Chapitre 2 : Révolution populaire vérolée

Par Gwonuen

Je suis la marche sereinement, bien qu’étant un peu excité. Nous ressentons tous cette joie, proche de l’extase, car enfin, nous atteignons le lieu de tous nos espoirs. Après la boucherie du 4 septembre 2…, où j’ai tué mon premier homme au nom de la liberté, après des années passées à se plaindre tout bas de cette monarchie destructrice, à subir un ordre social réprimant le droit à la vie au profit de l’ode du pouvoir et à vivoter dans cette société sans pouvoir vivre dignement. Enfin, nous voilà arrivés à destination. Enfin, nous voilà devant le camp du Parti des Compagnons.

Cela fait des semaines que nous attendions de pouvoir l’atteindre, après notre recrutement. Il n’est pas facile de vivre près du Grand Compagnon, ni même de le trouver. Cette maxime est d’autant plus vraie depuis que la révolte réprimée du 4 septembre 2… a laissé le royaume à feu et à sang. C’était inespéré, mais cette énième répression policière par la reine M… XXXVII a choqué tout le pays. L’appel opportuniste à l’armée pour soutenir la police et tuer tous ces pauvres hères a révolté le monde et enfin ouvert la voie à la colère et la rage. Nous pouvons enfin soutenir une véritable révolution, seul remède au terrible vice qui gangrène notre pays : cette monarchie décadente et oppresseuse.

Hélas, une révolution n’est jamais aisée à mettre en place, ni simple à soutenir politiquement. Car la révolte engrangée reste dans son enfance et n’est nullement méthodique à l’heure actuelle. L’appel au renversement du pouvoir crée des ambitions politiques et tous les rapiats qui désirent voir leurs souhaits de pouvoir se réaliser se jettent sur le gâteau pourri pour en avoir une part, quitte à souffrir d’indigestion et à tout perdre dans ces temps de folie. Le Parti des Compagnons n’est qu’une force politique parmi d’autres, qui luttent toutes pour prendre le pouvoir, aussi l’insécurité est à son apogée dans tout le royaume.

La situation politique est catastrophique. Le pouvoir monarchique est affaibli par la situation, bien qu’il possède encore un noyau d’ardents défenseurs qui souhaite maintenir le pouvoir en place. La plupart de ces gens-là sont surtout des aristocrates qui souhaitent conserver leurs privilèges et ne souhaitent pas partager ce qu’ils possèdent. La nature humaine. Pour le moment, l’armée reste au service de la reine, lui donnant un avantage indéniable. Mais la majorité du peuple s’est soulevé contre le pouvoir. Malheureusement, ce soulèvement n’a pas su rester soudé dans l’adversité et s’est scindé en plusieurs factions.

Les plus extrêmes sont surnommés les Jeans Troués, du fait du grand nombre d’étudiants les ayant rejoints et qui portent ces vêtements si caractéristiques de la jeunesse. Penseurs anarchistes de la première heure, les Jeans Troués souhaitent une absence totale de pouvoir central et un abandon pur et simple du droit à la propriété, rêvant d’un pays où tout le monde s’entraide et vaque à ses occupations sans jamais rien détenir. Il s’agit malheureusement d’un idéalisme irréalisable qui mènerait au chaos politique et social, et condamnerait l’état à une dérive certaine et faciliterait l’émergence d’une dictature, suivant une loi du plus fort naturelle d’un tel régime.

D’autres factions régionales entrent en jeu également. Mais il s’agit plus de révoltés locaux qui souhaitent l’indépendance de leur région par rapport au royaume, sans autre pensée qu’une libération envers un pouvoir jugé trop lointain et sévère pour vivre au sein d’une autarcie idéalisée et égoïste. Ce n’est, à mon avis, pas une solution pérenne et souhaitable. Allons-nous voir le royaume se diviser en une multitude de régions, plus petites et faibles les unes que les autres, qui devront lutter et finir absorbées par des pays voisins forts et unis ? Allons-nous oublier que nous ne sommes qu’un seul et même peuple et que, si nous devons changer de régime politique, nous devons rester unis en ces temps de doute ?

Je ne le pense pas. Aucun de nous, dans ce groupe de marcheurs que nous formons, ne le pense. S’il nous faut réformer notre pays, notre peuple doit rester soudé et fort. Le pouvoir doit être renversé, c’est un fait, mais il doit surtout être remplacé par un gouvernement qui portera les réformes sociales et économiques nécessaires pour que notre pays puisse vivre dans la décence et la dignité. Voilà pourquoi nous rejoignons le Parti des Compagnons. Lui seul possède un objectif réformiste global. Aussi nous entrons dans ce camp le sourire aux lèvres et le cœur bondissant dans notre poitrine. Nous sommes sur la bonne voie, je le sens de tout mon être.

 

*

 

J’écris frénétiquement depuis des jours. Comment aurais-je pu savoir que le Grand Compagnon exercerait une telle influence sur moi ? Je suis au comble de la joie, mon esprit est en ébullition depuis si longtemps que je ne saurais dire depuis combien de temps je n’ai pas dormi. Pourtant, je ne ressens aucune fatigue. Je suis fébrile et j’écris pour le Parti. Je couche sur le papier des lignes et des lignes, encore et toujours. J’apporte ma pierre à cet édifice majestueux, pressé de contribuer à cet idéal que nous a confié le Grand Compagnon. Lui qui nous a accueilli au sein de sa quête, qui serais-je pour lui refuser mon aide ?

