Chapitre 2 : Un front uni

AZ

 

La salle de conseil se trouve dans l’aile opposée à celle où je réside.
Le moyen le plus simple de m’y rendre est d’emprunter une passerelle intérieure reliant les deux bâtiments.
La distance est relativement courte, et je m’en réjouis d’avance tandis que résonne déjà le claquement régulier de mes escarpins sur le sol de pierre.

Ma tenue n’a rien d’ostentatoire : une jupe en satin couleur champagne, une chemise bouffante en soie vert sapin et une paire d’escarpins de moyenne hauteur.
Rares sont les occasions où je m’autorise à exhiber ma féminité, et j’imagine déjà l’expression de trahison et d’horreur dans le regard du président à ma vue.

Mes cheveux sont relevés en une queue-de-cheval épaisse, quelques mèches prunes s’échappent et viennent encadrer mon front, insoumises.
L’homme à moins d’un mètre derrière moi me rappelle que la liberté à laquelle j’aspire n’est qu’un leurre dérisoire, et que l’emprise de cette organisation sur ma vie est totale.

Être la fille du président : un luxe résidentiel au prix d’une infinité de restrictions.

La porte d’entrée de la salle de conseil se dresse devant moi. Un sentiment de révolte commence déjà à ronger mes énergies.
Non pas que j’aie en horreur ces réunions fondamentales pour notre survie à Fortheon.
Mais mes idées se heurtent trop souvent aux stratégies des dirigeants, aux côtés de mon père.

Trop souvent, je ressens cette frustration lancinante d’être reléguée à l’exécution, à l’opérationnel.
Comme si j’étais la seule à garder les yeux ouverts, la conscience éveillée — et pourtant, les rênes m’échappent toujours.

Ils sont si obnubilés par leur désir de prévenir et de sauver qu’ils en oublient d’éradiquer et de déraciner.

Je chasse ces pensées de mon esprit… et les plis de ma jupe au passage.

La pièce s’étend en longueur. La hauteur sous plafond est toujours déconcertante, ornée d’un grand lustre central agrémenté de cristaux translucides.
Cette pièce a toujours eu la faculté de se confondre en années et générations : un air d’héritage antique y circule, et la décoration semble appartenir à tous les temps. Comme une annexe émancipée des frises chronologiques.
Au centre, une immense table aux bords ovales, sculptée dans un bois somptueux.
Les douze fauteuils qui l’entourent sont matelassés d’un cuir sombre, contrastant avec le bocage.
Toute la bijouterie décorative est teintée d’un or pâle. Un luxe discret et froid, comme le détenteur de ces lieux.
Et au fond, juste derrière un grand portrait familial : Mordel.

Mordel approche des cinquantes ans, il m’a eu très jeune.

Sa taille n’est pas très grande mais l’aura qu’il dégage ainsi que sa posture ne le rends pas moins impressionnant.

J’arrive silencieusement au centre de la pièce. Je suis quelque peu en avance.

— Ma guerrière favorite… C’est toujours un honneur de t’accueillir en premier, me dit-il, l’air sincèrement enjoué. M’appeler sa fille lui coûterait sûrement trop.
— Peut-être qu’il faudrait revoir la ponctualité de tes précieux alliés, dans ce cas-là, crachais-je.

— Ton avance tombe à pic. Je n’ai pas besoin de te rappeler que je compte sur toi pour acquiescer les sujets qui seront amorcés aujourd’hui, Az. Nous sommes l’entité familiale et présidentielle de cette nation. Nous devons, même dans l’intimité, afficher un front uni. Et, comme tu t’en doutes, les nouvelles ne sont pas joyeuses.

J’ironise silencieusement à sa requête et acquiesce en façade. Mais je vois que son œillade inquisitrice ne me quitte pas.

— Une dernière demande ? rétorquais-je, afin de couper court à tout ton non-dit méprisant.
— La prochaine fois, j’apprécierais de te voir venir habillée plus décemment. Les temps de guerre ne laissent pas place à cet accoutrement, dit-il.

— Tu sais bien que, même perchée sur des escarpins, je fais glisser n’importe quel homme présent à ta table. Et ce ne sont pas leurs vestiaires de soldats qui les protégeront de la défaite, répondis-je calmement.

