« Il y a deux siècles, la Terre était une planète bleue, scindée en plusieurs continents, faite de cultures, de langues et de manières propres à chacun. Cette époque fut celle de nombreuses études et de découvertes extraordinaires. Cependant, le désir insatiable de Savoir causa la perte du monde d’autrefois. En 1983, Howard Gardner prôna l’existence des “Intelligences multiples”, et bien des années plus tard, divers spécialistes poursuivirent ses recherches en s’intéressant à cinq génies aux talents hors normes. Grâce à leur ADN, les essais dévoilèrent la présence d’un gène supplémentaire. Un défaut, devenu une bénédiction pour ces cinq individus. La science venait d’attester l’existence de la magie.
Rapidement, les chercheurs comprirent que les détenteurs d’un tel génome développaient une intelligence spécifique à un domaine, leur permettant de créer des faits surnaturels. Pour exemple, un sujet fit couler une cascade d’une feuille sur laquelle il avait dessiné de l’eau. Un autre put rendre un homme fou, simplement parce qu’il l’avait écrit. La dangerosité de ces individus mena donc à une décision radicale. Il devint nécessaire de séparer les porteurs du gène “les Élus”, des non-porteurs “les Exclus”. Cette division bouleversa profondément le cours de l’histoire.
Armés de génie et de magie, les cinq sujets créèrent Lyriope, un monde idyllique conférant la jeunesse éternelle. Mais alors qu’une grande partie de la population terrienne disparaissait lors d’une guerre divisant les porteurs des non-porteurs, les survivants Exclus restèrent sur l’Ancienne Terre qui devint le “Royaume des castes”, une monarchie mise entre les mains d’un roi et d’une reine avares d’or et de pouvoir. Leurs terres se partageaient ainsi en cinq zones, rangeant les Exclus selon leur niveau de richesse. Les souverains vivaient dans la Première caste, le territoire surplombant les quatre autres par un palais doré en forme de croissant de lune.
Durant une longue période, les monarques, jeunes et puissants, ne manquaient de rien malgré la misère qui ravageait leur peuple. Mais les années s’écoulant, ils vinrent à se plaindre des sévices du temps. Ils profitèrent donc de la naissance de nouveaux Élus au royaume pour passer un marché avec Lyriope : leurs Élus contre l’élixir de jouvence. Conférer la vie éternelle à des monarques impitoyables était une grave erreur, mais Lyriope ne pouvait se résoudre à abandonner les siens. L’accord fut donc conclu.
Depuis ce jour, l’ADN de chaque enfant du royaume est analysé à la naissance, et leur statut d’Élu ou d’Exclu n’est révélé qu’à leurs dix-huit ans, lors d’une cérémonie. D’après la souveraineté : “Plus jeunes vous êtes trop faibles, plus âgés trop têtus”. Dès lors, les moins chanceux restent au Royaume des castes, dans la violence et l’apathie, tandis que les autres partent sur Lyriope, ce monde idéal d’où nul ne revient. »
* * *
— Laodice ? Laodice, tu m’écoutes ? Tu préfères la robe courte ou longue pour ta Cérémonie ?
La voix de ma mère me sort de mes pensées. Mon regard se pose sur les deux habits qu’elle me tend. Bien sûr, elle remarque aussitôt mon exaspération, mais je ne peux cacher ma lassitude devant la couleur du tissu. L’orange étant le symbole de la Quatrième caste, celui-ci est omniprésent dans nos vies : vêtements, maisons ou véhicules, rares sont ceux qui lui échappent. L’herbe peut être verte et le ciel d’un bleu azur que nous y voyons encore cette détestable couleur. Un incendie nous entoure de part et d’autre dans un cauchemar sans fin aux frontières infranchissables. Mais si nous ne pouvons fuir, c’est qu’il n’a jamais été prévu que nous le puissions.
Je m’attarde un instant sur les étiquettes de prix. La royauté nous impose des habits élégants pour la Cérémonie, alors que les dernières castes peinent à se les offrir.
— La longue, répondis-je sans entrain en détournant les yeux du tissu.
Nous passons en caisse. Même s’il s’agit de la tenue la moins onéreuse du magasin, j’ai un pincement au cœur en voyant glisser les pièces dans la main de la vendeuse. Tout cet argent dépensé dans un espoir vain…
Au lycée, aucune journée ne se termine sans que les professeurs ou les élèves ne mentionnent Lyriope. Ce lieu empli de bienveillance et de liberté, où chacun peut enfin être lui-même. Je me ressasse souvent sa devise : « un monde idéal n’est possible que si les qualités de chacun sont reconnues ». Tout Elu possède un don. Certains connaissent le leur avant même la Cérémonie et d’autres, comme moi, ignorent s’ils le découvriront plus tard ou s’ils sont simplement des Exclus, c’est-à-dire des individus sans talent, voués à une vie entière dans la violence du Royaume des castes.