Cela fait quinze jours que nous sommes entrés dans le camp du Parti des Compagnons. Des membres nous ont accompagné pour nous montrer nos quartiers. Nos chambres sont simples, militaires, et j’eus au début un mouvement de recul. Un idéal écorné. Lorsque j’interrogeais nos hôtes sur la vacuité de nos appartements tandis que je regardais les belles maisons autours desquelles nous nous rassemblions et que nous ne pouvions pas occuper, ils m’expliquèrent que le Parti recevait une marée de nouveaux recrutés si forte que les grandes villas de la ville ne pouvaient plus tous nous accueillir. Cela fit sens dans mon esprit et j’acceptais de prime abord cette promiscuité forcée, attendant de rencontrer le meneur de ce groupe avant de prendre une décision finale quant à mon implication dans ce parti.

Bien m’en pris ! Car quelques heures plus tard, après avoir visité le camp, nous fûmes appelés devant ce que les membres du Parti appelle la « cage thoracique » du Parti. Nous allâmes devant une magnifique villa faite de pierres blanches et nous nous regroupâmes devant un somptueux balcon. Nous étions, je pense, plusieurs milliers. Puis nous le vîmes sortir et je compris alors pourquoi ils avaient nommé ainsi ce lieu. Là vivait le cœur de ce rassemblement. Ici se trouvait le souffle du courage du Parti. Le Grand Compagnon avait un charisme à nul autre pareil. Plus grand, bien plus grand que celui de la reine. Elle tenait le sien de son statut royal, ainsi que du respect dû à la persistance de sa lignée. Mais le Chef du Parti, lui, possédait un charisme naturel, de celui qui, par sa simple présence, fait battre la chamade à votre cœur, comme durant la rencontre d’un premier amour.

Je sentis tous les regards se porter naturellement vers le Grand Compagnon, toutes les respirations se couper, toutes les oreilles se tendre. Le silence était si intense qu’il en devenait assourdissant. Alors seulement le chef de notre armée parla. La voix était chaude, le ton caressant et dur à la fois, les mots… étourdissants. Il nous confia sa fierté de partager cette rébellion avec des compagnons aussi forts et soudés que nous. Il nous partagea sa passion pour la justice et l’équité. Il nous transmit sa haine pour la corruption inhérente de la traîtresse lignée, comme il l’appelait. Il nous dit encore sa douleur à voir notre peuple souffrir de n’avoir rien tandis que d’autres se gavaient comme des porcs sur notre dos. Une redistribution des richesses devait être réalisée, le peuple devait reprendre le pouvoir qui lui appartenait de droit, et les Compagnons œuvraient donc pour un bien supérieur qui nous dépassait tous mais que Lui entrevoyait.

Ses mots coulaient sur nos esprits comme du velours et nous faisaient ressentir mille et une émotions d’une intensité folle. Tel un sculpteur, il nous façonnait selon son désir, nous martelant du burin de son discours aux trésors sans fins. Tantôt nous pleurions, tantôt nous tremblions de colère, parfois nous restions dans un mutisme parfait, parfois nous hurlions plus fort encore qu’un troupeau de bovins égorgés en plein été. Le simple fait d’écouter le Grand Compagnon nous fit rentrer dans une transe au sein de laquelle nous n’étions plus que sentiment révolutionnaire et galvanisme infini. Comme tous les autres, je ne voyais que notre meneur, n’entendais que lui, ne ressentais que ce qu’il souhaitait me faire éprouver. Mes doutes furent balayés par ses paroles, ma conviction devint folie, et je n’eus alors plus qu’un seul et unique désir, apporter mon aide inconditionnelle à la réussite du Parti dans sa conquête du pouvoir.

Depuis ce jour, je suis devenu un Compagnon. Ma mission, avec celle d’autres auteurs, est de porter par mes mots la révolution du Compagnonnage. Le Parti a déjà des bras, nous serons sa langue et sa plume. Je suis dans un bureau à longueur de journée, certes rudimentaire mais amplement suffisant pour réaliser ma mission. J’écris des articles et des œuvres révolutionnaires qui sont envoyés pour impressions dans le royaume entier. L’objectif est d’assurer la perpétuation de la pensée du Grand Compagnon et recruter le maximum de personnes dans le Parti. Avec mes collègues, nous écrivons aussi des pamphlets contre des opposants du Parti. Fervents royalistes, anarchistes extrémistes, indépendantistes opportunistes, indécis politiques. La logique est claire : toutes celles et ceux ayant des idées différentes à celles du Parti sont des ennemis. Je suis parfois un peu hésitant devant une telle extrémité, mais je balais vite mes doutes par un regain de ferveur grâce à l’idée implantée par le discours du Grand Compagnon : le Parti doit gagner le pouvoir pour que notre peuple puisse enfin être heureux.