On se toise férocement, puis il détourne son attention, sans prendre la peine de mordre à ma réplique.

Rapidement, les dix autres convives ne tardent pas à faire leur entrée. Chacun salue respectueusement le président.

Parmi eux : des chefs de gardes haut placés, le commandant des armées, ou encore l’archiviste nommé Xélor.
Je suis surprise par la présence de ce dernier, je dois dire. Cet homme introverti au regard toujours lointain est chargé de compiler les apparitions angéliques.
Passer ses journées à retranscrire les atrocités volant la vie des nôtres doit sans doute se faire au prix d’un esprit hanté par les mots de la mort.

Quelques minutes passent. Les participants échangent de brèves nouvelles, ragotent en murmures pendant que Mordel réorganise les documents de sa serviette en cuir.

Puis, un silence froid se répand dans la pièce.

Plus personne ne parle, et pendant une seconde le temps s’arrête.

Mordel se lève, nous salue d’un regard explicite. 

Son costume est parfaitement ajusté, à sa vue on ironiserait presque sur l’image que les couturières l’on confectionnait à même son corps. 

Il se tient fermement droit, comme une imposante statut, il est le symbole même de notre nation. La confiance suinte de ses pores, tout en lui transpire l’autorité.

Un caméléon ne peut enfanter qu’un autre caméléon.


Notre président prend la parole :

— Je vous salue, mes fidèles alliés. 

Nouveau silence.

_Si aujourd’hui je vous ai conviés à ce conseil des Grands, vous vous en doutez, c’est que la menace a de nouveau frappé. Plus durement, cette fois.
Nous recensons, sur les trois derniers mois, cinq cent quatre-vingt-seize apparitions angéliques physiques.
Et plus de mille deux cents tentatives d’intrusion psychique.
Tous ces résultats conduisent à un solde de trois cent quarante et un morts.

Vous comprendrez que la courbe descend, et que leurs attaques s’avèrent de plus en plus fatidiques.

Si autrefois, on pouvait encore parler de chasseurs isolés, aujourd’hui ils s’organisent.
Je vous ai garanti que je mettrais en œuvre tous les moyens pour vous protéger.
Pour nous protéger.
Et aujourd’hui, je crois que la défense est notre meilleure option.


Vous n’êtes pas sans savoir que lorsqu’un ange descend vous voir, vos chances de contrer l’emprise qu’il érige autour de votre esprit sont infimes. L’issue est, dans la plupart des cas, la mort.

C’est pourquoi j’ai décidé, avec effet immédiat, d’instaurer un couvre-feu pour l’ensemble du peuple de Forthéon.
Afin de limiter toutes sorties superflues à la tombée de la nuit. Vous le savez : ces monstres tirent leur force des ténèbres.
Ceux du jour, eux, devront également justifier leurs déplacements. Mais vous vous doutez bien que, pour la majorité de nos confrères, c’est une évidence confondante.

Il s’arrêta un bref instant.

 Puis il sorti un document teinté d’encre noir qui reposait dans sa serviette.

Voilà donc, son fameux discours gracieux.
Je m’agite sur le cuir de mon fauteuil, mes ongles s’agrippent au satin de ma jupe.
Comment peut-il adopter une posture aussi résignée et juger bon que la meilleure attaque soit... la défense ?
Ses paroles ont le goût d’une défaite camouflée.

Si nous voulons sauver Forthéon, alors il faut se révolter. Hors de question de nous plier sous la menace.

Et le pire ? Ils acquiescent. Avec un sourire empreint de naïveté.
Comment peuvent-ils encore se cacher derrière leurs œillères opaques et croire, sincèrement, que cela nous sauvera ?

Les projets des anges ne sont plus un mystère. Même s’ils n’osent pas le prononcer à voix haute.
Leur objectif est clair : conquérir, décimer, écraser notre humanité. Réduire notre monde à l’état de cendres ou d’esclavage, pour étendre leur royaume et annihiler notre pouvoir.

Une répétition de plus dans l’histoire flébarde de l’humanité.

Personne ne contesta.

De la reconnaissance ? C’est ce que je crois lire dans ces regards asservis. 

