J’marche d’un pas décidé. La colère bout en moi, prête à s’relâcher. Ça y est. Enfin, on va pouvoir en finir. Depuis trop longtemps on est oppressés par une lignée d’rois et d’reines qui nous prennent tout et nous donnent rien. Ils s’gavent comme des oies dans leurs châteaux, ils font des grandes fêtes avec leurs larbins, ils s’amusent dans leurs jardins à faire des jeux pour enfants et s’faire lécher les bottes par leurs courtisans pour un peu de terres en échange. Et nous, le peuple, dans tout ça, hein ? On trime, on meurt de froid dans les champs pour qu’Ils aient à manger, on pleure nos morts d’épuisement pour qu’Ils fassent leurs fêtes, on dort dans des taudis pas chauffés pendant qu’Ils font leurs jeux.
Et qu’est-ce qu’on y gagne, vous pouvez me l’dire ? Rien. Rien de rien. Que dalle. Nada. On doit fermer nos clapets et continuer à trimer pour « la lignée », car faudrait pas qu’elle tombe, sinon le royaume il tomberait avec elle, vous comprenez ? Alors on s’tait et on bosse, on s’détruit le dos à cultiver nos champs, on s’enfume les poumons dans leurs industries, on s’casse les mains avec leurs machines pendant qu’eux, ils s’enrichissent et s’moquent de nous. Bah ! Des raclures, des porcs qui font que s’engraisser sans savoir comment travailler, voilà ce qu’ils sont ! Ils nous taxent pour profiter et c’est tout !
Mais ça, c’est fini. On en a assez. La colère, elle gronde dans not’ pays depuis bien trop longtemps. Là, ça va exploser. Hier soir, on a retrouvé l’gros Pierrot dans la grange aux canards, comme on l’appelle. L’pauvre bougre était mort de froid. Il avait perdu sa maison parc’qu’les taxes lui avaient tout pris. Qu’est-ce qu’il pouvait faire, à part s’abriter du froid dans la grange aux canards et attendre la mort ? Rien, comme toujours. Voilà où qu’elle mène, la politique d’la lignée. À nous tuer à p’tit feu. Nous, on n’en veut plus, c’est clair, aussi clair que le bois brûle dans leurs cheminées pendant qu’on s’gèle les miches dehors. Bah là, le bois c’est du sapin, les gars, et il va vous péter à la tronche et vous allez brûler avec !
On a rameuté tout le monde des trois villages d’not’ région. On sait c’qu’on va faire. On va monter à la ville et on va leur dire que c’qu’on pense. On va leur montrer. Ça fait des mois, des années même, qu’y a c’rassemblement à la ville. L’Parti des Compagnons, qu’il dit s’appeler. Ils viennent d’temps en temps, sur la place des villages, et ils nous font ces beaux discours. Ils nous disent ces grands mots, comme quoi ils veulent « renverser la tyrannie monarchique surannée et décadente, afin de redonner le pouvoir et les richesses au peuple oppressé ». Des grands mots, tout ça, mais ça veut bien dire c’que ça veut dire. On veut plus d’la lignée. On veut du pain et des sous.
Alors, on prend c’qu’on a pour s’battre. On ramasse nos outils dans nos granges. Ceux qui en ont, ils prennent leurs pétoires de chasse. Les femmes et les hommes, on monte tous à la ville. On laisse les gosses aux vieux et on part. On va faire comme le Parti des Compagnons il le dit et ils vont voir, à la ville. Ils vont voir qu’y a pas que les petits intellos bourgeois qui s’rassemblent dans les cafés pour discuter qui peuvent remettre le pouvoir en cause. Ils voulaient du sang, les Compagnons ? Ben ils vont en avoir.
*
Nous v’là arrivés. On voit la ville, en bas d’la colline. Sur l’chemin, on a été rejoint par d’autres villages. Eux aussi, ils en ont marre. C’est dans tout l’pays qu’ça gronde. Alors, ils ont pris aussi les armes et ils nous ont suivi. On est beaucoup, maintenant. Plusieurs milliers au bas mot, j’dirais. Comment qu’ils veulent pas nous écouter, avec tout c’monde ? On en chante, des chansons, sur la police d’la reine qui va mouiller son pantalon en nous voyant débarquer ! Ils sont suffisamment nombreux pour arrêter les petits bourgeois dans les cafés, mais nous, c’est aut’ chose, pas vrai ?
