Tout semblait calme dans ce paysage de neige fraîche. Il avait neigé durant toute la nuit, et elle étincelait sous un ciel bleu sans aucun nuage. Appuyé contre un arbre, Plume reprenait son souffle en admirant sa forêt. Le soleil rôtissait ses joues, contraste agréable avec le froid venant du sol.
Malgré la fatigue qu’il ressentait encore, cette nécessaire sortie lui faisait du bien. Aux premiers jours de l’automne la grippe du solstice l’avait cloitrée chez lui.
Cela faisait des années qu’il n’avait pas été aussi malade. Lui qui se vantait d’avoir une santé de fer, et qui adorait ses sorties qui suivaient un emploi du temps bien rodé : aller en forêt chercher des pierres pour sa collection, jardiner dans son potager adoré, ou encore se faire inviter à boire un thé chez son meilleur ami Flamme.
Et ce matin alors qu’il avançait péniblement dans la neige sur le chemin qui le menait à la forêt, il avait croisé de nombreuses têtes violettes de restituas, déjà bien sorties de la première couche de neige. Grâce aux enseignements de Brume, sa mère, Plume savait très bien que ces fleurs annonçaient le printemps. L’hiver était donc presque terminé. il avait passé deux saisons enfermé et malade, il avait du mal à y croire lui-même.
Heureusement que ce matin Flamme était venu lui secouer les puces.
“L’ami, cela fait trop longtemps que tu n’as pas mis le museau dehors, tu vas te transformer en tabouret si tu ne sors pas de cette maison. Prends cet hideux panier rouge que tu adores, et allons te chercher des pierres. Tu as besoin de prendre un peu l’air de l’hiver, et il fait un temps parfait pour ça aujourd’hui.”
Du fond de son lit Plume avait bien vu l’inquiétude de son ami d’enfance derrière ses tentatives pour le faire rire, et il avait aussi senti son soulagement quand son ami l’avait vu reprendre des forces quelques semaines auparavant.
Peu de gens pouvaient se vanter d’avoir vu Flamme soucieux, ce n’était vraiment pas dans sa nature. Jamais Plume ne l’avait vu faiblir, sauf quand des proches étaient en difficulté, et surtout quand son meilleur ami était concerné. Plume n’avait vu Flamme pleurer devant lui qu’une seule fois, un jour doublement marquant pour lui, car c’était le jour de la mort de sa mère.
“Qu’est-ce que tu vas devenir Plume?” avait sangloté son ami, la première nuit qu’ils avaient passé ensemble dans la chambre de Flamme.
Ils étaient si jeunes. Ils ne savaient pas que tout avait déjà été réglé par Brume, qui avait confié son fils unique à Souche, la mère de Flamme. D’amis ils étaient devenus frères, et Flamme, qui avait toujours était proche de lui, était devenu son plus grand défenseur. Que ce soit pour le protéger des moqueries des autres, des colères de Souche, ou encore de sa propre tendance à être trop tête en l’air. Flamme était pour Plume un comme une ancre qui lui permettait se sentir à sa place dans ce monde.
Appuyé contre son arbre Plume vit d’ailleurs Flamme en bas de la colline, penché sur ce qui semblait être un gros rocher. Il s’était relevé pour lui hurler quelque chose. Trop loin pour comprendre Plume, avec le sourire aux lèvres en pensant par avance à la pique que pourrait lui dire Flamme à propos de sa passion des pierres, il se servit de l’arbre pour se donner une petite impulsion, un élan pour aller le rejoindre.
Tout à coup plus de Flamme, plus de ciel bleu, juste du noir. Un noir froid. Plus de sons non plus. Panique. Plume avait toujours détesté le noir. Depuis toujours il dormait avec une pierre lumineuse trouvée par sa mère. Toujours les premières à arriver quand il avait peur, ses pensées reprirent le contrôle de la situation.
“Je dois réfléchir. Ne pas paniquer tout de suite, trouver une solution. Premier point : je ne me suis pas évanoui, j’arrive à élaborer ces pensées. Deuxième point : je vais essayer de crier.”
Sa bouche se remplit immédiatement de neige quand il essaya de l’ouvrir. Plume sentit son cœur battre très fort, tambourinant jusqu’à ses oreilles.
”Troisième point : Je dois me calmer, ou je vais vraiment m’évanouir sous ce tas de neige. Logiquement cela a du me tomber dessus depuis les branches de l’arbre que j’ai secoué. Je vais continuer à réfléchir, je vais trouver une solution. Quatrième point : Je vais essayer de faire bouger mes extrémités pour voir si je peux me dégager de là.”
Il tenta de faire bouger ses doigts mais ils ne répondirent pas. Pire, la main accrochée au panier était restée collée à son anse, ses jambes ne répondirent pas non plus et semblaient avoir été englouties par la terre froide.
“Je suis donc totalement enseveli sous un monticule de neige”.
Ses pensées perdirent le contrôle. Il sentit alors monter en lui cette sensation, ces signes qu’il connaissait par cœur depuis qu’il avait l’âge de les décrire. Un bourdonnement qui montait du ventre, sa gorge qui s’asséchait, une chaleur picotante sur tout le haut de sa tête, pour finir figé sur place avec les larmes aux yeux.
“Repense à ce que disait maman.”
