Chapitre 10

Il faisait un temps très maussade le lendemain matin. A travers les carreaux de la baie vitrée, je voyais ruisseler la pluie sur le parc. De la beauté du jardin qui nous avait enveloppés la veille au soir il ne restait rien. Le sol était détrempé, les massifs aplatis par les trombes d’eau, le lac gris et frissonnant. J’aperçus le chien qui errait lamentablement sur la pelouse, traînant son corps puissant sans entrain. On frappa à ma porte, et j’allai ouvrir. Iga pénétra dans la chambre, suivie d’un domestique qui apportait un plateau pour le petit déjeuner.

 

-- Bien dormi ? demanda-t-elle poliment.

-- Parfaitement, répondis-je. 

-- Très bien, poursuivit-elle. Vous pouvez vous reposer ce matin, on vous apportera votre déjeuner dans la chambre, vous mangerez seule. Vous avez rendez-vous avec PJ en début d’après midi. Je vous laisse gérer votre temps et je reviendrai vous chercher. Après l’entrevue, nous irons voir Astrid, elle est sortie de son coma artificiel et se repose.

 

Je me sentis comme enrôlée dans une organisation militaire, tout était chronométré, planifié, anticipé. Dans cette maison, personne n’avait la liberté ni le choix de ses horaires. Iga coordonnait les activités avec efficacité et froideur, rien ne devait troubler l’ordre établi.

 

-- Puis-je utiliser la piscine ? demandai-je. Vincent me l’a montrée lors de notre promenade hier soir.

-- C’est impossible, répondit sèchement Iga, elle est en hivernage, il n’y a pas d’eau, désolée.

 

Dommage, j’aurais tant aimé aller nager, mais la piscine ne devait pas faire partie des activités gérées par Iga et mes aspirations à la natation ne l’intéressaient pas.

 

Fidèle à son planning, elle revint un peu avant quatorze heures, j’étais prête et je la suivis au rez de chaussée. Nous longeâmes un large couloir feutré et elle toqua discrètement à une double porte avant d’ouvrir et de s’effacer pour me laisser entrer.

 

-- Mademoiselle Sanzo, annonça-t-elle, puis elle se retira.

 

J’avançais dans la vaste pièce meublée d’une simple grande table en bois brut aux formes épurées et de deux chaises. Des monceaux de magazines étaient amoncelés le long des murs, posés par terre en tas enchevêtrés. Sur la table, un ordinateur portable ouvert trônait. PJ se tenait debout devant la porte fenêtre et regardait le jardin défiguré. Il était vêtu d’un ample pantalon noir en tissu fluide et d’une chemise blanche. Il se retourna et me regarda approcher. Ses cheveux noirs étaient coiffés en arrière, dégageant son front et ses oreilles, il était rasé, hâlé et de toute sa personne émanait une impression de puissance et de domination dont il était parfaitement conscient.   

 

-- Avellana, je tenais à m’excuser pour hier soir. Je suis follement inquiet pour Astrid, je me suis laissé emporter par ma colère, dit-il de sa profonde voix masculine.

-- Comment voulez-vous que je procède avec elle, répondis-je, ignorant ses excuses car je doutais de sa sincérité.

-- Bien, fit-il, vous allez droit au but.

-- Il me semble que nous n’avons pas de temps à perdre, répliquai-je.

-- J’aime ça, approuva-t-il.

 

Etait-il si facile à aborder ? je n’en croyais rien. Je devais rester sur mes gardes car je jouais peut-être en cet instant la carte de mon avenir et celui de Vincent et d’Alma. 

 

-- Iga vous préparera un contrat. Je vous ai fait une proposition de rémunération, vous me direz si elle vous convient. Je pense que la somme est généreuse. Partons sur une durée de un mois, renouvelable. Si l’une des deux parties n’est plus en phase avec l’autre, nous mettrons fin au contrat, annonça-t-il.

-- Cela me convient, répondis-je. Mais vous ne m’avez pas fait venir ici pour me dire cela, Iga aurait très bien pu le faire. Que voulez-vous exactement ?