Sur l’chemin, on a été rejoint par des Compagnons, aussi. Ils sont pas nombreux. Quelques hommes et femmes, le visage fermé. Ils viennent observer, ils nous ont dit. Pour eux, on n’est pas assez pour prendre la ville. On devrait plutôt les rejoindre, afin d’avoir plus de force et d’organisation. Il faut suivre L’Grand Compagnon, qu’ils ont dit, car il connaît les capacités d’la lignée et veut mettre le peuple sur l’trône. Mais nous, on veut pas les écouter. On part pas mettre fin à la lignée pour en avoir une autre sur l’trône. Ils veulent observer ? Bah qu’ils observent, et qu’ils nous regardent faire c’qu’ils ont pas réussi à faire, tiens !
On descend d’la colline et on s’dirige vers les portes d’la ville. On voit deux gars d’la police prendre leurs jambes à leurs cous. On s’marre bien en les voyant fuir. Ils savent bien qu’ils feront pas le poids, à deux contre nous tous ! Alors, on rentre dans la ville sans personne pour nous arrêter. On est content, ça oui ! On aurait dû faire ça depuis longtemps, vu comment que c’est facile, je me dis en marchant dans les rues. Les gars d’la ville, ils nous regardent tous avec appréhension. Ils comprennent pas qu’on est d’leur côté ? On dit aux p’tits intellos des cafés d’nous rejoindre. On va arrêter la lignée, qu’on leur dit. Ils se regardent vite fait, puis ils s’lèvent et nous rejoignent. Pas tous, y en a qui s’enfuient. Pour eux, bavasser et se plaindre dans les cafés c’était suffisant, par contre se remuer l’derrière et agir, c’est pas la même tasse de thé. Mais beaucoup des intellos viennent avec nous pour renforcer nos rangs.
Ça commence à faire un paquet d’monde qui nous a rejoint. On était qu’trois villages, au début, mais maintenant, on est une véritable armée. Ya d’la colère qui circule partout dans l’pays, à c’qu’on dirait. La lignée va devoir nous écouter, maintenant. Elle a pas l’choix, c’est sa survie qu’est en jeu maint’nant. Nous, le peuple, on en veut plus de c’te monarchie. On veut avoir à manger et on va s’battre pour ça, p’t-être pour la première fois, mais elle s’ra mémorable, ça, c’est sûr ! On est hystérique, on sait dans nos cœurs et nos tripes qu’on va gagner. Alors on continue d’s’enfoncer dans les rues d’la ville et on suit les indications des petits intellos qui nous conduisent vers l’palais d’la reine. On va aller dire deux mots à la reine qui doit être en train de s’gaver d’chocolat sur son trône, comme d’habitude. Vous voulez que j’vous dise ? Elle va pas manger encore longtemps.
*
— Dépêchez-vous, bande de chiffes molles !
Le capitaine nous tanne pour que nous nous préparions. Une révolte paysanne est en marche pour renverser le palais. Encore une. Elles se multiplient ces derniers mois. L’augmentation des taxes nous a tous mis sur la paille. Les raisons financières de l’État sont mises en avant pour invoquer cette augmentation, pour une remise à niveau. Mais au fond, nous savons tous que la guerre menée par la reine ces dernières années contre nos voisins nous a ruiné pour rien. La dispute des frontières est un échec géopolitique, il faut se rendre à l’évidence. Alors, elle a augmenté les taxes, car les caisses sont vides.
Malheureusement, l’augmentation a été trop forte, trop rapide. Les gens ne peuvent plus se nourrir décemment. Le pain coûte si cher qu’il faut économiser un mois entier pour acheter une miche. La misère s’installe, même en ville. Nos poches sont maintenant aussi vides que les caisses de l’État. Alors les campagnes et les ouvriers se révoltent. Je les comprends. Pendant que j’enfile mon uniforme, je me dis que je les comprends. Que pourraient-ils bien faire d’autre ? Ont-ils un autre choix ? Le désastre économique est tel que personne ne peut accepter cela. Je lace mes bottes et je me demande au fond de moi si je me trouve vraiment dans le bon camp. Ne devrais-je pas défiler avec cette foule en colère, moi aussi ? La politique de la monarchie est désastreuse pour notre pays et, pour le bien de nos familles, il faut bien que quelqu’un puisse le faire entendre haut et fort.