Une aveuglante soumission pour camoufler une immense frilosité.

La suite de son éloquence se porte sur les récents drames recensés.

Le dernier en date ? Un enfant issu d’une famille de modestes boulangers. Douze ans à peine. Et déjà victime de leurs châtiments.

Les visages de la salle pâlissent. Le récit ne fait que commencer. Une pensée me traverse, acide : cette peine a le goût de l’hypocrisie.
Ridicule… Ils sont tous ridicules.
Des clowns lâchés dans un cirque. Des clowns à qui l’on a confié le pouvoir.

On raconte qu’il était exceptionnellement sorti jouer avec ses camarades.
À l’aube de l’été, ce n’est pas rare de vouloir relâcher un peu la rigidité que le quotidien impose. Ses parents ont dû se répéter qu’une fois ne serait pas coutume… ni un danger.

Une heure à peine, à jouer dans un champ de marguerites situé un peu plus au sud de la forteresse. Cette étendue est longée par une rivière puissante, dont le courant redescend et gagne en force depuis le Nord.
Une merveille. Mais comme toutes les belles roses, elle a ses épines.
Mieux vaut la contempler que s’en approcher.

Rien que d’en entendre parler, un frisson me traverse — le même que lorsque j’ai aperçu ces eaux pour la première fois. Comme si une force invisible leur donnait à la fois la puissance et la solidité.

À la tombée de la nuit, les enfants savaient qu’il était temps de rentrer. Leurs parents, eux, ont dû s’arracher la peau à regretter d’avoir autorisé cette sortie, jadis si anodine.

Mais d’après ses camarades, le petit garçon a voulu rester quelques minutes de plus. Admirer le coucher de soleil sur la végétation.
Il aurait dit que ça ne prendrait qu’un instant.
Qu’il les rejoindrait aussitôt.

La suite se dessine déjà dans les esprits, même les plus lents.
Les parents, inquiets, ont attendu. Puis, paniqués, ils ont défié tous les risques, toutes les consignes, pour partir à sa recherche.

L’horreur qu’ils ont vue… On ne la souhaite à aucun parent.
Leur fils. Si jeune. Étendu au large de la rivière.
Le courant avait emporté son corps frêle.
Il ne restait qu’eux. Et le deuil. Et la désolation.

Un silence s’abat sur l’assemblée.

Ce n’est pas un cas isolé. Mais l’effroi reste intact à chaque fois.

Nous savons comment les anges procèdent.

Ils s’insinuent dans nos esprits, sans demander l’entrée. Ils soufflent des pensées que l’on prend pour les nôtres. Et quand intuition et manipulation se mêlent… le drame naît.

La vie de cet enfant a été fauchée par ces monstres à la voix douce et létale.

Une heure plus tard, l’ambiance de la salle est lourde, saturée de cette anxiété qui n’appartient qu’à nous.

Pas un des douze n’a osé s’opposer aux consignes de Mordel. Tristement, cela ne me surprend pas.
Ce serait hypocrite de leur en vouloir si je n’avais moi-même, à plusieurs reprises, tenté de le convaincre. En vain.
Je l’ai supplié d’agir. De rassembler nos forces. De chercher des failles, un sort, un espoir de victoire.
Car au bout du compte, notre liberté est le seul prix qui vaille la peine de se battre.

Mais chacune de ces discussions — souvent menées à haute voix, pour ne pas dire à cris — a fini par mourir dans le silence.
Je peux encore entendre ses mots dans ma tête. Ressentir nos colères s’entrechoquer, miroirs de nos convictions contraires :

— Az, tu nous crois vraiment capables de vaincre des êtres célestes ? Des entités aux pouvoirs magiques décuplés ? Tu crois qu’on n’a pas cherché ?
Tu penses que je n’éprouve aucune honte à priver mon peuple de sa liberté ? Que battre en retraite face à ces monstres ailés ne me coûte rien ?
J’ai voulu me battre, au moment de ta naissance. J’aurais tout brûlé pour te protéger.
Et quand ta mère est morte, j’étais dévoré par la rage.
Mais cette même rage m’a poussé à prendre des décisions que je paie encore aujourd’hui.
Des villages entiers ont été sacrifiés par mes ordres. Autant que mes nuits sans sommeil.

