de l'un de ses parents, il ne saurait dire lequel. Son père doit partir pour le travail, mais il le sait bien c'est surtout pour en finir avec le masochisme latent des rencontres qu'il estime toujours trop fréquentes avec celle qu'il appelle son « ex ». L'espoir d'un jour meilleur doit aussi le pousser à avancer. Théo, lui, souhaite seulement qu'un jour il puisse y arriver.
L'attente est présente au milieu des voyageurs sur le quai. Chacun trompe l'ennui en tentant d'hypnotiser sa montre ou son téléphone. Si les yeux des voyageurs quittent leurs objets de distraction, ils tentent timidement d'observer leur entourage. Les visages et les âges sont variés, certains portent des attachés-cases, d'autres des sacs de voyage. La voix de la gare capte l'attention de tout le monde. Chacun relève la tête comme s'il s'agissait d'un oiseau qui s'adresserait aux voyageurs. Cette attention est donnée sans grande attente ; l'essentiel des messages concerne une « prière de ne pas fumer » dans l'enceinte de la gare et de s'éloigner de la bordure du quai. Enfin, une fois à destination chacun aura oublié ces visages environnants.
Quand le train s’apprête à partir, Théo reçoit une dernière accolade de son père. Il lui dit « À bientôt », il sait déjà que la force de l'étreinte lui dit au combien il lui ment. Comme s’il laissait une part de lui sur le quai.
Le changement est accueilli avec un enthousiasme mitigé. Nous sommes sur la fin de l'après-midi, et la nécessité de faire quelques courses pousse Théo et sa mère à faire un tour à la supérette voisine.
Dans les rayons elle se souvient qu'elle n'a pas de liquide sur elle, et qu'a l'entrée un panneau informe d'une panne internet implique que seuls les paiements en espèce seront acceptés. Elle demande donc à son fils de prendre sa carte pour retirer de la monnaie à la banque voisine.
C'est donc armé de la carte bancaire familiale, que notre héros passe la porte de l'établissement de façon volontaire, fier d'arranger sa maman.
S'approchant de l'entrée, Théo constate qu'il est impossible de ne pas passer à côté d'un homme sans-abri. Il est là, adossé au mur de la banque, comme s'il l’empêchait de s'écrouler. Sa sympathique barbe grisonnante contraste avec ses dents, ainsi que ses rides creusées par la misère. Furtivement Théo a pu distinguer un regard de la couleur du ciel qui le regardait avec bienveillance.
La rue à cette heure ne partage que peu de points communs avec la vision habituelle qu'en avait Théo. L'arcade présente à l'entrée de la boutique de jouets ressemble davantage ici à un arc dédié au triomphe de la misère. Sous elle se sont abritées plusieurs personnes entassées. Déterminer leurs âges et leurs nombres n'est pas aisé. Leurs corps et couvertures se fondent dans une masse épousant le béton froid qui compose l'angle de la boutique. Leurs regards convergent vers le vide. Ils fuient la lumière du lampadaire. Il est facile de deviner que le choix de leur emplacement sert en premier lieu à s'abriter du regard d’autrui, puis du froid. Seules leurs respirations qui sifflent dans la nuit trahissent leur position. Les marches qui conduisent au marché servent de banc à une assemblée peu banale. De jeunes garçons y siègent, ils admirent le néant qui se tient face à eux. Ils attendent quelque chose, mais quoi ? Un client ? Un ami ? Un miracle ? Ils sont un peu bruyants. Ils parlent de tout et rien. Comme si le but était surtout de faire savoir et de se convaincre qu'ils sont bien vivants !
Mais retournons à la mission de notre héros. Qui se presse comme s’il craignait que de l'ombre sorte un chien qui le condamnerait à rester prisonnier de la rue. Il s'engage donc rapidement en direction de la banque. Celle-ci n'est pas toute jeune, elle se présente avec deux colonnes blanches à l'entrée, et des escaliers aux marches fines. Une fois à l’intérieur, la chaleur et les puissants néons font reculer l'ombre et la crainte. On peut distinguer le comptoir qui est fait d'un bois du plus bel effet, il est verni, brillant. Il porte un standing et une prestance inspirant la richesse et le pouvoir. À l'accueil, une femme souriante réceptionne la clientèle afin de financer leurs projets d'avenir.