Mais j’ai un devoir. Nous avons tous une mission. Notre métier est de maintenir l’ordre. Nous devons protéger la reine de cette révolte. Nous avons tous prêté serment de défendre la monarchie jusqu’à la mort. Alors je finis de me préparer, j’attrape mon fusil ainsi que mon sabre et je cours, sous les hurlements de notre capitaine qui nous assaille d’ordres pour que nous nous dépêchions. Nous nous dépêchons, concentrés sur notre mission, focalisés sur l’atteinte de notre objectif. Je vois bien dans les yeux de mes camarades qu’ils se sont fermés à toute émotion ou réflexion. Il faut au moins ça pour accepter une mission que nos cœurs refusent en secret. Mais nous devons respecter notre serment. Nous sortons donc de notre caserne et nous nous dirigeons à marche forcée vers l’entrée du palais. Nos informateurs nous ont indiqué quel chemin prenaient les révoltés, aussi pouvons-nous prendre les meilleurs emplacements possibles pour les recevoir. Nous sommes bien moins nombreux, mais bien mieux armés.
— Prenez positions, bande de chiffes molles !
Le capitaine nous invective pour que nous soyons dans les temps. Il a raison, nous ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur, sinon l’avantage numérique des révoltés sera intenable. Je me place avec mes camarades derrière les barricades de sacs de sables entourant la place qui mènent aux grilles du palais et j’attends, dans le silence. Mes mains tremblent, mais le froid matinal n’y est pour rien. Je ne veux pas être là. Je n’ai pas envie d’arrêter ces pauvres gens. Ils meurent de faim, bon dieu ! Doit-on juste leur botter les fesses et leur dire de rentrer chez eux pour continuer à mourir dans le silence et l’indifférence ? Est-ce donc cela, le maintien de l’ordre ?
Oui, en ces sombres temps, c’est cela, semble-t-il. Alors, je resserre mes mains gantées sur la crosse de mon fusil et j’attends que les révoltés arrivent. Nous sommes tous mal à l’aise. Nous en avons parlé, avec les gars, dans la caserne. Nous sommes nombreux à soutenir la cause des révoltés. Même si nous ne le disons pas à voix hautes, beaucoup de nos familles en font partie. Bien qu’ils soient perçus par le pouvoir et nos capitaines comme des traîtres, nous débattons souvent sur la cause du Parti des Compagnons. Lorsque nous les arrêtons durant leurs campagnes de propagandes et leurs harangues sociales, nous pouvons les écouter à loisir et nous sommes nombreux à penser tout bas qu’ils n’ont pas vraiment tort. La monarchie en place est dépassée, désuète, et sa politique n’est plus acceptable. Nous ne voulons plus courber le dos et accepter l’inacceptable.
Mais nous avons tous prêté serment. Si notre époque est en train de changer, si les piliers qui soutiennent notre société sont en train de s’effriter, nous nous raccrochons toujours aux valeurs qui sont les nôtres, peut-être pour ne pas sombrer dans la folie qui secoue le pays. Nous sommes au service de la monarchie, quoi qu’il nous en coûte. Peu importe notre avis, nous devons maintenir l’ordre dans notre pays. La révolte doit être matée, nous ne pouvons pas tolérer que le palais soit envahi par une foule en colère. La reine doit être protégée de cette menace, même si elle n’est plus à la hauteur de sa fonction. Bien que son image soit ternie par une guerre inutile, des finances au plus bas et une misère croissante, nous devons défendre et maintenir le pouvoir en place, afin de garantir la stabilité sociale. La lignée de nos monarques existe depuis plus de mille cinq cents ans. Est-il possible seulement d’imaginer qu’elle s’arrêtera aujourd’hui avec la destitution de la Reine M… XXXVII ? Et pourtant… Ne serait-ce pas mieux ? Je m’interroge tout bas mais je n’en ai bientôt plus le temps. Nous commençons à entendre les émeutiers arriver. Les chants paillards mêlés des cris de colère commencent à nous parvenir par bribes. Ils ne devraient plus tarder.