Je me suis fait deux bons amis, tout aussi littéraires que moi. La première, A…, est une ancienne scénariste et autrice de pièces de théâtre engagées. J’avais déjà vu certaines représentations de ses œuvres, trop souvent censurées par la reine, et son humour incisif m’avait toujours beaucoup marqué, tandis qu’elle aimait beaucoup les poèmes que j’avais publié et clamé. Le deuxième, H…, était un auteur à succès avant la révolution. Ses romans étaient bien connus dans tout le royaume. Si H… n’avait jamais parlé de ses convictions politiques en public, le massacre du 4 septembre 2… lui avait retourné le cœur et convaincu de participer plus activement. Les soirs, nous nous retrouvons tous les trois, pour discuter des textes que nous avions écris pour le Parti dans la journée. Parfois, nous écrivons des pamphlets sur la même personnalité et nous comparons et critiquons nos textes respectifs, afin de les rendre encore plus incisifs.

Il est bon de sentir des sentiments autres que le Compagnonnage, tout de même. H… a un esprit rieur et j’apprécie beaucoup nos discussions. Quant à A…, eh bien… Disons qu’une amitié plus profonde est en train de naître. Nous avons été aussi surpris l’un que l’autre de ces sentiments soudains. Pourtant, ils semblent si naturels que l’on dirait que nous étions fais pour nous rencontrer à ce moment-là. Parfois, nous nous disons avec A… que cette révolution devait avoir lieu pour que nous retrouvions ici, au sein du Parti, afin de nous aimer jusqu’à la fin de nos jours. Puis nous rions de notre sottise, flottant sur un petit nuage de bonheur. Le soir, je me couche heureux. Je participe à la plus grande des aventures, je vais sauver mon pays de la gangrène d’un pouvoir dépassé, mes textes rassembleront le peuple sous une même bannière révolutionnaire et nous pourrons construire un pays à notre image, où nous aurons la liberté de vivre sous de justes lois, avec A… à mes côtés. Je ne pourrais être plus confiant en l’avenir.

 

*

 

Ma main tremble tandis que je termine le texte que je suis en train d’écrire et une larme s’écoule le long de ma joue. Ce que l’on nous a demandé de faire m’a mis dans un état de dissonance intenable. Tous mes textes ont pour but d’aider le Parti dans la noble tâche de sauver le pays de la gangrène monarchique tout en évitant le cancer de l’anarchisme ou celui de l’indépendantisme régional, qui n’aurait pour conséquence qu’une lente agonie de notre pays avant qu’il ne soit finalement absorbé par nos voisins. J’ai foi dans le Parti et le grand Compagnon et poursuis toujours notre quête avec ferveur. Pourtant, ce que l’on vient de me demander… Aurais-je dû refuser ? Le voulais-je seulement ?

Hier, J…, la Compagnonne chargée de l’Harmonie Intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-Partisane, la section qui regroupe nos talents d’écrivains, nous a demandé de nous rassembler dans le hall. Nous attendions un nouveau discours du Grand Compagnon, qui nous galvaniserait à nouveau et nous redonnerait le cœur à l’ouvrage. En lieu et place de cela, la Compagnonne J… nous attendait sur une estrade, les mains derrière le dos, le visage grave et l’œil sévère. Derrière elle se trouvait deux gardes, qui entouraient H…. Celui-ci courbait la tête et le dos, fixant le sol dans un silence impénétrable. J’essayai en vain de croiser le regard de mon ami avant que J… ne prenne la parole.

H… avait lancé des commentaires fielleux et accusateurs envers les membres du Haut Conseil des Compagnons, présidé par le Grand Compagnon lui-même et qui dirige notre groupe insurrectionnel. C’est en tout cas ce que nous a soutenu J…. H… avait écrit une diatribe emplie de haine et portée par une fièvre monarchique retrouvée qu’il fallait étouffer dans l’œuf. Il s’agissait là d’un acte antirévolutionnaire qui ne devait pas être encouragé chez les Compagnons, car cela mettait en péril la noble tâche de notre Parti ainsi que la sécurité du pays. J… nous avait donc rassemblé pour que nous puissions voir le visage de la trahison qui couvait dans nos rangs, afin de nous en imprégner et nous en inspirer pour écrire un message intra-partisan.

Avec A…, nous nous tenions la main, atterrés. Nous fixions J…, incapables de prononcer un mot. Il ne nous était jamais venu à l’esprit qu’un Compagnon puisse se retourner contre les idées du Parti. Encore moins venant d’H…. Cela nous semblait incongru. Pourtant, les mots de la Compagnonne continuaient, durs et implacables. H… avait trahi l’essence même du Compagnonnage en souhaitant jeter l’opprobre sur le Grand Compagnon lui-même ! Un tel comportement dénotait un esprit vil et était certainement l’œuvre d’un espion à la solde d’un de nos rivaux.