-- Je veux que vous me fassiez un rapport quotidien sur l’état mental d’Astrid. Elle était mon bras droit, je ne suis pas certain qu’elle se remette du traumatisme qu’elle a subi et qu’elle recouvre ses capacités. Je veux savoir si elle redeviendra elle-même rapidement et pourra retravailler pour moi, ou bien si c’est peine perdue. 

-- C’est entendu, dis-je en dissimulant comme je pouvais le choc provoqué par ce discours indigne d’un père, vous aurez votre rapport. Mais pour que je puisse être certaine qu’elle n’aura pas de séquelles, j’ai besoin de savoir comment elle était avant l’explosion pour comparer.

-- C’est juste, approuva-t-il. Elle était belle, intelligente, déterminée. Elle connaissait tous ses dossiers sur le bout des doigts, elle n’hésitait jamais à foncer pour obtenir ce qu’elle voulait, elle prenait tous les risques mais c’était toujours calculé. Elle avait un pouvoir de séduction incroyable, tous les hommes étaient à ses pieds, et elle en jouait sans cesse. Beaucoup trop à mon goût, mais elle était si sûre d’elle, comment lui résister ? 

-- Etait-elle en rendez-vous d’affaires dans la tour ? demandai-je.

-- Oui, elle était chez Magnus Isambert, le président de la société Moneyable.

-- Une enquête est en cours, je suppose, pour déterminer l’origine de l’explosion et les coupables ?

-- J’ai moi-même diligenté une équipe pour investiguer, car je n’ai pas confiance dans les recherches officielles. Je me suis toujours méfié d’Isambert, il ne respecte pas les règles, c’est pourquoi Astrid négociait directement et âprement avec lui pour obtenir des fonds pour un grand projet. Ferdinand a dû vous expliquer que je suis Directeur des Laboratoires pharmaceutiques ABMonde.     

-- Oui, je sais cela, dis-je.

-- Astrid menait de front plusieurs dossiers de demandes de financements auprès de start up spécialisées dans ce type de tractations, dont Moneyable. Nous avons besoin de beaucoup d’argent pour réaliser notre projet, avant que celui-ci ne nous rapporte bien plus que notre investissement. Mais nous évoluons au milieu de requins, tous les coups sont permis en affaires. Quelqu’un, un autre laboratoire je suppose, a eu vent de nos démarches et a mis temporairement fin à celles-ci en blessant ma fille. Je n’exclus pas que ce soit Isambert qui ait tout organisé.

-- Vous vivez dans un monde très aventureux, répondis-je en constatant que PJ pensait que Magnus Isambert était à l’origine de l’explosion de la tour Berova, comme Vincent et moi l’avions imaginé. Astrid aurait pu y rester. Etait-elle consciente des dangers qu’elle courait en allant rendre visite à Moneyable ? 

-- Oui et non, je pense qu’elle n’avait pas réalisé que certains de nos concurrents ou de nos partenaires étaient capables d’aller jusqu’à vouloir la tuer, l’enjeu est tel qu’il est primordial d’aller vite. Le but était évidemment de nous ralentir.    

-- Il s’agit donc d’une course ? demandai-je.

-- Oui, une course contre la montre, le premier qui déposera le brevet et mettra le traitement sur le marché emportera le pactole le plus lucratif de tous les temps. 

-- Vous serez donc encore plus riche ? Si c’est vous qui gagnez la course, fis-je d’un ton légèrement ironique. Que ferez-vous de tout cet argent et de tout ce pouvoir ?

-- Je parlerai aux chefs d’état et bien plus encore, répondit-il presque mystérieusement sans comprendre ma répartie, comme s’il était soudain habité par un élan mystique. Mais cette course presque officielle est une façade et masque une aventure encore plus secrète et plus fructueuse. Ce n’est pas avec ce marathon factice que j’atteindrai mon but.

-- Je ne comprends pas, dis-je avec surprise.