— Préparez-vous à tirer, bande de chiffes molles !
*
On est plus très loin, maintenant. On tourne dans une grande avenue. J’ai jamais vu une rue d’cette taille. On pourrait mettre dedans cinq maisonnées entières qu’elles boucheraient pas la route. Et quand on est dans l’avenue du grand palais, comme les petits intellos des cafés l’appellent, on s’retrouve devant l’château d’Sa Majesté. On est tous impressionnés, il faut bien l’dire. Bon dieu qu’il est grand, c’palais ! On est tous ébahis. On reste silencieux quelques secondes, pour contempler la merveille. On pourrait tous loger dedans, à mon avis, et encore, sans être serrés. On contemple les colonnes de belles pierres, les centaines de fenêtres, les portes si grandes qu’elles font la taille de la grange aux canards. Et puis l’jardin devant, c’est si grand qu’on pourrait en planter, des légumes. On pourrait nourrir tous les villages qui sont rassemblés sur cette avenue avec ce jardin, c’est sûr !
Ça nous met en colère, encore plus qu’avant. C’est pour ça qu’ils nous saignent à blanc ? Pour être pénards dans un château si grand qu’on peut pas en faire l’tour en une journée, pendant que nous on crève de faim dans le froid ? On peut pas tolérer ça. Le Parti des Compagnons a raison, là-d’ssus. Il faut donner l’pouvoir au peuple. Quelque chose, du moins. La lignée ne sert plus le royaume, elle s’sert elle-même maintenant. On a perdu tant de gars, on a vécu tant d’misère, tout ça pour qu’la lignée puisse se créer un paradis rien que pour elle ? On peut pas continuer comme ça, ça, c’est sûr.
On commence tous à gronder de colère, ça fait un vacarme tel qu’on entend aussi les fenêtres sur les côtés de la rue vibrer. On pourrait presque les faire voler en éclats, si on voulait. Et puis on commence à regarder devant la grande grille. Là, la police s’est planquée derrière des sacs de toiles. On voit juste le bout d’leurs casques et les pointes d’leurs fusils dépasser. Les lâches, ils savent bien qu’ils font pas l’poids. On est trop nombreux, surtout maintenant que l’on a été rejoint par les petits intellos des cafés. On est pas seul. C’est l’pays tout entier qui veut plus d’la lignée, pas que deux ou trois péquenots.
V’là un gars de la police qui se lève. Un beau costume, ça doit être un gradé, y’a pas d’erreur. Il nous regarde en faisant frisotter sa moustache et nous prenant de haut, il prend un porte-voix et nous dit d’nous disperser, que la révolte ne sera pas acceptée et sera réprimée. On crie et on l’invective en retour. Pour qui il s’prend, l’gradé ? Il croit qu’on a fait tout ce chemin pour faire gentiment demi-tour ? Elle est bien bonne, celle-là. On lui hurle qu’on veut manger et qu’on veut plus d’taxes. Il nous répond d’nous disperser à nouveau. On lui dit qu’on veut voir la reine pendue ce soir, parc’qu’elle nous tue depuis trop longtemps. Il nous ordonne encore d’partir. La communication ira pas plus loin, on l’sent tous. Il va falloir faire parler les armes. On s’y est préparé depuis l’début d’notre marche.
Alors on charge. On peut plus faire demi-tour. Il faut qu’on fasse tomber la lignée, sinon le pays, il est mort. On court en hurlant, avec nos outils et nos pétoires, et on fonce pour submerger les gardes du palais et la police. J’entends un tir, près d’moi, et j’vois l’gradé qui tombe sur les beaux pavés de la place. Touché ! Ça commence bien pour nous ! On beugle encore plus fort et on court encore plus vite. On l’aura, cette place, elle s’ra bientôt à nous, j’le sens dans mes tripes ! Qu’est-ce qu’ils pensent pouvoir faire, face à nous ? En plus, on a raison, sûr qu’on va l’emporter, j’me dis dans ma tête.