À ces mots seulement, H… avait relevé la tête et m’avait fixé. J’avais senti la colère et la haine dans son regard, mêlé à ce que je devinais être de la peur. Il semblait me supplier, mais de quoi ? De le pardonner ? Était-il véritablement un espion d’une quelconque faction ? Était-il un Jean Troué ? Un Monarchiste ? Tandis que je m’interrogeais, je vis alors qu’H… portait des ecchymoses sur le visage, notamment une coupure sur la joue qui saignait légèrement. Je m’interrogeais, confus. Avait-il été maltraité ? Ou s’agissait-il d’une arrestation qui avait mal tournée et qu’il s’était débattu ?

Les mots violents de notre cheffe me ramenèrent brutalement à la réalité. J… nous annonça qu’H… était dorénavant un paria qui partirait en exil et que nous devions commencer à écrire nos diatribes sur cet antirévolutionnaire sans plus attendre. Sur ces paroles, les deux sbires emmenèrent mon ami qui se mit soudain à hurler :

— Ne les écoutez pas ! C’est un mensonge ! Le Grand Compagnon nous ment à tous ! Ils nous mentent, tous autant qu’ils sont ! Ils ne souhaitent pas partager les richesses avec nous, ils…

Un coup de poing dans l’estomac de la part d’un des deux gardes se chargea de le faire taire. Il se plia en deux et vomi un peu avant d’être emmené sans ménagement, sous nos yeux ébahis et un silence teinté de malaise. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Nous retournâmes alors dans nos bureaux et, après m’être assis et avoir regardé la fenêtre fixement pendant une vingtaine de minutes, je m’étais mis à écrire ce que l’on m’avait demandé. Cela avait été très dur. J’utilisais toute mon imagination pour tenter de coucher sur le papier ce que je n’arrivais pas à croire chez mon ami. Nous avait-il trahi ? Devais-je moi-même le trahir comme on me l’avait ordonné ? Cela m’était vraiment difficile d’agir ainsi contre mon ami mais, après tout, le Parti des Compagnons ne devait-il pas survivre à tout prix ? La révolution ne devait-elle pas être protégée, pour le plus grand bien ? Alors je m’attelai à la tâche, tout en me dégouttant moi-même pour les mots infâmes que je proférais à l’encontre de mon ami.

J’essayais de me convaincre de sa culpabilité afin de me donner du courage. Après tout, il est plus simple d’écrire des calomnies sur une personne que l’on méprise. Pourtant, une petite voix dans ma tête ne cessait de répéter les mots qu’avait prononcé H… avant d’être brutalement écarté de la scène. Et je me dis en mon fort intérieur, tout bas, comme si je craignais que mes pensées soient écoutées, que mon ami avait peut-être tenté de nous prévenir. Peut-être fallait-il mener l’enquête sur ses accusations ? Peut-être que le Parti des Compagnons nous cachait-il des choses ? Et si le Grand Compagnon… ?

Mais j’étouffe bien vite cette traîtresse pensée tandis que je pose ma plume. Une larme coule le long de ma joue, alors que je regarde à nouveau par la fenêtre, ruminant de sombres pensées. J’écoute les oiseaux chanter avec innocence dans le grand jardin qui borde mon bureau tandis que je pense à la trahison d’H…. Au bout d’un long moment, j’entends la porte de la pièce s’ouvrir en grinçant, puis sens une main réconfortante se poser sur mon épaule. Je l’attrape, soulagé qu’A… m’ait rejoint. Nous restons muets, pris par notre terrible fardeau, et nous nous tenons simplement la main, sachant tout des pensées de l’autre. Pour la première fois depuis notre rencontre, nous ne débattîmes pas sur lequel de nos textes était le meilleur des deux.

 

*

 

J’ai longtemps débattu avec moi-même depuis qu’H… a été banni du Parti. J’ai ruminé ses paroles pendant tout un mois, tout en poursuivant mes écris propagandistes sous la direction de J…. Mais maintenant, j’ai pris ma décision. Il faut que je sache. Je ne peux pas continuer à servir le Parti des Compagnons si je ne me convaincs pas de son honnêteté et de son intégrité dans la révolution que nous menons. Le Grand Compagnon nous a parlé il y a deux semaines. Il nous a parlé de l’avancée du Parti dans sa quête de « réconciliation du peuple et du pouvoir », quoi que cela veuille dire. Son discours eut le même effet sur la foule. Tous les Compagnons sont repartis galvanisés, comme je le fus durant sa première harangue. Pourtant, je restai froid à celui-ci. Le doute s’est insinué en moi, tel un poison il coule dans mes veines. Je doute lorsque j’écris, je rumine lorsque je mange, je reste éveillé lorsque je me couche auprès de A…, les yeux fixés au plafond, à réfléchir.

Il faut que je sache. J’ai pris ma décision. Tandis que tous mes Compagnons sont enfermés dans leurs bureaux pour écrire la propagande souhaitée par le Parti, je me lève de ma chaise, passe par ma fenêtre et je m’esquive. J’évite les gardes qui rôdent devant nos locaux et je me faufile en dehors de la propriété. C’est étrange, tout de même, d’avoir des gardes, me dis-je. Nous protègent-ils ou nous empêchent-ils de sortir ? Une fois hors de vue des bouledogues, je me relève et avance dans le camp avec désinvolture. Sans en avoir l’air, je me dirige vers la bourgade de villas, là où se trouve le Grand Compagnon et le Haut Conseil. Là où il n’y a plus de place pour nous héberger, selon leurs dires, nous reléguant dans de pauvres chambres délabrées.

