Chapitre 1: Une arme contre une fille

A ceux qui brûlent de trop ressentir, dans une réalité trop tiède.

 

 

 

 

Autrefois, bien avant que notre monde ne s’effondre, on racontait aux enfants dans les contes peuplés de mythes et légendes, que les anges étaient des êtres célestes, chargés de les protéger. Ils veillaient sur leurs choix, guidaient leurs pas et assuraient leurs sécurités.

Ces créatures faites de chair et de lumière divine étaient décriées comme éblouissante et à la beauté parfaite, l’incarnation même de la pureté et de la bonté, un idéal inaccessible, mais rassurant.

Pourtant, dans notre monde, les anges reflètent tout ce que notre espèce exècre nous les terrestres. Leurs regards nous jugent, et leur présence nous condamne.

 Ils sont la source du fléau qui ronge notre existence, et se repaissent de la gloire de nos morts.

Ici, les anges ne sont pas nos sauveurs.

Ils sont nos démons.

 

 

AZ

 

Ils m’ont élevée comme une arme. Pas comme une fille, encore moins comme une enfant.

Chaque journée se ressemble. 

Chaque matin le même menu : sueur, douleur, rage. La salle d’entraînement est mon terrain, celui que je côtoie davantage que ma chambre. L’endroit même qui a vu naître le projet que mon père a fait de moi. 

Je cours, j’esquive, je cogne. Encore et encore. Jusqu’à ce que mon souffle devienne erratique, que mes muscles brûlent et que mes poings saignent.

« Continus ce n’est pas terminé gamine » me hurle l’instructeur. Sa voix est un fouet, m’engageant le pas, pas question de ralentir.

Je suis la fille du président, mais ici, je ne suis rien d’autre qu’un soldat, une combattante. Un outil poli par la guerre et la discipline.

Ici, il n’est pas question de plaire, ni de faire étalage de mes charmes. Si je suis là, c’est pour servir une cause, plus grande que ma propre existence. Je dois incarner le symbole, celui d’une paix tant convoitée sur Forthéon.

Cela fait plusieurs heures que je m’entraîne à l’art du combat, et, comme toujours, la difficulté ne se fait pas désirer.

L’exercice du jour : mettre à terre, en moins de vingt minutes, les trois sbires favoris de mon père affectés, bien sûr, au prestigieux département de la garde présidentielle.
Et si ce n’est pas encore très clair : ces hommes ont davantage en commun avec la pierre de cette arène qu’avec mon enveloppe corporelle.

Je les ai déjà affrontés la semaine dernière, mais visiblement, leurs plaies cicatrisent vite et leurs égos sont bien musclés.
S’ils veulent un second acte, je vais leur offrir une représentation.

Ce ne sont pas les adversaires les plus redoutables. Ni eux, ni la plupart de ceux qui s’invitent dans mon espace vital dès que j’entre dans l’arène.
Voilà leur faille : miser leur victoire sur un amas de muscles nourris à la force brute, le tout accompagné de la réactivité cérébrale d’un légume à moitié carbonisé.

Je commencerais presque à m’ennuyer.

Non pas que les faire plier me coûte aucun effort. Leur masse frappe, cogne, déséquilibre, mais ces combats manquent cruellement de relief. Ils ont ce goût fade d’un plat qu’on a trop mâché.
Ils ne m’effraient pas.
Ils ne me stimulent pas.
Ils ne me méritent pas.

 

Après une brève mise en avant de mes aptitudes, j’entends encore ces trois molosses haleter, s’essuyant à l’aide d’une serviette que leur tend Dren — un sourire en coin, un tantinet moqueur, chargé de sous-entendus.
Ils ne devraient pourtant plus être surpris. Ni eux, ni tous les autres qui osent frôler la terre de poussière de mon espace d'entraînement.

Dren. Mon entraîneur.
Celui avec qui je passe le plus clair de mon temps, bien plus qu’avec mes rares amis. Non pas que j’en veuille plus. Comme si je le pouvais. Comme si je le souhaitais.

Il est responsable de mon entraînement depuis aussi loin que je me souvienne. J’ai grandi avec ses ordres, ses consignes, sa voix.
Et plus ma personnalité s’est forgée, plus sa tâche s’est complexifiée.