Alors, les flics s’réveillent et tirent. Ça fait un bruit de dingue. Et là, j’vois mes camarades qui tombent comme des mouches. Ya des p’tits intellos aussi. Tous ils tombent en hurlant de douleur. Et j’vois du sang partout. J’commence à avoir peur en même temps que j’suis en colère. Mais on peut plus s’arrêter. On continue à courir, même si on essaie de se cacher aussi sous les véhicules. C’est l’chaos, la débandade. Y en a qui commencent à lancer des pavés ou qui font des boucliers avec des planches de bois. C’est pas très efficace, les balles traversent le bois et plantent des échardes dans les bras des défenseurs, qui crient et saignent. J’me demande si on va réussir, finalement.
Alors j’vois un gars à terre, avec une pétoire dans la main. J’lui prends en lui disant : « pardon, p’tit ». Puis j’vise et j’tire. Un autre policier de tombé. Et v’là qu’en même temps d’autres tirs de pétoires touchent les mêmes gars de la police, au même endroit. On a fait une percée, on dirait. Alors on hurle encore plus fort et on fonce tous là-bas. On va leur prendre leurs fusils et on va leur montrer c’que c’est de s’battre à armes égales. Ils vont pas aimer d’voir leurs gars hurler de douleur. Ça leur apprendra à pas s’battre à armes égales. Ils vont saigner, c’est une question d’vie ou d’mort, maintenant.
*
— Allez-y, bande de chiffes molles !
Ça y est, les émeutiers ont chargé. Nous ne pouvons plus reculer, dorénavant. Nous ajustons nos fusils et nous tirons une première salve. Je vois les paysans et les citadins qui tombent, qui touché à la jambe, qui touché à l’épaule. Ceux-là hurlent de douleur en s’effondrant et font paniquer les gars à côté d’eux. Souvent la blessure est pire que cela et je sais que ceux touchés au torse ne se relèveront plus. Les émeutiers sont en déroute, comme à cela arrive à chaque fois que l’on tire sur eux. Ils chargent et se cachent en même temps. Nous allons très certainement faire un massacre s’ils continuent. Je connais l’histoire, nous l’avons tous vécu beaucoup trop souvent ces derniers temps.
Je recharge mon fusil et, sous les invectives de notre capitaine, nous tirons à nouveau une salve. Nouvelle poignée de morts et de blessés. C’est la débandade, là-bas. Ils paniquent sous la pluie que nous déversons sur eux. Ils se cachent comme ils peuvent, mais ils n’ont pas prévu grand-chose pour se couvrir. C’est toujours comme ça. Ils sont en colère et veulent en découdre, mais ils n’ont pas de stratégie, pas de tactique, pas de plan. Ils vont droit au désastre, mais ils y vont le poing levé. Je soupire et je regarde mes camarades. J’en vois plusieurs qui ont l’œil humide et je sens moi-même une larme couler le long de ma joue. Nous sommes tous tristes de faire ce que nous faisons. Nous ne sommes pas leurs ennemis, même s’ils nous considèrent comme tels.
Tandis que je les regarde se débattre là-bas, dans l’avenue du palais, je ressens une grande tristesse en moi. Si je m’écoutais, j’irais les rejoindre, ces pauvres bougres. Je leur donnerais de la discipline et de la tactique. Je leur dirais quand se couvrir et quand répliquer. Je leur dirais comment nous prendre par surprise pour ne pas aller à la mort comme ils le font. Mais je ne le fais pas. Personne ne le fait. Nous devons protéger la reine et faire notre devoir. Nous devons garantir la stabilité sociale. Mais le faisons-nous vraiment en massacrant ces émeutiers ?
— Tirez, bande de chiffes molles !
Le Capitaine nous hurle dessus pour que nous continuions. Soudain, pendant que nous rechargeons tous, je vois un insurgé s’emparer d’un vieux fusil et tirer. Je vois F… tomber, touché à l’épaule. Alors, plusieurs d’autres coups partent et je vois notre flanc gauche fléchir. Sentant l’occasion dont ils avaient besoin, les révoltés chargent vers ce point de faiblesse. Nous tirons tant que nous pouvons mais ils sont trop nombreux. Ils tombent et sont aussitôt remplacés par ceux derrière eux. Ils se piétinent et ne font plus attention à rien. Sous les insultes de notre capitaine, nous continuons à tirer, mais c’est inutile. Les voilà qui arrivent, finalement, à notre barricade.