J’entre dans le quartier, faisant mine d’avoir une mission et de savoir où je me rends. Cela me permet de m’introduire sans être remarqué. Le lieu est bien plus surveillé, semble-t-il. Quoi de plus normal, dans un climat insurrectionnel aussi tendu, que le Haut Conseil et le Grand Compagnon ne doivent pas être inquiétés ? Pourtant, cette menace nécessite-t-elle autant de gardes ? Je n’en suis pas sûr. Je m’arrête dans un joli parc richement décoré et je m’assoie sur un petit banc en terre cuite pour réfléchir. Il n’y a personne pour le moment, cela me laisse le loisir de rassembler mes idées. Bien m’en pris car soudain arrivent deux Compagnons qui passent devant moi en me saluant solennellement. Je leur réponds avec une ferveur feinte, car le doute couve toujours en moi.

Je comprends vite que je ne pourrai pas passer inaperçu bien longtemps. Les personnes qui vivent ici ne me reconnaîtront pas. Très vite, l’un d’entre eux va se demander qui je suis. Ce Compagnon demandera aux autres et je serai cuis. Je me lève de mon banc et je pars, décidé. Je vais directement vers la vaste villa du Grand Compagnon. Je veux savoir s’ils ont dit vrai, qu’ils ne peuvent pas nous loger par manque de place. J’avance et sors du jardin, je tourne à gauche et je marche droit vers mon objectif. J’arrive devant la riche demeure et je passe le grand portail. Je longe la piscine extérieure, remonte l’allée bordée de tulipes de toutes les couleurs et rentre par la double porte vitrée.

Quel vaste hall ! Le tapis persan rouge et noir est d’une qualité que j’ai rarement observée. Et les lustres ! Du cristal pur, à en croire mes yeux. L’escalier est fait d’un bois noble, cela va sans dire, je pense à de l’ébène ou du chêne. Tout est si grand ! Je passe dans la salle à manger. Une longue table, tout de verre, avec une vingtaine de chaises. La cuisine, faite de marbre, est neuve et remplie d’ustensiles. Je suis impressionné. Je fais le tour du rez-de-chaussée, ébahi, la tête ailleurs. J’ai l’impression d’être dans le château de la Reine tellement tout est si richement décoré. Mais il y a quelque chose d’étrange. Je suis mal à l’aise mais, tout à ma surprise de découvrir ce magnifique endroit, je n’arrive pas à réfléchir suffisamment pour comprendre encore ce qui me chiffonne.

Je fronce les sourcils et je monte à l’étage, le tapis de velours couvrant les marches de l’escalier étouffant le bruit de mes pas. Là-haut, un vaste salon, rempli de canapés et de fauteuils, tous ayant l’air plus confortables les uns que les autres. Derrière, une grande porte vitrée, qui donne sur le balcon où Le Grand Compagnon nous a parlé lors de mon arrivée au Parti. À droite, Une grande porte fermée. Je m’approche subrepticement et colle mon oreille. Aucun bruit. Le silence me rend nerveux. Je coupe ma respiration pour être le plus silencieux possible et j’approche ma main de la poignée. Qu’est-ce que je vais trouver derrière cette porte ? Et pire, que vais-je raconter comme mensonge si quelqu’un se trouve derrière ? Je tourne la poignée tandis que mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. J’ouvre sans faire de bruit tout en formulant dans ma tête mille et une excuses pour expliquer ma présence, à la vitesse de la pensée, et… me retrouve devant une chambre. Si grande que nous pourrions y tenir à trente facilement. Pourtant, un simple grand lit de baldaquin trône au milieu de la pièce. Le lit est fait, les draps de soie sont pliés.

Alors je comprends ce qui me met mal à l’aise depuis que je suis entré dans cette villa. C’est si simple. Il n’y a personne ! Ce n’est pas un endroit bondé de Compagnons, comme on nous le laissait entendre constamment. Cette villa est vide. Deux cents personnes pourraient loger dans cette maison, surtout en tant de guerre où la promiscuité va souvent de pair avec l’urgence. Pourtant, rien de cela ici. Toute ce palace est gardé uniquement pour le Grand Compagnon, pendant que nous sommes relégués à l’extérieur. Mais alors, cela signifie donc que le Parti souhaite conserver les mêmes privilèges que la noblesse d’aujourd’hui ?! Ne vont-ils donc rien changer ? Devrons-nous continuer à vivre dans la misère tandis que certains se goinfreront tels des porcs. ? Le Haut Conseil n’aspire donc juste qu’à accaparer les titres des aristocrates ? La révolution serait-elle un écran de fumée ?