Il est 19h, Théo attend que le distributeur soit disponible, mais ne peut s'empêcher de voir les personnes qui composent la file au guichet. Il entend les conversations. Au comptoir un homme tente de négocier un crédit. Il ne peut payer son loyer sans celui-ci. À l'entrée une femme repart souriante avec une carte neuve. Plus haut dans la file, une femme modestement vêtue est abordée par un conseiller qui l'invite à le suivre dans un bureau afin de trouver un « produit » adapté à ses besoins.
Effrayé et pressé par les personnes derrière lui, Théo réalise que c'est son tour de retirer, il prend l'argent et quitte rapidement l'établissement. Ses pupilles sont dilatées, elles cherchent à capter toutes lumières à leurs portées. La tension du garçon est élevée. Son corps est prêt à courir. Comme s’il était possible de fuir ce danger.
– Ça va mon garçon ? demande le vieil homme au sol.
– Heu, oui, oui, merci et vous ? Non, je veux dire, désolé, ça ne va pas, excusez-moi, vous êtes dans la rue, j'aurais pas dû dire ça, bafouille le garçon paniqué.
– Ne t'excuse pas, tu es bien préoccupé fiston. Je suis à la rue c'est vrai, mais il y a toujours plus à plaindre. Au moins je ne suis pas encore dégoûté de l'humanité au point de ne pas trouver quelqu'un avec qui partager un bout de pain, ou un coin où se réfugier pour la nuit, répondit le mendiant sur une voix posée sans artifice.
– Oui, mais c'est violent, vous êtes là au sol, vous avez très peu, et ça ne vous fait rien de voir tout le monde ?
– Ce que tu ne vois pas ne te manque pas vraiment. J'ai oublié beaucoup de choses, et je n'en ai pas connu certaines, tu sais. C'est un peu comme une pizza au fromage sans fromage. Elle est vide, et n'est qu'un écran de fumée chimique. On vit la même chose dans notre société. On ne sait si sa démocratie est une dictature que lorsque l'on veut y exercer ses droits. En tout cas, ici, la dictature est manifeste.
– Je ne comprends ce que vous voulez dire.
– Laisse donc, on ne t’attend pas ? Demande le vieil homme en replaçant son coussin rongé par les moisissures qui le sépare du trottoir.
– Si, si, je dois y aller, au revoir.
Après avoir rejoint sa mère qui l'attendait pour passer en caisse. Théo réfléchit à l'échange qu'il a eu quelques instants plus tôt. Ces propos ont été dits sans haine. Ils étaient énoncés simplement, comme un froid constat sur le monde. Leur simple évocation peine profondément Théo et étrangement le rassure d'une quelconque façon. C'est dur à définir, comme si des mots étaient posés sur une crainte viscérale.
Enfin, pour ne pas se disperser, les idées sont rapidement recentrées sur l’ici et maintenant, il faut garder les pieds sur terre. Il regarde autour de lui, et attend que leur tour vienne en caisse. À côté d'eux, il voit deux files distinctes qui valident les achats. La première est particulièrement commune. La caissière fait un sourire, scanne les articles, et passe au suivant. La seconde caisse est, quant à elle, plus particulière. Elle est appelée « caisse libre », même si on ne perçoit que la liberté de faire le travail gratuitement soi-même. À cette caisse, les personnes sont plus pressées et souvent plus jeunes qu'aux caisses traditionnelles. Très souvent, les clients n'y passent que quatre ou cinq articles maximum. Il faut l'avouer, le rythme est plus rapide de ce côté. L'empressement de la clientèle semble gagner face à l'endurance et l'expérience variable de la caissière. Mais dans cette course, à la recherche de toujours plus de vélocité, aucun gagnant ne se distingue.