Ils enfoncent le flanc gauche et s’infiltrent sur la place. Nous ne pouvons plus tenir aussi facilement. Si nous nous concentrons et visons ceux qui rentrent par le trou qu’ils ont réussi à percer, nous serons submergés par ceux qui sont en face de nous. Cela arrive à un moment donné, bien entendu. Les émeutiers progressent. Nous croulons sous une pluie de pavés mêlée de coups de fusils de chasse. Je vois mes camarades s’effondrer, touchés. Nous ne pouvons plus tenir face aux émeutiers. Ils sont trop proches. Nous allons fléchir.
Puis, un coup de clairon. Soudain, tout s’arrête pendant quelques secondes. Et voilà que, depuis l’Est de la place, de nouveaux escadrons arrivent ! La reine a fait appel à la garnison du mont S…, qui campait proche de la ville ! Nous voilà rassénérés. Je les observe qui tirent dans le tas et font encore plus de victimes. Mais les révoltés se sont emparés de nos fusils et commencent à les canarder également. Nous sommes maintenant au corps à corps. Je m’empare de mon sabre et défend chèrement ma vie.
— Pourfendez-les, bande de chif…
Mais voilà le capitaine mort. Un émeutier l’a transpercé avec un sabre qu’il a dû récupérer sur un de nos camarades morts. Je n’ai plus le temps de réfléchir. Je me bats, je ne peux rien faire d’autre. La folie se déchaîne.
*
L’arrivée de l’armée tombe mal. On avait pas prévu ça, pas du tout, même. La reine veut not’ mort, coûte que coûte. Ça montre bien qu’elle doit plus régner. Le pays est vérolé, faut qu’on nettoie tout ça. Heureusement, on a pu s’emparer des fusils de la police et on réplique. On est moins bien entraîné, on touche moins et on perd plus de gars, mais on tient. Je vois une femme qui se lève derrière son sac de toile pour viser un pantin armé. Elle le blesse, mais elle tombe aussi sec, touchée en plein front. Elle se relèvera pas, paix à son âme.
D’toute façon, on est tous sur la place maintenant. On est serré, on peut plus s’déplacer, on a plus la place pour tirer. J’prends un sabre à un policier et j’fonce dans la mêlée. C’est plus qu’une boucherie ici. On a perdu tellement de gars, on pensait pas que ça finirait comme ça. Bon dieu, on veut juste arrêter de crever de faim et de froid, ils peuvent pas le comprendre ? On est dans l’camp d’la justice ! Eux, ils défendent une lignée corrompue, qui ne pense qu’à ses fêtes et ses jeux, et qui tue notre pays à p’tit feu. On existe pas pour la lignée et eux non plus ! Ils défendent une reine qui les méprise, qui s’en fiche d’les voir mourir au champ d’honneur. Ils se sacrifient pour garder une lignée qui nous mène droit dans l’mur, on n’y comprend rien !
Alors, on continue d’beugler pour s’donner du courage et on fonce sur nos ennemis. On s’bat pour nos vies, ya plus le choix. J’vois un policier qui s’tourne vers moi. Je réfléchis pas, j’lui enfonce un sabre qu’j’ai ramassé dans la poitrine. Il tombe, crache du sang, puis il arrête de gigoter, il est raide mort. Un de moins. Ça devait être un aut’ gradé, vu l’beau costume et les ordres qu’il beuglait à tue-tête. Plus on tue les gradés, moins les soldats et les policiers pourront s’coordonner, je me dis dans un coin de ma tête. Faut s’concentrer sur les gradés, que j’essaie de beugler pour m’faire entendre dans la cohue.
Mais on peut rien contrôler. C’est la folie partout autour de moi. Esquiver, essayer d’embrocher, fuir, se pousser mutuellement. Tomber, se faire relever par des mains alliées, relever des camarades tombés. On réfléchit plus, on s’bat et c’est tout. On jette des pavés, on attaque à coup d’piques, on tire des coups d’pétoires pour les plus chanceux d’entre nous. J’ai toujours mon sabre et j’l’lâcherai pas, pour rien au monde. J’me cache derrière un tas d’sacs en toiles pendant qu’une ligne de soldats tire au jugé. J’entends les cris de douleurs des gars et des filles autour de moi. J’tousse et j’me secoue la tête alors qu’un trou dans un des sacs déverse du sable sur ma tête.