Tandis que mon esprit foisonne de mille questions, j’entends les portes vitrées s’ouvrir et un grand brouhaha s’élève du rez-de-chaussée. Je sors doucement et je me dirige vers la rambarde. Là, je vois le Grand Compagnon et les membres du Haut Conseil se diriger vers la salle de réunion. Ils parlent joyeusement, sans se douter une seconde de ma présence dans ce lieu. Je reste prudemment caché tandis qu’ils s’installent. Ils laissent les portes ouvertes, certains de ne pas être entendus. Puis le Grand Compagnon se lève, suivit des membres du Haut Conseil qui font preuve d’une grande déférence à son égard. La réunion commence tandis que je descends les marches d’un pas feutré. Je vais enfin savoir ce qu’il en ait de notre soi-disant révolution. Enfin je vais connaître les raisons de nos sacrifices. J’espère être rassuré, retrouver la ferveur qui m’a guidé ces dernières semaines. J’espère n’avoir pas fait d’erreur en rejoignant le Parti des Compagnons. J’espère…

La nuit est tombée depuis bien longtemps. A… dort doucement dans mes bras tandis que je regarde le plafond d’un œil fixe. Je suis anéanti. Les choses que j’ai entendues… Ce n’est pas possible. Je comprends que j’ai été floué. Nous l’avons tous été. Le Haut Conseil n’aspire pas à redonner le pouvoir au peuple. Nous ne menons pas une juste révolution qui montrera au peuple la voie, comme nous l’avait assuré le Grand Compagnon. Non. Nous ne sommes que des pions dans un vaste échiquier politique, où nos chefs tentent de récupérer un pouvoir vérolé pour se l’accaparer. Ils nous pensent incapables de nous régir nous-mêmes. Ils veulent nous mener à la baguette. Ils sont prêts à tout pour cela, prêts à tous les sacrifices, les compromis, les alliances contre nature. J’ai entendu J… parler de pourparlers secrets avec les généraux de l’armée de la Reine, afin de préparer un coup d’état. Mais comment nettoyer l’armée de sa décadence si elle gagne un rôle central dans le renversement du pouvoir ?

Je regarde le plafond, hypnotisé par le vieux ventilateur qui tourne en grinçant lamentablement. Nous ne sommes rien d’autre que de la chair à canon. Je suis dégouté de ce qu’a réussi à me faire faire Le Grand Compagnon en me sortant des paroles vides de sens. Nous sommes des idiots qui suivons aveuglément de faux meneurs. Nous allons droit au désastre. Je ferme les yeux et une larme coule le long de ma joue. H…. J’ai eu tort d’écrire cette critique contre lui. Il avait tout compris avant moi, semble-t-il. Il avait percé le Haut Conseil à jour. Le Grand Compagnon n’avait pas réussi à endormir son scepticisme. Il a tenté de nous prévenir tous d’un désastre encore plus grand que la décadence de la lignée royale mais nous, pauvres moutons assoiffés de liberté servile, nous l’avons rejeté et oublié, trop occupés à téter les biberons remplis des mensonges de nos bergers. Nous écoutons bêtement leurs mots de réconfort et d’égalité tandis qu’ils nous ramènent sagement dans l’entrepôt de la soumission volontaire. Ils nous envoient courir écraser les fils barbelés de la royauté pour prendre le contrôle des prés et des champs, mais n’ont nullement l’intention de nous libérer de nos chaînes. Après tout, qu’est-ce qu’une bergerie sans brebis ?

Je fulmine intérieurement tout en étant dégouté de mes actes. Je me suis laissé berner, comme les autres. Mais cela ne se reproduira plus. Le Parti des Compagnons jouit d’une notoriété qu’il ne mérite pas. Je dois me soulever et prévenir le monde contre les dangers qu’il représente. Mais que puis-je faire, seul face à la force d’une nuée ? Comment pourrais-je lutter devant tant de pouvoir ? Pourtant, je me dois d’essayer. Alors je me lève sans bruit, embrasse A… sur le front, m’habille et sors silencieusement de ma chambre. Je sors dans la nuit noire et goutte à la fraîcheur de l’air. Je frisonne, enfonce mes mains dans les poches et me dirige vers notre bâtiment de travail. Nul garde à cette heure-ci. Après tout, les moutons sont dans la bergerie, inutile de garder les champs. J’entre et me dirige vers mon bureau. Je longe les couloirs vides et je ressens soudain toute la décrépitude de ce lieu. Un simple couloir vétuste, rempli de portes délabrées menant aux mêmes salles vides, pour que les petits travailleurs puissent accomplir la sale besogne du Haut Conseil. Comment les mots du Grand Compagnon ont-ils pu m’aveugler au point de ne pas voir cette tristesse ? Il faut lui reconnaître un charisme sans pareil.

Mais cela n’arrivera plus. C’est terminé. Je rentre dans mon bureau, ferme la porte et baisse les stores décrépis, afin que personne ne puisse voir la lumière que j’allume. Je prends ma plume et une feuille et je commence à écrire. Ma plume file en crissant sans discontinuer tandis que je laisse libre cours à mon imagination et mes émotions. Ce que j’ai sur le cœur depuis que j’ai entendu les paroles de ces chiens dans leur salle de réunion, sûrs de leur pouvoir, je le déverse sur le papier. Jamais mes mots ne furent si aiguisés, jamais ma verve si affutée, jamais mes paroles si dures… Mais je me dois de tout révéler au monde. Le Haut Conseil et Le Grand Compagnons ne doivent pas réussir à récupérer le pouvoir. Mieux vaut avoir une royauté décadente qu’un parti jeune et puissant qui souhaite nous asservir. Il faut que nous nous révoltions, il faut que les Compagnons quittent le Parti, qu’ils oublient leur rêve, ou à tout le moins qu’ils aillent le reconstruire ailleurs, loin de ces sangsues avides de pouvoir. Alors je continu d’écrire ma diatribe tandis que le jour se lève doucement.