Je me gifle mentalement pour me reprendre.

Nous ne partageons ni les mêmes idées, ni les mêmes réactions face à l’ennemi.
Et pourtant, il continue de superviser mon entraînement, comme si une rébellion couvait en silence.
Je pourrais presque croire qu’un tiraillement se glisse dans sa conscience.
Qu’une infime part de lui, bien enfouie, espère encore trouver le courage de riposter.

Moi, je cherche des réponses. Je n’ai jamais cessé.
Aucun des membres de ce conseil n’a échappé à mes questions, ni fui mes regards accusateurs.
Je sais que nous sommes la cible des anges depuis des décennies.
Mais personne n’a jamais su m’expliquer pourquoi.
Et encore moins comment les vaincre.

Tout le monde a des faiblesses. Nous sommes tous cassables.
Je refuse de croire qu’ils font exception à cette règle. Pas même eux.

Il est temps de relancer la traque.

S’il faut que ce combat devienne personnel, alors qu’il en soit ainsi.
Je ne peux plus rester spectatrice. Ils auraient dû comprendre que façonner une arme mène tôt ou tard à son déclenchement.

Le caméléon se mue en prédatrice.
Animée par des années de silence, je sens l’explosion venir.
Et de toute évidence, mon avenir ne se dessinera pas dans cette cage dorée.

 

La nuit approche à grands pas, il serait conseillé de retourner au palais.
Mais cette entrevue tumultueuse nécessite de toute urgence un extra de liberté, sursis ou non. Quitte à demeurer en désaccord, autant en cumuler les raisons.
Et je me souviens que Dren attend certainement impatiemment de mes nouvelles.
Je ne prends pas la peine de le chercher dans les environs, je sais déjà où le retrouver.

L’if millénaire, notre repère.
Personne, hormis Dren et moi, ne connaît notre cabane.
Une petite maisonnette en bois frêle construite au cœur d’un if millénaire. Tout près de la forteresse, mais cachée par les débris d’anciennes bâtisses détruites et jamais reconstruites.
Plus personne ne prend la peine de s’y aventurer. Et avec les années, la nature a repris ses droits.
Ce lieu contraste tellement avec le luxe et la modernité de nos habitations actuelles.
Et pourtant, je m’y sens en sécurité plus que n’importe où, malgré son positionnement à la frontière de la forêt dense.

Cette cabane, nous l’avons construite, Dren et moi, alors que je n’avais que huit ans.
Comme il était plus âgé, ses muscles déjà développés lui avaient permis, avec aisance, de confectionner cette bâtisse de fortune.
À vrai dire... Un rire naît au fond de ma gorge.
Je pense que mes missions consistaient plutôt à cueillir des plantes et des fleurs pour la décoration, et à m’aventurer en douce dans les cuisines présidentielles pour voler des sucreries et remplir notre petite demeure.
Ce souvenir me couvre d’une douce mélancolie.

Évidemment, il m’y attend. Vautré sur une chaise devenue bien trop petite avec les années, et toujours dans son accoutrement de combat.
Je ne devrais pas le penser, mais il le sait. Le haut qu’il porte fait subtilement ressortir la démarcation de ses muscles, sans en faire trop.
Dren a une beauté brute, un peu sauvage.
Sa barbe est très développée, et ses cheveux sont toujours taillés très court.
Ses yeux, bruns foncés, regorgent d’une profondeur qui me sera pour toujours familière.
Il est beau sans éblouir, une beauté dont lui seul a le secret.

Après l’avoir retrouvé, je lui ai tout raconté : les faits, mais aussi mon ressenti.
Je sais qu’auprès de lui, et en dépit de son devoir de formation envers moi, je peux lui faire confiance.
Une heure est passée en une minute. Mais me voilà apaisée.

Nous avons divagué sur des sujets plus futiles, et comme à chaque fois… nous avons fini en combat.
Dren est un des seuls adversaires qui me donne du fil à retordre, non pas que je ne sois en mesure de le battre... mais certains jours jouent plus ou moins en ma faveur.
C’est sûrement ce qui me plaît le plus chez lui : il riposte. Ce n’est pas le pion de mon échiquier, ni celui de Mordel.

 

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