C’est alors que j’me rend compte qu’on va perdre, à la fin. On est beaucoup, mais pas coordonné. Et on a moins d’armes. On peut pas faire face. Je vois déjà des gars qui commencent à fuir. Eux aussi ont compris. Ça sert à rien d’rester si on doit mourir jusqu’aux derniers. On aurait dû écouter les gars du Parti des Compagnons. Eux, au moins, ils ont une stratégie, ils savent de quoi ils parlent. J’espère que les autres vont pouvoir les rejoindre. Mais moi, c’est trop tard, j’suis proche des soldats. Mais ils m’auront pas. J’vais en emporter le plus avec moi, ça leur apprendra à suivre la lignée qui nous méprise. Ça fera moins d’soldats contre les Compagnons.
J’attends qu’un groupe de soldats arrive près d’moi et j’attaque par surprise. J’me relève, saute sur les sacs et crie : « Vive les Compagnons ! À bas la reine M… XXXVII ! » Puis j’saute sur un soldat et lui enfonce mon sabre dans l’côté, pas loin du cœur. Au même, moment, j’sens quelque chose d’long et froid dans mon ventre. J’regarde, ahuri, un sabre sanglant qui sort d’ma brioche. J’y vois des entrailles qui en pendent. C’est les miennes, j’pense au fond d’moi, tandis qu’le sabre s’retire et ressort dans mon dos. J’me retourne, et j’vois un policier qui m’regarde, effrayé. J’comprends qu’il était caché de l’aut’ côté des sacs. J’l’avais pas vu venir, ça, tiens.
*
C’était la folie. Nous nous sommes battus longtemps contre les émeutiers. L’arrivée de la garnison a été salvatrice. Malgré des combats sanglants, notre entraînement et notre discipline nous a permis de reprendre le dessus. Mais nous avons tué beaucoup trop de révoltés. Je tremble de dégout pour les actes que nous avons dû perpétrer aujourd’hui. Mais avions-nous le choix ?
Je me cache derrière un tas de sac de sables pendant que je vois les révoltés refluer de plus en plus de la place. Nous avons gagné cette bataille. Mais à quel prix ? Des soldats avancent pour reprendre l’espace et sécuriser le périmètre. C’est alors qu’un émeutier, qui était caché derrière mes sacs de sables, se jette sur les soldats dans un cri de ralliement au Parti des Compagnons. Je ne réfléchis pas. Tandis qu’il fonce sur le groupe, je me précipite derrière lui et je lui enfonce mon sabre dans le dos. Il frémit, surpris. Tout le monde est choqué lorsqu’un sabre le transperce. Je ressors mon épée et il se tourne vers moi.
Nos regards se croisent. Je lis de la surprise dans le sien, une sorte de surprise outrée que j’ai pu l’agresser ainsi, et puis la souffrance qui arrive enfin. Ses intestins me tombent sur les bottes tandis qu’il s’effondre, toujours en me fixant. Il respire vite, essaye de trouver de l’air. Il n’en a plus pour très longtemps. Il lève une main ensanglantée vers moi puis, après une toux remplie de caillots de sangs et de glaires, un filet de bave et un râle ignoble, son regard s’éteint et le voilà qui rend l’âme devant moi.
S’en est trop pour moi. Je laisse tomber mon sabre sur les pavés de la place tandis qu’une odeur atroce se répand autour du cadavre dont les sphincters viennent de lâcher. À cause de moi et de mon serment d’honneur, j’ai tué mon dernier émeutier de ma vie. Je ne veux plus participer à ces tueries. Je ne veux plus défendre un pouvoir corrompu contre un appel à la vie et à la liberté. Je reste planté devant ce cadavre, qui n’est plus un homme et qui sera bientôt emporté dans une fosse commune pour être brûlé sans aucune considération, et je me dis que tout cela n’a aucun sens. Mon devoir n’a aucun sens. Je renonce. Puis je ressens un choc sur mon visage et l’arrière de mon crâne explose, tout devient noir et je n’existe plus.