Enfin, lorsque 8 heures sonnent, je pose ma plume, épuisé mais fier. Je relis la dizaine de pages que j’ai abattu durant la nuit. La critique est incisive mais nécessaire. Le Parti ne doit pas agir de cette façon. Soit il accepte mon analyse et se redresse, soit il doit disparaître. Je finis ma relecture puis regarde un moment par la fenêtre, observant le jour naissant se lever doucement. Puis j’entends les portes du bâtiment s’ouvrir et les moutons s’engouffrer dans leurs bergeries pour accomplir leurs tâches propagandistes. Alors seulement je me lève pour amener mon travail nocturne à l’imprimerie, sûr de mon choix.

 

*

 

Je me tourne et me dirige vers l’âtre où soufflette un maigre feu. Je regarde l’unique petite flamme danser faiblement sur mon tas de bois, frêle, fragile, prête à mourir à tout instant. Je la regarde et je la compare à mon sort. Elle tente de survivre comme elle peut, oubliée de tous, seule au monde, avec pour seul et unique espoir celui de persévérer encore un peu plus. Juste une soirée de plus, est-ce trop demander ?

Cela fait six mois que j’ai publié ma critique envers le Haut Conseil. Six mois que j’ai porté aux Compagnons les limites du Grand Compagnon et le danger de la Révolution menée par le Parti. Six mois où un mouton a osé se rebeller contre ses bergers pour demander un monde meilleur. Cela me semble une éternité, lorsque j’y pense. Je regarde la faible flamme de mon âtre et je me dis que cela ne devrait plus persévérer très longtemps. Cela ne me gêne plus, maintenant.

À peine avais-je lancée ma publication à l’imprimerie que, deux heures plus tard, des gardes étaient venus me chercher dans mon bureau. J’avais essayé de lutter, bien entendu. Je n’avais récolté qu’un œil au beurre noir et une paire de menottes qui m’entravèrent les poignets dans le dos. Je fus traîné le long du couloir jusqu’à l’estrade où se tenait déjà J…. Elle me regarda avec sévérité et mépris et resta silencieuse tandis que tous les auteurs étaient à nouveau réunis dans la salle, devant l’estrade. Tous me regardaient, surpris et décontenancés. Ils s’attroupèrent silencieusement en attendant d’entendre le discours de notre cheffe.

Celui-ci fut bref, encore plus abrupte que celui qu’elle avait proféré un mois auparavant contre H…. Elle résuma mes actes et mon texte, m’accusant de haute trahison envers Le Grand Compagnon et le Haut Conseil. Elle me dépeignit comme un traître espion à la solde de la royauté désuète qui s’accrochait encore au pouvoir alors que l’ordre nouveau du Parti se répandait dans notre beau pays comme l’antidote d’un poison ayant trop longtemps coulé dans les veines de notre peuple. Je n’étais qu’un parasite, une teigne s’accrochant à leurs jambes, et je devais être traité comme tel. J… annonça sans grande surprise mon propre exil du Parti, et mes Compagnons devaient écrire des critiques de mes actes pour que tous sachent que je ne devais jamais être écouté.

J’étais révolté par des mensonges aussi odieux. Je me rendais enfin compte de la tyrannie psychique que menait le Parti. Il était intouchable, aucun de ses actes ne devait être remis en question et toute contestation n’était que pure calomnie. Cette politique m’apparut si dangereuse que, dans un dernier acte de rébellion, j’ouvris la bouche pour tenter de prévenir mes camarades, mais un violent coup dans le ventre me fis passer l’envie de parler pour me donner celle de vomir. Je toussais et rejetais de la bile avant de me relever, afin de voir si certains de mes Compagnons me viendraient en aide. Après tout, cela faisait deux fois en un mois qu’un de leurs collègues était arrêté pour trahison et critique calomnieuse. N’allaient-ils pas faire le lien et comprendre qu’il y avait un problème dans la gestion du Parti ? N’allaient-ils pas remettre en cause cette organisation mise en accusation ?

Pas un seul ne bougea. Aucun ne leva le petit doigt. Tous restèrent figés et me fixèrent. Alors je vis dans leurs yeux pourquoi. La plupart me fixaient du regard de la haine et je compris que ces moutons étaient tellement abêtis par ces faux bergers qu’ils étaient prêts à tout croire, tout gober, pour continuer à paître tranquillement dans le pré du mensonge et de l’espoir. Pour eux, rien ne les détournerait de leur fol espoir. Mais certains me regardèrent avec pitié et je ressentis une colère sourde. Car eux avait compris. Eux aussi ressentaient les doutes que j’avais osé mettre sur papier et crier au monde. Eux aussi comprenaient le danger du Parti. Mais ceux-là étaient trop lâches pour agir. Ils préféraient suivre le troupeau et faire ce qu’on leur disait de faire, sans poser de questions. Ils étaient les agneaux parmi les brebis, effrayés par le monde qu’ils pouvaient contribuer à changer et pourtant incapables du plus petit bellement de rébellion.