C'est de retour au domicile, posé sur son canapé, que le jeune zappe frénétiquement sur la télécommande. Aucun programme ne lui convient et il remonte rapidement loin dans les chaînes les plus oubliées du câble, et ce jusqu'à ce qu'il tombe sur quelque chose d'inconnu, qu'il n'a jamais vu.
Sur le petit écran se bouscule une foule. La dernière fois qu'il a vu autant d'agitation sur celui-ci, ce devait être lors de combats lors de films épiques. Ici la masse crie, elle porte des pancartes, elle s'exprime. La tête du cortège est majoritairement féminine, mais pas seulement. Slogans, et panneaux appellent à une égalité réelle parmi les professeurs. L'attroupement rassemble quelques milliers de personnes. « Ingrats, et irresponsables, c'est pas comme s'ils avaient pas déjà assez de vacances. » Ce sont les mots qui traversent la pièce sur le passage de la mère de Théo. Elle ne s'attarde pas plus sur le sujet et reprend ses activités. La manifestation est entrecoupée par les commentaires d'un invité de l'émission. Un représentant politique d'un mouvement en vogue. Car la politique n'est plus l'affaire de partis depuis longtemps. Elle est soumise aux mouvements, plus ou moins subtils du monde politique. Le propos porté par la mobilisation à l'écran est clair et vindicatif. Un refrain se démarque pourtant parmi la série d'injonctions mélodiques « Nous voulons moins de « e » à professeur dans les livres, et plus de doyennes dans la réalité ! » . Le gouvernement est accusé de faire des actions d’apparat, et surtout qui ne coûtent rien. Il est constamment d’accord avec le progrès, mais seulement avec celui qui ne réduit pas son train de vie, ou qui libère des réglementations. La liberté, c'est là un fonds de commerce prétendument inépuisable. Libre de s'assurer, libre de trouver son emploi, de se soigner, se définir à loisir. Les mots définissent ce que nous sommes, mais que sommes-nous ? Des partenaires, des associés. Tout ce registre de vocabulaire utilisé par l'invité pour la première fois semble dissonant pour Théo. Comme si tous ces présentateurs, ces analystes et commentateurs n'étaient que des recrues inconscientes, que leurs pensées passaient par un moule informel. Qui n'aurait ni nom ni visage.
La télé s’éteint. Il est fait signe que le moment est venu d'aller dormir. Emmitouflé dans ses couvertures, l'inquiétude enfle. Il faut qu'il en sache plus. Le pauvre homme à côté de la banque semblait être à l'aise avec ce qui contrarie tout le monde. C'est décidé, quand il ira au marché, Théo compte bien parler à nouveau de ses tracas avec lui. Du moins c'est un souhait qui ne sera réalisable que si l'homme est présent.
Les jours passent, Théo et sa mère prennent le bus afin de rejoindre la place du marché. Le bus est peu occupé, on à la place de s'étendre, dirons-nous. Entre deux coups d’œil sur les passants, un homme ressort du lot. Il est là juste dans l'angle derrière la cabine du conducteur. Il était discret, mais il lui a accroché l’œil. C'est comme si cet homme portait un phare au poignet. À première vue ce n'est pas son sweat éraflé par la misère ou son pantalon vieilli qui captivent. Il faut que le regard tombe pour saisir l'objet des interrogations. Des interrogations qui prennent forme en cinq lettres. Vous les voyez ? Une marque qui indiquerait la réussite d'une vie, si le sésame est obtenu avant ses cinquante ans. Ce symbole ostentatoire de richesse n'a pas le même effet ici que sur ceux qui le portent habituellement où il se fond dans un uniforme correspondant. C'est bien le contraste qui est saisissant entre cette montre dont le tic-tac est moins audible que le fait qu'il s'agisse de toc et cette tenue pour le moins modeste. Au niveau de son cœur sont arborées comme des décorations militaires, qui prennent la forme de trois stylos dépareillés. À son poignet, c'est la superficialité qui est en train de crier. Pourquoi faire ça ? Pourquoi payer pour se faire remarquer ? Surtout que quelqu'un issu d'un milieu habitué à porter ce genre d'accessoire ne serait pas dupe. Ceci ne renvoie qu'un signal de mal-être avec son statut. Il s'agit peut-être d'une tentative honteuse de persuader quelqu'un qu'il est autre chose que l'homme qu'il est au quotidien. C'est triste, ceci reviendrait à penser que nous sommes ce que nous possédons.