Nous sortons de la boutique pour rentrer chez nous. Comme toute veille de Cérémonie, la ruelle commerçante foisonne de monde en effervescence. Nous traversons la foule à contre-courant pour rejoindre notre rue, quand on me heurte de plein fouet.
— Eh ! Me touche pas, la souillon ! m’apostrophe une voix familière.
C’est Marja Groen, et sa bande d’amis.
— Tu ferais mieux de te changer après le travail, tu es dégoûtante, raille-t-elle en considérant ma chemise et mes bottes sales.
Son agitation et les rires de ses acolytes attisent la curiosité des passants. Avant que je ne puisse répondre, ma mère s’interpose.
— Tu es la fille Groen, n’est-ce pas ? rugit-elle devant le sourire insolent de Marja. Je m’en doutais, il y a pourtant bien assez à critiquer de ton côté pour que tu viennes humilier ma fille.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, Madame. Je n’ai rien à me reprocher.
— Garde donc tes mensonges pour d’autres, je sais que la chute de Laodice le mois dernier n’était pas un accident. Si tu l’approches encore, c’est à moi que tu auras affaire.
Abandonnant le groupe aux sourires diaboliques au beau milieu de la foule, ma mère saisit mon poignet pour m’entraîner dans la première ruelle que nous rencontrons. Bien que je méconnaisse la cartographie exacte de notre zone, je préférerais ne pas m’aventurer dans un passage aux allures de souterrain.
— Ce n’est pas le bon chemin, commenté-je, en espérant éviter les remontrances au sujet de Marja.
— C’est bien le cadet de nos soucis ! Tu ne peux pas laisser cette fille te parler comme ça ! Tu connais son histoire, tu as les moyens de te défendre !
Je devrais arrêter d’espérer trop vite. Les difficultés financières des Groen n’échappent à personne. Le père dépense le peu qu’ils ont en alcool tandis que sa mère quémande en toquant aux portes du voisinage. Quant à Marja et ses frères, ils besognent très souvent dans les champs pour survivre.
— C’est justement pour ça que je ne lui en veux pas.
Ma mère s’étonne de ma réponse, mais celle-ci a le mérite d’adoucir ses traits. D’un regard tendre, elle me presse affectueusement la main. Les journées passées ensemble sont rares à cause de son travail au palais royal. S’y rendre peut sembler trépidant pour les amateurs de ragots, mais pour sa survie elle ne révèle jamais ce qu’elle y voit.
— Au fait, reprend-elle gaiement comme si Marja n’était déjà plus un problème, que dirais-tu de nouvelles chaussures pour demain ? Ou de quelques accessoires pour orner tes cheveux ?
— Maman, on vient de dépenser la moitié de vos économies dans un bout de tissu. C’est hors de question.
— C’est un moment important, tu n’as qu’une Cérémonie, insiste-t-elle.
— C’est un moment important si l’on est orphelin ! rectifié-je, sèchement.
Elle sait que j’ai raison. Aucun membre de notre famille n’a dévoilé ce gène et je ne suis douée dans aucun domaine : ni l’éloquence, ni les sciences ou les arts, ni même le sport. Bien entendu, les orphelins ne sont pas les seuls à être Elus, mais curieusement ce sont souvent eux. L’orphelinat se trouve dans un manoir isolé de la Première caste. On raconte que la vie y est tellement plaisante que des enfants assassineraient leurs propres parents pour s’y rendre. Je ne comprends décidément pas cette idée.
Nous continuons notre chemin en silence, quand deux jeunes engagés dans une bagarre déboulent de nulle part en nous barrant la route. C’est un combat de rue, ou plus explicitement : un combat à mort. Pour que la lutte s’arrête, l’un des deux doit perdre la vie. Ce genre de rencontre est fréquent lors d’une veille de Cérémonie. Pour une place au pays des rêves, la jalousie donne naissance à la folie. Ce combat est cependant très différent des précédents, cette fois je connais l’un des adolescents.
Samuel Enwiet est un garçon de ma classe, chétif, bancal à cause de son sac à dos trop lourd. L’autre en face, plus petit, mais trapu, fait partie des brutes qui martyrisent les plus jeunes. Si je ne fais rien, Samuel va mourir. J’ai déjà abandonné quelqu’un par le passé, je ne referai pas la même erreur.
Ignorant la peur qui lacère mes entrailles, je m’approche d’eux en esquivant un coup de poing parti dans ma direction.
— He, stop ! m’écrié-je en saisissant la main de Samuel.
