Chapitre 2 : Blanche ou orange ?

Par Vesta

Cette nuit-là est agitée d’un curieux cauchemar. Je me trouve dans un palais, au pied d’un trône sur lequel mon frère Marco se fait choyer par une ribambelle de sujets. Il me demande de l’affronter à pile ou face. Pile, je meurs. Face, je vis. L’atmosphère qui règne autour de nous est très étrange, comme si quelque chose de plus important que ma vie était en jeu. Je choisis une pièce de ma bourse et la jette en l’air. Lorsque je la rattrape, Marco sourit. Pile. Un garde s’approche de moi à grandes enjambées et me tranche la tête.

Je me réveille en sursaut alors que les premières lueurs du jour apparaissent dehors. Je m’assieds au bord du lit, le cœur battant, et la nuque couverte de sueur. Je comprends pourquoi mon père compare les rêves à des questions existentielles : pour les uns comme pour les autres, on en tire rarement de véritable conclusion. De quelle façon mon esprit peut-il s’imaginer un dénouement aussi abominable ? Marco ne me déteste pas au point de me tuer, du moins je l’espère.

À quelques mètres de moi, les jumeaux dorment paisiblement. Mes cris ne les ont même pas réveillés. J’ai perdu l’habitude de les regarder dormir, cela me rappelle pourtant qu’ils ne sont encore que de grands enfants. Le souffle inaudible d’Olivia soulève quelques-unes de ses mèches parfaitement lisses, alors que Marco garde la bouche béante, prêt à engloutir le monde. Mon frère et moi avons hérité des yeux bleu clair et des boucles châtains de notre mère, mais je m’étonnerai toujours de la surprenante chevelure de jais et des yeux verts de ma sœur.

Je profite de la tranquillité aurorale pour accaparer la salle de bain. La pièce est fraîche, ma tenue a séché toute la nuit près de la fenêtre ouverte. J’escalade l’appui pour la refermer et récupère ma robe qui pend sur un cintre. C’est la première fois que je mets autre chose qu’un pantalon et une chemise, le résultat m’inquiète un peu.

Je laisse les volants tomber sur mes cuisses et jette un coup d’œil intimidé dans la glace. La teinte particulière de cet orange fait ressortir ma peau diaphane et mes taches de rousseur. Je me trouve jolie. Cette pensée me surprend, ça ne m’avait jamais traversé l’esprit avant aujourd’hui.

J’admire quelques instants mon reflet, si différent, et à l’abri des regards indiscrets, je tournoie dans la pièce pour apprécier la légèreté de la robe. La sensation est incroyable. Maman avait raison, la Cérémonie a ça de bon. C’est le seul moment de notre vie où l’on se sent unique, où l’on se sent vivant.

Je démêle les nombreux nœuds de mes cheveux et j’agrippe les ondulations qui tombent devant mon visage pour les accrocher, avec deux pinces, sur les côtés du crâne.

On toque timidement à la porte.

— C’est moi, glisse ma mère dans l’entrebâillement.

Je lui ouvre aussitôt.

— Splendide, une vraie poupée, s’émerveille-t-elle en caressant mes cheveux.

— De dix-huit ans, pour rappel.

Ma réflexion l’amuse, pour elle le temps passe trop vite. Elle rêverait certainement que nous revenions quinze ans en arrière, à une époque où seuls les rires d’enfants martelaient ces murs. Cela fait bien longtemps que ce n’est plus le cas.

Ma mère m’a apporté quelques-uns de ses bijoux : des roses pour décorer mes cheveux et un pendentif en verre qu’elle accroche autour de mon cou. En l’ouvrant, il révèle les portraits des membres de notre famille dessinés par Marco.

— Maman, je ne peux pas accepter, c’était ton cadeau d’anniversaire.

— C'est vrai, et j’y tiens énormément, mais si tu dois partir je veux que tu gardes ce souvenir de nous.

— Attends, je…

— Non, me coupe-t-elle d’un geste bienveillant. Tu peux être persuadée que tu es une Exclue, seulement… ne m’empêche pas de croire en toi. D’accord ?

Je me jette dans ses bras. Même s’il y a peu de chance pour que je sois une Élue, il m’est pénible de ne pas savoir si c’est la dernière fois que je la serre contre moi, que je sens son odeur ou que je peux contempler la tendresse de son regard.

— Tu devrais aller manger pendant que je me prépare, dit-elle en s’écartant avec douceur. Le bus va bientôt arriver.

— Papa est rentré ?

— Il viendra, je te le promets.

Un tremblement dans sa voix sème le doute.

— Maman, est-ce que tout va bien ?