Le trajet arrive à son terme et, sur la place, le soleil luit, les odeurs de crevettes et de charcuteries se mêlent à merveille. Le monde tourne d'une façon bien naïve. C'est entre deux tranches d'emplettes que réalise sa mère que le chemin de Théo croise à nouveau celui du sans-abri. Il est là, toujours posté tel un garde devant sa banque.
La présence de cet homme semble immuable, et Théo s'avance vers lui afin de reprendre leur conversation :
Bonjour, vous vous portez bien ? dit-il de façon convenue.
– On peut dire que je suis au beau fixe. Mes chaînes n'ont que peut tremblé depuis la dernière fois.
– Vos chaînes ? Vous êtes libre, pourquoi rester ici ? Pourquoi ne pas chercher un travail, s'intégrer ? Vous êtes si bien ici ?
– Ce n'est pas un choix ; je travaillais dans une usine de conserverie à proximité avant. Le progrès m'a remplacé. L'usine est partie, elle s'est automatisée à l'autre bout du monde et ne m'a laissé que des souvenirs, dont celui de mon index que j'ai laissé sur la chaîne.
– Mais il n'y a pas qu'un travail, vous pourriez en trouver un autre, affirme le garçon d'une façon déterminée afin de motiver le vieillard.
– L'essentiel de ce qui est fait ici n'est que du service. Je ne suis pas qualifié, et puis quand on ne possède ni compte ni logement, on n'existe pas.
– Mais vous êtes là, vous existez. Vous êtes libre, faites quelque chose !
L'injonction n'a comme seul effet que de dessiner un sourire chez son interlocuteur qui répond calmement.
– Ma première liberté, on me l'a dit, c'est de ne pas gêner. On m'a chassé des marches du marché, car j'entravais la bonne marche de la clientèle et égratignais le paysage. C'est bête à dire, mais je suis censé être privilégié, mais je n'en saisis pas vraiment la mesure. Je suis blanc, qui plus est un homme, et je ne sens pas vraiment le pouvoir entre mes mains, je suis juste ... pauvre. Ce serait à croire que la première discrimination se jouerait ici, n'importe qui, quels que soit son origine ou ses souhaits semble avoir plus de pouvoir et de liberté quand l'argent l'accompagne.
– Mais non, nous sommes égaux, au moins dans les chances. Vous avez peut-être fait de mauvais choix.
– Ah oui, j'ai eu le malheur de choisir de naître dans la misère. J'ignore qui est mon père, ma mère je ne l'a vue que peu de temps. Elle était seule, écrasée sous les dettes, elle avait comme seuls compagnons qui ne la jugeaient pas son chien et moi, ajoute-t-il en agitant la main, et en levant les yeux au ciel. Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que je devienne un produit. Celui d'une société qui ne me promet aucun avenir. Un dommage collatéral d'un système qui me qualifie de parasite. Une source de revenus échangée entre les familles d'accueil qui tels des dockers ne faisaient que leur travail. Lorsque ma présence leur déconvenait, j'exprimais la violence que j'avais reçue. Quand bien même celle-ci devait être désagréable, j'en conviens. Il n'y avait qu'une solution d'avancer en traînant ma peine. J'étais déplacé. J'ai fait des erreurs, consommé des choses que je n'aurais pas dû. Je me suis comporté de façon inadaptée, mais ceci n'était que le cri de mon cœur, face à un monde indifférent à mon encontre.
– Je crois comprendre. Mais qu'est-ce qui fait que vous êtes là aujourd'hui ? La malchance ?
– Oui, certains expliqueraient ma situation simplement comme cela. D'autres diraient que je suis responsable de ma misère. C'est bien connu, ce sont les pauvres les premiers producteurs de malheurs. La vérité est différente. Ce n'est pas le hasard, le monde autour de nous produit des gens comme moi. C'est déjà un miracle que tu puisses me voir et plus encore que tu m'adresses la parole.