L’autre en profite pour lui asséner un uppercut qui le cloue au sol. Deux bras s’enroulent alors autour de ma poitrine pour me tirer vivement en arrière. L’étreinte me met dans une rage folle. À présent, une horde de badauds encercle les deux jeunes. Je ne peux plus m’approcher. La lueur qui jaillit de leur regard me répugne, ils savourent cela comme un enfant se délecte des contes de fées.
Loin de la zone de conflit, ma mère me relâche enfin. Je suffoque, la colère de mon impuissance et l’oppression de ces lieux me torturent.
— Comment peux-tu accepter ça ? C’était Samuel Enwiet, le fils de ta meilleure amie !
— Et alors ? répond-elle sur le même ton. Tu voulais que je perde ma fille aussi ? Tes imprudences peuvent nous coûter la vie, respecte les règles Laodice, je ne t’en demande pas plus.
Des règles, nous en avons des dizaines, si ce n’est des centaines. S’interposer lors d’un combat est l’un de nos principaux interdits, puisqu’il va à l’encontre de la sélection naturelle. La royauté la punit par une exécution. Nous sommes donc réduits à regarder les gens mourir ou à mourir avec eux. Samuel n’est pas mon ami, au contraire je ne le porte pas en estime. Néanmoins, en plus d’être le fils de Katia, il est l’un des acolytes de Pierre Esnault, un garçon dont j’ai été très proche à une époque.
Le hasard fait que nous le rencontrons justement à quelques pas de chez nous. Sa mère l’accompagne, certainement pour l’aider à trouver une tenue de cérémonie. Jusqu’à mes dix ans, Caroline Esnault et son mari nous gardaient dans leur ferme en raison du travail de nos parents. C’est ainsi que j’ai connu Pierre, ce garçon élancé aux cheveux presque blancs, que le temps a rendu d’une extrême passivité. À l’époque, c’était un enfant malin et amusant. Nous ramassions des objets dans les rues de notre zone et nous leur inventions des propriétés magiques. J’ai conservé nos trouvailles dans un carton du grenier, mais je doute que Pierre se souvienne d’elles. À nos douze ans, il s’est soudainement fermé et nous nous sommes perdus de vue. Il est certain que l’argent l’a détourné des petites gens comme moi. Après tout, les Esnault sont devenus les plus riches de notre zone.
Pierre et Caroline ne nous ayant pas remarqués, nous profitons de cet avantage pour nous glisser discrètement dans l’angle d’une maison, le temps qu’ils s’éloignent.
— Émerance ! Laodice !
Nous nous échangeons un regard accablé, avant de traîner des pieds pour sortir de notre cachette. Pierre marche sans effort, sa mère courant à ses côtés par petites foulées. En arrivant à notre niveau, Caroline Esnault crache ses poumons en tirant négligemment sur le corset de sa robe cintrée, les boutons prêts à éclater. Les paumes de mains plaquées sur ses larges cuisses, elle se dévisse le cou pour nous observer.
— Ah… Quelle chaleur ! … Je suis heureuse de vous voir Mesdames Revel… Comment allez-vous ?
Ma mère se contente d’un hochement de tête poli. La prétention de Caroline Esnault et son goût prononcé pour les ragots de quartier lui ont appris à se taire.
— Ça ne doit pas être simple chez vous avec l’approche de la Cérémonie, déclare-t-elle de sa voix nasillarde, en mimant de grands gestes pour s’aérer. Entre votre mari qui baroude pour ramener tout juste trois sous de plus et Marco qui doit être affreusement jaloux…
Les dessins de mon frère font forte impression dans notre quartier, mais sa Cérémonie n’aura lieu que dans deux ans. À cause des coups bas de Marja sur notre famille, ma relation avec lui et ma sœur Olivia est devenue conflictuelle. Ils ne me pardonnent pas d’avoir été la source de leurs ennuis.
— Nous nous en sortons très bien, répond froidement ma mère. Quant à mon fils, il se réjouit de la chance de Laodice.
Le sourire narquois de notre interlocutrice suffit à savoir qu’elle n’en croit pas un mot. Son regard fait alors des va-et-vient appuyés entre son fils et moi.
— Mes pauvres trésors, et dire que vous ne vous reverrez jamais.
Le jeune homme blond se braque, je l’imite. Qu’entend-elle par là au juste ?
— En plus d’avoir ses deux tantes sur Lyriope, Pierre est le garçon le plus intelligent de notre caste, poursuit-elle. Il a toutes ses chances d’être un Élu. Toi, ma chère Laodice, je ne vois pas à quoi tu pourrais servir dans l’autre monde. Oh ! Je vous en prie, Émerance, ne prenez pas cet air étonné ! En la mariant, vous en serez débarrassée. J’ai d’ailleurs entendu dire que…
Une main surgit soudainement dans mon champ de vision pour assener une gifle retentissante à Mme Esnault. Bouche bée, je fixe un instant les doigts rougis de ma mère. Quelques regards interloqués s’échangent dans le silence, avant qu’un claquement de doigts ne devienne perceptible. Pierre le remarque également. Pour l’avoir déjà entendu, ce tic de Caroline Esnault n’annonce rien de bon. J’entraîne ma mère jusqu’à la maison et ferme brutalement la porte derrière nous.