Notre relation est plus ambivalente qu’on ne le laisse croire.
Derrière sa pédagogie cruelle et la poigne de fer avec laquelle il manie notre langue, se cache un homme au cœur tendre, aux intentions nobles.
Son âge plus avancé que le mien lui confère une forme d’autorité. De même que ses fonctions dans notre sphère présidentielle.

Du moins, c’est ce que je le laisse croire.
Je lui dois bien ça.
Car une chose est certaine : qu’on m’aiguille vers un rôle que je n’ai pas choisi ou non, mon arme favorite reste mon esprit, et moi seule en suis la maîtresse.

Quelques secondes plus tard, alors que je m’étais perdue dans mes pensées, je le vois s’approcher.

« - Tu ne te ramollis donc jamais ? Moi qui croyais que l’exercice d’hier t’aurait laissé quelques courbatures », dit-il, la moue faussement déçue.

Je laisse échapper un rire sourd, à peine trahi par un éclat dans mon regard, en repensant à la séance en question :
Il m’avait fait escalader trois fois, sans matériel, le rempart d’une des plus grandes forteresses de notre région.
Sous prétexte, et je cite « d’occuper ces bras frêles au lieu de laisser cette bouche trop bavarde s’exercer davantage. »

 

Ce à quoi j’ai bien évidemment rétorqué :

« -Hier, je croyais que c’était un entraînement visant à tester ton endurance à me rattraper. Je suis navrée d’apprendre que tu n’étais pas l’élève de cet exercice. » répondis-je, le regard légèrement enjoué.

Nous nous sommes toisés du regard. Quelques phrases bien placées ont suffi à nous entraîner dans des duels à poings découverts. Rien de nouveau.

Je m'apprêtais à attraper ma serviette et le reste de mes affaires pour quitter l’arène, quand il ajouta :

« -Et au fait, dis-moi. Ce soir c’est le dîner des grands. J’imagine que tu seras présente ? Il paraît que les annonces seront inédites… et très confidentielles. Tu sais bien que je ne me nourris que de ragots. »

« -C’est donc ça, le secret de ta musculature si svelte ? » répliquai-je.
Tu sais bien que je le veuille ou non, le Président ne raterait jamais une occasion d’exhiber son précieux cocktail de violence à l’apparence féminine. Comme si ça pouvait suffire à dissuader nos ennemis.
Mais pour répondre à ta question : évidemment que je prendrai part aux festivités.

Mordel, le Président. C’est ainsi que je l’appelle. Celui qui m’a vu naître.
Je n’y vois rien de personnel. À force d’avoir été façonnée comme une pièce de son arsenal, j’ai cessé de l’appeler « père ».
Il n’a jamais été tendre. Jamais protecteur. Seulement stratégique.

Je crois que c’est plus simple pour lui, aussi. Nos relations sont devenues exclusivement professionnelles, à mesure que la situation de notre nation s’aggravait et que les esprits se noyaient dans la crainte et l’appréhension.

Je tiens à lui, dans une certaine mesure.
Je lui voue une forme d’admiration. Son pouvoir sur les nôtres, l’impact qu’il provoque dans une pièce… ça m’a toujours fascinée.

Du plus loin que je me souvienne, la conquête, la domination, la supériorité psychique… ça m’empêche de dormir la nuit.
Je crois que c’est le seul vrai lien qu’on partage. Et il l’a très bien compris.

C’est ainsi qu’il m’a toujours gardée à portée.
Il sait appuyer là où il faut pour m’embarquer dans ses projets.
Il m’a fait reine d’un échiquier dont je ne connais pas toutes les cases.

Si on jouait aux échecs, il ne me donnerait pas le rôle de la dame : trop importante.
Ni celui du cavalier : trop stupide.
Il me fabriquerait une pièce sur mesure. Tranchante, irremplaçable.

Mais moi, je ne joue pas aux échecs.
Je préfère le poker.
Et selon mes règles, je bluffe.
Je bluffe jusqu’à coucher le roi.