– Je ne sais pas. Je vous ai jamais vu c'est vrai. Mais ça ne veut rien dire. Si tout ceci n'est pas du hasard, pourquoi rien n'est fait pour réparer cette injustice, pourquoi personne ne la voit ?
– Personne ne la voit car ceci est trop dur. La limite séparant leur situation de la mienne n'est pas plus épaisse qu'une feuille de papier. La conscience de la misère les en rapprocherait, ils craignent la contamination. Rien n'est plus horrible que le sentiment d'impuissance, de vulnérabilité, de savoir que nous sommes en danger. Il est bien plus confortable de se mentir, surtout quand tout le système qui nous entoure nous y encourage.
Après cette tirade l'homme se penche et murmure :
Tout ceci ne vient pas de nulle part, tout ceci n'a pas toujours été. Tout ceci a un nom, une incarnation nommée que par ceux qui savent. Elle est derrière chaque commerçant. Elle est dans la banque en ce moment. Son omniprésence est aujourd'hui incontestable.
Noué par la terreur, le jeune homme attend, il attend que soit désignée la source de ses tourments. Que soit pointée du doigt l'ignominie qui plie les hommes, et élève des empires. C'est sur un ton des plus funestes que finalement la réponse se présente :
– Il s'agit de La Main. Elle est invisible, elle est priée comme s'il s'agissait d'une divinité dont ruissellerait l'argent. Ses apôtres tiennent à ce que le monde vive dans une jungle sans protection individuelle. Un endroit où tout se marchanderait jusqu'au corps humain, où la prostituée serait une auto-entrepreneuse, où les personnes âgées ne sauraient pas ce qu'est la retraite.
– C'est que c'est quelqu'un ? Quelque chose ? Ça a pas l'air très concret votre histoire, répond de façon bien dubitative le garçon.
– Ah oui... C'est plus que concret. Vois-tu la clinique ?
– Heu, oui, elle est à l'entrée de la ville et qu'est-ce qu'elle a ?
– Sache que lorsque tu y entres, un premier diagnostic rapide est réalisé. Imagine un instant que l'individu qui a désespérément besoin de soins soit en train de faire un infarctus. Je te le dis il a de la chance, il est quasiment impossible de mourir d'un infarctus dans une structure médicalisée. Mais ce bonheur est fragile, car la clinique elle ne permet aucun décès en son enceinte. Elle sait bien qu'après vingt minutes, des chances de décès apparaissent. Pour garantir ses statistiques, dont dépendent ses revenus de la part de ses actionnaires, si elle a le moindre doute, elle refoule l’intrus et l'invite à s’orienter vers la structure publique la plus proche en piétinant l'intérêt de la personne dans son brancard. Ils le font l'esprit tranquille car ils sont dans leur bon droit. Vois-tu ce que je veux dire ?
La main tue partout où il y a un intérêt. Elle est là, elle se cache derrière le soja bio importé de l'autre bout du monde que transporte cet homme. Dit-il en pointant du doigt un passant.
Elle est dans la culpabilisation des personnes écrasées par la honte, qui n'osent pas demander des aides auquel elles ont droit, car elles doivent se penser responsables. Il en est de même pour l'écologie, l'action individuelle est insignifiante face à l'impact industriel. Mais tant que chacun pensera le contraire, il s'attaquera d'abord à son voisin plutôt qu'a la racine du problème. Tout se joue dans ce monde, dans le secret des dieux. C'est là que se joue les affaires du monde en catimini loin de ton regard, comme du mien ! »
Théo, bouche bée, se sent tiré en arrière.
Il s'agit de sa mère qui le ramène vers elle. Des agents de police passent à côté d'eux et arrachent à son coussin l'indigent qui résiste à son arrestation. Le bougre se débat en vain. Théo est rassuré par sa mère qui s'excuse de ne pas l'avoir surveillé davantage et de l'avoir laissé seul face à un fou hurlant dans la rue.