— Maman…
— Quelle odieuse bonne femme ! Ça lui servira de leçon à cette mégère excentrique !
Nos lèvres se serrent, avant de laisser éclater un rire sonore dans le hall d’entrée. Mais rapidement, le sourire de ma mère s’affaisse.
— Je ne te montre décidément pas le bon exemple, déplore-t-elle. J’ai attaqué un membre éminent de notre caste. C’est une grave infraction.
— Tu crois qu’elle va te dénoncer ?
— Caroline Esnault est incapable de tenir sa langue. J’aurai quelques semaines de travaux forcés tout au plus. Je ne regrette pas mon geste.
Alors que ma mère s’échappe en cuisine, quelques aboiements me rappellent à l’ordre. Mon chien descend les escaliers pour venir me saluer. Avec mon père on s’amuse souvent à dire qu’il est « le quatrième », car Békanou est comme un petit frère qui grandit plus vite que nous. Je retire mes chaussures en esquivant ses coups de langue, lorsque je remarque que les bottes de mon père ne sont pas sur le palier. Son travail de réparateur l’oblige à vagabonder jusque tard dans le voisinage, mais j’aurais espéré qu’il rentre plus tôt pour ma cérémonie. Je m’affaire à mettre la table et monte d’un pas traînant jusqu’à la salle de bain pour me changer. De la récolte des pommes de terre au foulage du raisin, une douche ne me fera pas de mal. Mes jambes sont plus molles que la laine que j’ai filée.
Suivant une alléchante odeur, je redescends en cuisine en même temps que Marco et Olivia et, sans un regard les uns pour les autres, nous nous attablons devant notre bol de potage fumant. Même si mon père n’est pas arrivé, ma mère l’a servi. Elle ne semble pas s’être aperçu de son absence. L’erreur qu’elle a commise avec Mme Esnault l’inquiète certainement, et les répercussions m’angoissent tout autant. Le repas se déroule en silence et pour ma part, sans appétit. Ce n’est pourtant pas le goût du plat qui me déplaît, tout au contraire, la cuisine de notre mère est réputée jusqu’au palais du roi et de la reine où elle prépare leurs repas journaliers. La cuisine a toujours été instinctive pour elle, du choix des aliments aux justes proportions d’épices, alors que moi je peine encore à éplucher une pomme et faire cuire des œufs.
Je nettoie docilement la vaisselle et monte dans la chambre que je partage avec les jumeaux. J’appréhende demain, les résultats d’ADN et ma première rencontre avec le roi et la reine. Je n’ai jamais vu les habitants des autres castes non plus. Je me demande ce que nous avons de différent en dehors de la couleur des vêtements et la grandeur du porte-monnaie. Sur un soupir, je m’écroule sur mon lit. Mon lot de consolation pour des journées comme celles-ci se trouve juste en dessous, j’y cache mon journal et dix-huit livres. Certains d’entre eux sont des ouvrages de l’Ancienne Terre que ma mère me rapporte, pour chaque Noël, de la bibliothèque du palais royal. Nos souverains sont les seuls à encore en posséder, ceux des autres castes ont été brûlés lors d’un autodafé il y a plus de cinquante ans. Je saisis mon ouvrage préféré : « Les monstres de la Création », qui répertorie cent soixante-quatre créatures imaginées et illustrées par un auteur nommé l’Halluciné. Ma mère me l’a offert pour mes treize ans, mais elle m’en contait déjà les histoires quand j’étais plus jeune. Pour la énième fois, je relis le chapitre consacré au Tapir sanguinaire, le monstre le plus terrifiant à mes yeux. Il est écrit que sa trompe aspire ses victimes en s’accrochant à leur tête. L’Halluciné ajoute cette précision glaçante : « La souffrance de ses proies dure plusieurs heures, chaque fragment de peau ou gouttelette de sang volé leur arrache un cri d’effroi ».
Heureusement, rien de tout cela n’existe ici. Il y a finalement du bon dans notre malheur. Au moment d’achever mon chapitre, mon frère et ma sœur viennent se coucher. Je ferme le livre et adresse un « bonne nuit » poli. Mais celui-ci, comme tous les autres, reste sans réponse.
Cependant les deux derniers paragraphes m'ont accrochés avec l'Halluciné, et je suis curieux pour la suite.