Plume laissa venir à lui les paroles et la voix de sa mère, même si depuis le temps il n’était plus vraiment sûr de bien se rappeler son véritable timbre.
“Calme tes pensées, mon unique. Utilises tes sens, Plume. Regarde où tu te trouves, ou touche du bout des doigts quelque chose près de toi. Respire doucement”
Mais cette fois-ci cela ne l’aida pas, parce que tout était noir, il ne pouvait rien voir, rien toucher. Respirer il pouvait encore. Alors tout doucement, il commença par gonfler son ventre, devant sa bouche son souffle chaud fit un peu fondre la neige. Au bout de quelques mouvements, il se sentit un peu plus calme.
Le noir devint moins effrayant, ses pensées moins affolées.
Soudain Plume entendit la voix de sa mère, pas un souvenir cette fois, mais sa véritable voix, celle-là même qu’il pensait avoir oubliée. Elle lui chantait une sorte de chanson, quelque chose de familier et d’oublié.
« S’il ne devait en rester qu’une,
Ça serait la plume.
Evidemment
Elle serait d’argent.
Si tu veux jouer,
Il te faudra insister.
Le jeu des plumes nécessite
Que tu braves l’interdite
Alors n’attend plus un instant
Et va, saute vers l’océan. »
Au moment du mot « saute », Plume se sentit comme aspiré vers l’arrière par une vague, et il fut entraîné dans un tunnel lumineux rempli de formes et de sons, où les mots « vers l’océan » résonnèrent contre les parois. A la fin du tunnel, il atterrit comme un paquet d’algues rejeté sur le sable, déposé brutalement dans un endroit étrange et inconnu. Il regarda autour de lui paniqué. Il eut immédiatement envie de sortir de ce lieu, tout paraissait trop lumineux, agressif. Plume cligna des yeux, et remarqua que cet endroit ressemblait à une chambre, avec une fenêtre sur sa gauche. Il voulut aller regarder dehors pour comprendre où il se trouvait et pour trouver un moyen de fuir, mais il n’arrivait pas à bouger.
Un objet sur le sol ressemblait à un petit lit. Plume voulut aussi s’en approcher mais son corps ne répondait pas, et comme si quelqu’un d’autre était aux commandes il se sentit se diriger vers le centre de la pièce. Puis il sentit sa tête se mettre à bouger pour regarder vers le sol. Il y avait là un être étrange, une créature qu’il n’avait jamais vu, bien plus petite que toutes les créatures qu’il connaissait. Et cet être regardait Plume avec une immense tristesse, tout en lui tendant un objet.
En voyant le regard de cet être, Plume ressentit une souffrance intense, comme si il s’empêchait de pleurer. Il s’apprêtait à dire une chose très importante, une phrase qu’il devait absolument dire à cet être avant de lui prendre cet objet, quand il fut happé vers l’arrière pour retourner dans le tunnel par lequel il était arrivé.
Tout à coup il fut de nouveau sous le tas de neige, et des rayons de soleil se mirent à bouger devant ses yeux, toute la masse devant lui devint en partie bleutée avant de disparaître totalement. Ses yeux furent dégagés, et apparu alors le visage inquiet de Flamme.
«Et ben mon vieux, heureusement que tu avais ce stupide panier rouge avec toi, j’ai pu te retrouver plus facilement. »
Flamme creusa de toute ses forces autour de Plume et finit par l’aider à sortir du tas de neige.
- Merci mon ami, je crois bien que tu m’as sauvé une fois encore, dit Plume en s’effondrant contre l’épaule de Flamme.
- Ne me remercie pas, remercie ton panier qui a eu la bonne idée de dépasser de ce gros tas de neige qui t’es tombé sur la tête, lui répondit Flamme en lui donnant une accolade pour le soutenir un peu plus.
- Ça va? Tu n’as pas trop froid ? lui demanda-t-il en époussetant la neige de ses épaules.
- Non, ça va je te remercie. Tout est arrivé très vite, je n’ai pas vraiment eu le temps de trop paniquer.
- Tu n’as pas ‘vraiment’ paniqué? Toi? Alors que je t’ai déjà vu paniquer dans un couloir en cul de sac?
Plume regarda Flamme avec son regard sérieux.
- Il s’est passé quelque chose de bizarre lors de mon court séjour dans ce sarcophage de neige, mais il vaudrait mieux que nous en parlions à mon humble demeure, au chaud, si tu veux bien. Je suis frigorifié, et je sens que je commence à trembler comme une feuille.
Flamme se mit alors lui aussi à regarder son ami avec intensité en se plaçant face à lui.
- Oui effectivement, tu es encore plus pâle que ce matin, et on dirait que tu as vu un fantôme.
- Et bien tu ne crois pas si bien dire, mon très cher ami. J’ai eu une sorte de vision étrangement onirique. De plus il m’a même semblé entendre une mélopée chantée par la voix de ma mère.
- Plume, tu te remets à parler comme un livre. Si tu repars dans une nouvelle crise, je vais devoir me remettre à corriger deux ou trois idiots au village qui pourraient avoir envie de se moquer de toi …
- Flamme, tu sais bien que je ne fais cela qu’avec toi désormais. Mais tu as bien fait de me le dire, je n’avais pas remarqué cet état de fait. Rentrons maintenant, je te prie.
- Oui, oui, pas de soucis. On y va, et cette fois, je ne te lâche pas le bras !