-- Disons que pour financer mon véritable objectif, je participe activement à un processus qui ne devrait jamais aboutir. Enfin j’en tirerai quand même des bénéfices, ne serait-ce que de la notoriété, car pour le reste ce sera le début d’un chaos général.

-- Ca parait bien compliqué, m’étonnai-je. Quel est l’intérêt d’un projet qui ne peut être finalisé ? Cela coûte de l’argent et ne rapporte rien, ou pas suffisamment en regard de l’investissement. Et pourquoi pensez-vous qu’il détruira l’équilibre des forces ?

-- Ce projet est un leurre pour obtenir le financement dont j’ai besoin sans que personne ne sache à quoi il servira. Oui, c’est réellement un leurre, insista-t-il avec un sourire énigmatique. Mais vous avez raison, ce simulacre coûte cher. Bref j’ai besoin de beaucoup d’argent.

-- C’est donc quelque chose d’énorme ? fis-je

-- Énorme, répondit-il en levant les yeux vers le ciel gris derrière les vitres. La conquête de l’univers. Quand je serai libéré de tout ce fatras qui m’emprisonne.

 

A cet instant, je me demandai si je n’avais pas affaire à un fou. De quoi voulait-il parler ? Quelle était cette entreprise insensée qu’il menait pour laquelle il avait été près de sacrifier sa fille préférée ? Ce n’était en tout cas pas le projet de rajeunissement qu’avait combattu Vincent et qui s’avérait être une entreprise criminelle de grande envergure, du moins selon ses dires. Il se tourna à nouveau vers moi, ses yeux étaient comme transfigurés, étincelants, diaboliques. Je sentis que rien ne l’arrêterait dans le défi qu’il s’était lancé, il avait l’intention d’aller jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte.

 

-- De quoi s’agit-il ? osai-je demander avec inquiétude, s’il vous est possible de m’en parler …

 

Il ne répondit pas tout de suite, comme s’il pesait l’importance de ce qu’il allait dévoiler.

 

-- L’immortalité, la jeunesse éternelle, dit-il finalement avec une ferveur fanatique dans la voix.

 

Nous y voilà, pensai-je horrifiée, le vieux rêve des hommes depuis la nuit des temps, vaincre la mort et la décrépitude de l’âge. Bien sûr si un tel remède existait, ce serait de la folie, le monde entier en voudrait et se damnerait pour l’obtenir. Je regardai PJ et je vis son expression transformée par la démence. L’ambition de dominer le monde et mettre les hommes à ses pieds devait le tourmenter sans cesse, il était comme un morceau de bois tordu qui se consume, capable de tout détruire pour atteindre son but, la passion le dévorait comme un feu ardent. Il était méconnaissable.

 

Il ne m’avait pas fallu longtemps pour savoir et comprendre, sa passion l’avait emporté et il  s’était laissé aller à parler de ses intentions les plus secrètes. Il était si transparent qu’on pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert. Je devais absolument exploiter sa faiblesse d’un instant pour en savoir plus. En le regardant, je pensai qu’il avait l’air relativement jeune, pas de rides, le dos droit, les cheveux toujours noirs, et pourtant il devait avoir près de soixante ans. L’ambition qui le consumait lui donnait une force intérieure qui effaçait les stigmates de l’âge.

 

-- L’immortalité ? m’étonnai-je, vous avez trouvé comment vivre pour l’éternité ? 

-- Pas encore, mais ce n’est qu’une question de temps. C’est une longue histoire, son origine date de temps immémoriaux, et elle est venue jusqu’à nous par le plus grand des hasards.

-- Dites m’en plus si ce n’est pas indiscret, vous avez excité mon imagination, demandai-je en pensant que le temps était une composante qui revenait sans cesse dans son discours.

-- Vous devez me jurer que rien de ce que nous disons à partir de maintenant ne sortira d’ici.

-- Je vous le promets, répondis-je.

 

Comment pouvait-il être aussi inconscient pour confier à une parfaite inconnue la veille encore le plus secret de ses projets ? Se jouait-il de moi ? Ou avait-il une autre raison qu’il m’était impossible de deviner ?