Alors je sus que j’avais perdu. Je ne pouvais pas lutter contre une telle machine propagandiste, machine à laquelle j’avais contribué. Je ne pouvais pas vaincre le lavage de cerveau. Je ne pouvais affronter le fanatisme des uns en même temps que la lâcheté des autres et espérer gagner. Je devais donc quitter du Parti, sûr d’avoir raison et pourtant conspué par tous. Je savais que ces petits fonctionnaires s’attèleraient à la vile tâche de me calomnier et qu’ils le feraient avec ferveur ou honte. Le Parti devait perdurer, peu importe la manière, au prix de la vérité et de la dignité. Je ressentis une aigreur forte à savoir que je ne pouvais ramener à la raison ces Compagnons qui soudaient eux-mêmes les chaînes qui nous entraveraient tous jusqu’à la fin de nos vies.

Alors je me tournais vers celle qui me fixait depuis le début et que j’avais refusé de regarder jusqu’alors. Je croisai le regard d’A… et je vis dans ses yeux une foule d’émotions. Le chagrin, la confusion, le ressentiment, la peur. Je sentais qu’elle ne savait pas comment réagir et qu’elle souhaitait prendre ma défense. Mais je savais que je me devais de la protéger. Alors, je mis toute mon intention dans mon regard et lui transmis le simple message silencieux de se taire afin de sauver sa tête. Nous nous regardâmes durant ce qui me sembla être une éternité, nous nous dîmes au revoir, puis les gardes me traînèrent dehors tel une vermine. Fou de terreur au début, ne sachant pas ce qu’ils étaient prêts à faire, je ne fus que dédaigneusement rejeté du camp et l’on me somma de partir.

Je compris alors que le Parti n’avait pas encore un pouvoir suffisant pour être assurer que tuer l’un de leurs Compagnons ne créerait pas de la dissension dans leurs rangs. Chanceux de m’être rebellé lorsque les bergers n’étaient pas encore suffisamment forts, je partis loin du Parti et loin de mes rêves. Depuis, je traîne ma carcasse vainement. Jamais A… ne m’a rejoint, tandis que je restais aux abords du camps pendant deux mois pour l’attendre. Jamais je n’ai su si elle restait par crainte, si on l’empêchait de me suivre ou si elle s’était finalement convaincue de ma traitrise. De toute façon, le résultat était le même, notre amour était mort. Alors je m’étais résigné et était parti, seul. Abandonné de tous, lié à nulle cause, certain que toutes étaient vouées à la destruction de mon pays. Je m’étais enfui au plus profond de la campagne, où personne ne me retrouvera jamais.

Me voilà donc devant mon âtre, inutile et attendant ce qui, je le sais, adviendra vite. La radio à côté de moi crache soudain les mots que j’ai tant attendu et craint. L’armée, appuyant finalement le Parti des Compagnons, dont l’influence n’a cessé de croître depuis mon éviction, a mené un coup d’état et destitué la Reine M… XXXVII. La Reine fut apparemment tuée dans la prise du Palais, son unique enfant est actuellement en fuite, mais pour combien de temps ? Le Grand Compagnon a été promulgué chef suprême du pays et du Parti unique de la politique future de notre état. Le peuple est en liesse à cette horrible nouvelle et j’entends au loin des pétards et des cris de joie. Mon cœur s’effondre en écoutant la radio et je pleure silencieusement dans mes mains. Nous avons tous perdu. Notre soif de liberté nous a mené dans le plus vil des cachots et il sera encore plus difficile d’en sortir. Nous avons fermé notre cage avec le cadenas de notre ignorance et avons rongé la clé avec les dents de notre naïveté. Je ne peux plus rien faire pour mon pays et je ressens une tristesse infinie. Celle-ci est d’autant plus grande que je sais maintenant qu’A… ne pourra plus jamais se détacher du Parti et qu’elle en est la prisonnière éternelle. Le Parti nous a tout pris, le Parti m’a tout pris.

Je regarde la flamme de mon âtre s’éteindre doucement tandis que je sombre dans le sommeil. J’espère ne plus me réveiller pour ne pas vivre ce cauchemar. Qu’avons-nous fait ?

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RienQueJoanne
Posté le 23/08/2024
J'aime bien voir le développement des personnages, tout en gardant ce point de vue énigmatique. Toujours aussi bien écrit.
Juste, petite question, si par hasard je vois une faute d'orthographe ou de frappe, est-ce utile que je le signale ? Je ne sais pas trop quel genre de commentaires vous recherchez.
Gwonuen
Posté le 07/09/2024
Merci pour votre commentaire ! Et oui, bien entendu, toute faute de frappe et coquille peut être signalée au contraire ! Je recherche tous type de commentaire, sur le fond comme sur la forme, afin d'améliorer ce livre au maximum :)
RienQueJoanne
Posté le 09/09/2024
Super ! Je serai donc plus attentive à la forme :)
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