— Ne t’en fais pas pour moi, se reprend-elle avec un large sourire. C’est la Cérémonie qui me travaille. Je t’aime de tout mon cœur, mais je serai la plus heureuse au monde de te savoir loin d’ici. Je suis certaine que tu comprends pourquoi.

Je hoche la tête, quelque peu rassurée que ses tourments ne concernent pas la venue de papa. Bek m’attend sagement à l’entrée de la salle de bain. Je le fais sortir dans la cour avant de me rendre dans la cuisine. Les jumeaux sont avachis sur le canapé du salon. Ma sœur s’est changée, elle porte une jupe haute et un beau nœud orange dans ses cheveux. Quant à mon frère, il est affublé de sa combinaison peinturée qu’il utilise habituellement dans son atelier du rez-de-chaussée. À quelques minutes de notre départ, il n’a même pas pris la peine de mettre des habits propres. Je fais abstraction de sa provocation et m’approche d’eux.

— Ta tenue est très jolie, Olivia.

Ma sœur rougit en dissimulant un sourire. Comme si elle attendait l’approbation de Marco pour parler, elle lui jette un coup d’œil appuyé, mais il continue de nous ignorer. Les lèvres d’Olivia s’entrouvrent en tremblotant, son regard ému se pose sur moi.

— Merci, répond-elle dans un souffle quasi inaudible. Tu n’es pas trop stressée par…

Marco se tourne aussitôt vers sa jumelle, rouge de colère.

— Je peux savoir depuis quand tu lui adresses la parole ?! la fustige-t-il.

Olivia se rapetisse sur place. Son silence horripile d’autant plus Marco qui se lève brusquement du canapé pour se coller devant moi, le regard ardant. Une mèche bouclée tombe sur son front transpirant, ses narines dilatées me rappellent celles d’un cochon. La peur me paralyse lorsque ses yeux se posent sur le pendentif de portraits offert par maman. M’arrachant le collier d’un coup sec, les perles qui l’habillait bondissent sur le plancher. Mon regard se voile.

— Tu l’as pris à notre mère et tu comptais partir avec ? Comment peut-elle abriter une telle vermine sous son toit ? Vivement la fin de semaine que tu dégages enfin d’ici.

— À la fin de la semaine ? relevé-je en tâchant de faire disparaitre la boule qui s’est formée dans ma gorge. Ma Cérémonie a lieu aujourd’hui et je ne pars que si je suis une Élue.

— Alors Papa ne t’a rien dit ? s’exclame-t-il d’un air faussement surpris, en brandissant un anneau en argent. Tu ne sais donc pas que tu as un fiancé ?

— … Quoi ?

Je saisis le bijou pour le tourner entre mes doigts. C’est une bague de fiançailles représentant un bras serti de pierres presque trop chères pour appartenir à notre caste. Elle n’est pas encore gravée.

— Si tu ne me crois pas, demande confirmation à maman, lâche Marco en fixant un point derrière moi.

Je fais volte-face. Au pied des escaliers, ma mère livide se triture les doigts. La voir à ce point mal à l’aise m’enrage.

— Est-ce qu’il dit vrai ?

— Chérie…

— Est-ce qu’il dit vrai ?! m’emporté-je, la voix étranglée.

— Ton père me l’a évoqué hier matin avant de repartir au travail, avoue-t-elle en baissant le regard. J’ignore de qui il s’agit.

Mon univers s’effondre sur le sourire arrogant de Marco. Je le repousse férocement et gagne la sortie en essayant de contenir mes larmes.

— Rassure-toi, je n’irai pas à ta Cérémonie, sœurette !

Je saisis ma veste et referme la porte sur ces mots. Non, ce garçon n’est pas mon frère. J’ai perdu le mien il y a deux ans, dès le jour où il a cessé de me parler.

Je profite de l’air frais pour tenter de me calmer. Mon cœur bat si vite.... Je m’assieds sur les marches du perron, certaine qu’un coup de vent suffirait à me faire basculer. Bek vient poser sa tête sur mes genoux, pendant que j’inspecte la bague. Je me sens trahie. Il est vrai qu’à nos dix-huit ans, si le sort fait de nous des Exclus, nous avons l’obligation de nous marier. La royauté refuse que nous mourions sans donner de descendance aux castes, car sans le peuple, il n’y aurait alors plus de monarchie. Ces fiançailles soudaines n’ont pourtant aucun sens. Bien des familles organisent des mariages arrangés pour des questions purement pécuniaires, mais je pensais mon père trop généreux et honnête pour faire passer ses intérêts financiers avant ma volonté.

Le bruit d’une boite métallique qui cahote dans l’allée me coupe dans mes pensées. Mon bus pour la Place des castes est arrivé. L’évènement le plus important de ma vie est sur le point de se produire, mais la peine et la colère m’assaillent.

Où est donc passé mon père ?

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