 

 

L’eau est fraiche et le contraste avec ma peau échauffée est exquis. Mes mains posées de part et d’autre sur les carreaux en pierre marbrés font grincer mes ongles ce qui me tire une grimace inaudible. 

Je prends le temps de me perdre dans mes songes en même temps que je relaxe mes muscles, le seul qui ne connaît jamais de repos est celui même logé à l’intérieur de mon crâne.

J’apprécie l’esthétique de ma salle d’eau, j’y ai fait retirer la plupart des grandes lumières pour incruster des miniatures d’étincelles lumineuse comme si une constellation recouvrait le plafond et en dégageant les eaux vives qui sortent du plafonnier.

La raison ? Ironiquement, j’aime les décors évasifs, ceux qui me dépaysent et me transporte dans une réalité transversale.

Revigorée.

Enroulée d’une serviette molletonnée, je parcours ma chambre jusqu’à l’armoire centrale. 

Les quelques dernières gouttes non essorées perlent depuis ma peau pour venir échouer leurs courses sur le sol en parquet noir.

Je fais escale devant la grande vitre qui longe et remplace tout un pan de mur de ma chambre. Je contemple, ou plutôt je constate un instant.

Cette fenêtre qui autrefois donnait vue sur la vie active de notre nation, n’est plus qu’un cadre figé, un écran froid et silencieux.

Aujourd’hui, tous les nôtres vivent dans la peur, dans un sursis permanent.

Bien que nous côtoyions le mal depuis des décennies, les dernières années n’ont cessé d’aligner des drames, plus tragiques les uns que les autres.

Devant moi se dresse pourtant une beauté silencieuse. Les jardins de Forthéon sont en fleurs en cette saison ; la sécheresse de l’été n’a pas encore réclamé son dû. Même à travers la vitre, je ressens la douce brise du printemps, et ses notes de velours fleuri.

Les petits animaux ont su s’adapter parmi nous, et même si notre forteresse regorge de bâtiments élancés, disséminés dans les allées et ruelles, nous avons su préserver la végétation et tout ce que notre terre avait à offrir.

Dites à n’importe quel étranger de se plonger dans ce tableau, et il y contemplera la paix, la sérénité, baignées d’une sublime nature.

Moi ?

Je n’y vois que la sinistre résignation de notre peuple. Jadis, les rues étaient animées ; aujourd’hui, elles sont désertées.

Désormais, chacun se terre, ne sort que pour satisfaire des besoins primaires. Et ceux qu’on croise, on ne recroise jamais leur route deux fois.

Aujourd’hui, seules les élites, durement préparées comme moi et les miens, peuvent s’accorder un semblant de liberté.

Pour le commun des mortels de basse condition, le quotidien n’est qu’un mélange douloureux de monotonie et d’anxiété.

Je repense à ces récits anciens, où l’on évoquait des soirées dansantes autour d’un feu de bois, des guirlandes lumineuses ornant les grandes places, des sourires gravés sur chaque visage.

Une époque où la garde de sa propre vie ne nous avait pas encore été retirée. Où l’on pouvait brûler de vivre, sans s’incendier de tourments.

Cette époque est morte.

Depuis des décennies, les anges ont planté leurs griffes acérées dans nos esprits.

Leurs apparitions ? Des malédictions.

Leurs spectres mentaux ? Des condamnations.

La prochaine victime ? Seuls eux le savent.

On raconte qu’ils vivent dans une terre bien au-dessus de notre ciel, au-delà des nuages et de l’atmosphère terrestre.

Mais lorsqu’ils descendent…

… c’est pour mettre fin à nos existences humaines.

Je tire les rideaux. Il est temps de me préparer.
Ce soir, un dîner s’organise avec les grands. L’instant parfait pour enfiler un masque : celui de la femme docile, inoffensive. Rien de mieux pour capter les mots qu’ils pensent chuchoter trop bas.
Si j’avais un animal totem, ce serait un caméléon.

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Lalou59
Posté le 06/08/2025
Bonjour,
j'aime l'histoire que tu nous propose. Hâte de pouvoir lire la suite . N'hésite pas à venir voir mon profil si le coeur t'en dit . Cordialement.Laurine
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