*
Je souffle doucement et baisse la crosse du fusil. De toute ma vie, je ne pensais pas qu’un jour je devrais tirer sur un membre des forces de l’ordre. Pourtant, je viens d’abattre froidement l’un d’entre eux, après l’avoir vu éventrer un des émeutiers qui se battait pour sa vie. Lâchement transpercé, le paysan s’est vidé de son sang et de ses entrailles avant de s’effondrer. C’était plus que je ne pouvais en supporter. Un dernier acte barbare par ces soi-disant garants de la Loi Royale. J’ai donc pris un fusil à mes pieds, j’ai visé et je l’ai abattu, ce lâche tueur. Ces animaux qui se croient au-dessus des lois de Dieu doivent être éradiqués. Le doute n’est plus permis après ce triste jour.
Bien entendu, j’ai toujours fait partie de cette classe que l’on qualifie aisément d’antimonarchiste. Mais ma révolte restait cantonnée aux cafés aux coins des rues de mon quartier. Avec mes amis, nous opérions une révolte par la pensée, écrivant des œuvres clamant l’arrêt d’un pouvoir déliquescent et destructeur et prônant la naissance d’une liberté souhaitée par l’ensemble du peuple. Mais nos agissements furent toujours portés sur la parole et la harangue plutôt que l’acte physique.
Lorsque nous avons vu débarquer cette masse paysanne et ouvrière révoltée, nous avons succombé à leurs invitations pour faire tomber « la lignée ». Ils nous appelaient entre eux « les petits intellos des cafés » et nous sommèrent de leur montrer le chemin vers le palais. Nous le fîmes de bon cœur et nous participâmes à ce massacre. J’ai vu des choses aujourd’hui que je ne pourrais jamais pardonner. Les forces de l’ordre sont allées trop loin, cette fois. J’ai compris que la police et l’armée resteront fidèles au pouvoir vérolé de ce palais et que cette fidélité perdurera tant qu’une véritable révolution ne sera pas mise en place. Il nous faut pouvoir convaincre que notre rage permettra l’instauration d’un ordre nouveau, capable de régir sainement et efficacement le pays tout en changeant les fondements du pouvoir monarchique en place et réformer notre société dans un ordre nouveau et salvateur.
Je comprends alors qu’il n’y a qu’un seul moyen pour avoir un tel rassemblement. Nous devons tous rejoindre le Parti des Compagnons qui lutte activement depuis des années contre le pouvoir en place. Lui seul possède la structure et la puissance nécessaire pour se soulever et renverser ce pouvoir corrompu. De plus, les valeurs de compagnonnage et de partage prônées par le Parti sont celles que nous défendions avec mes amis dans nos cafés. Mes poèmes pourront maintenant être utiles à des fins politiques. Je mettrai tout mon travail aux services d’une révolution sociale réformatrice.
Je marche dans les rues d’un pas décidé. La colère bout en moi, prête à se relâcher. Nous y sommes. Enfin, nous allons pouvoir en finir. Ma détermination est grande. J’erre dans les rues jusqu’à ce que je trouve l’objet de mes recherches. Là, entre deux épiceries, les membres éparses du Parti des compagnons qui suivaient le cortège des émeutiers rassemblent tous les nouveaux volontaires qui souhaitent les rejoindre. Après les événements atroces de la journée, je ne suis pas étonné que beaucoup pensent la même chose que moi. Ensemble, nous serons une véritable force. Il n’est plus temps de la révolte, il est temps de la Révolution.
Juste, ce n'est peut-être que moi mais je ne suis pas hyper fan du fait de "manger les mots" à l'écrit (ex : "au fond d'moi"). Personnellement j'aurais écrit la majorité des mots en entier parce que la tournure des phrases donne déjà, le ton, mais d'autres personnes seraient sûrement en désaccord '^^
Je comprends pour le style d'écriture de mâcher les mots, j'avais envie d'essayer de créer un personnage plus dans l'émotion, plus direct, mais je comprends que ça puisse ne pas plaire !
J’ai hâte de lire la suite !
On comprend facilement le contexte initial. Les différents points de vue s'enchaînent bien et les descriptions permettent de se projeter facilement sur le ressenti des protagonistes.