 

-- Il y a deux recherches en cours. La première, dont je viens de vous parler, est finalement assez connue dans les milieux autorisés, c’est une nouvelle version d’un traitement d’allongement de la durée de vie qui a fait ses preuves. Elle est pilotée par un consortium auquel j’appartiens qui en suit les avancées, notamment budgétaires. Les laboratoires qui ne font pas partie du consortium sont très agressifs, car ils manquent de moyens pour réaliser cette recherche. Ce sont eux que je soupçonne d’être à l’origine de l’explosion, avec ou sans la collaboration d’Isambert. Mais ce produit révolutionnaire a des effets secondaires si importants qu’il est beaucoup trop dangereux de le mettre sur le marché pour l’instant ni même jamais, à mon sens. C’est pourquoi je pense qu’il ne pourra pas être finalisé ni vendu légalement. Simonetta, ma femme, était très intéressée par ces recherches car elle souhaite conserver sa beauté naturelle, elle voulait tester cette molécule, mais j’ai réussi à l’en dissuader.

-- Elle a l’air extrêmement fragile, intervins-je, réalisant qu’il mentait car je savais que Simonetta prenait le traitement, il était tout simplement en train de l’assassiner.

-- Oui, mais elle a une volonté de fer, ce fut une lutte sans merci pour la convaincre, coupa-t-il pour éviter d’avoir à s’expliquer. La seconde piste est plus ambitieuse et totalement confidentielle, suivie par un cercle très restreint pour l’instant … et comme c’est un produit quasi naturel, il n’y aura pas d’effets secondaires. Lorsque je l’espère le premier produit devra être abandonné officiellement par le consortium car prouvé trop dangereux, je serai seul sur le marché avec ma formule qui sera prête pour ceux qui pourront payer, et je raflerai tout !

-- Mais ce traitement qui a des effets secondaires, vous avez l’air de dire qu’il pourrait être vendu illégalement, c’est à dire sans que les brevets aient été obtenus ? Et qu’il serait terriblement meurtrier ?

-- C’est exactement ce que je veux dire, dit-il, parce que depuis la nuit des temps les hommes ne veulent pas vieillir et qu’ils sont prêts à tout pour rester jeunes. D’ailleurs le processus de vente a déjà commencé, mais pour l’instant la diffusion du traitement reste diffuse et très discrète, l’information n’est pas encore remontée. Mais revenons à la seconde piste, car grâce à ma formule j’offrirai beaucoup plus que la jeunesse, l’immortalité ! 

 

Il toussa et se mit à marcher de long en large dans la pièce en agitant les bras. Sa haute silhouette semblait prendre de plus en plus de place dans l’espace au fur et à mesure qu’il exposait ses délires, comme si son corps grandissait en traversant l’ombre et la lumière de son bureau.

 

-- Dans les ruines d’une ancienne cité nommée Skajja, située tout à fait au nord, on a découvert un vieux coffre de fer dans ce qui semble avoir été une apothicairerie, poursuivit-il. A l’intérieur se trouvait un grimoire bien conservé, mais très vieux, très difficile à déchiffrer, car écrit en runes archaïques. Le manuscrit passa entre de nombreuses mains, changea de pays, mais nul ne parvenait à en comprendre le sens. Il finit par ne plus intéresser personne, il fut abandonné puis perdu. Il réapparut par hasard dans une librairie obscure, où il fut acheté par un vieil homme original qui s’intéressait aux livres et les collectionnait pour son plaisir. La fille de cet homme se passionna pour ce grimoire et se mit en tête de le déchiffrer. Son père disposait de toutes sortes de livres anciens et petit à petit elle réussit à trouver le moyen de traduire les textes.

-- Cette histoire est passionnante, dis-je ironiquement, mais je ne vois pas encore le rapport avec l’immortalité. S’agit-il d’une formule magique ?    

-- Patience, répondit PJ, vous allez comprendre. Ce grimoire avait été écrit à l’origine par un certain Zeman, apothicaire de son état mais aussi guérisseur, et complété par les commentaires d’un autre médecin nommé Olidon. Il est fait mention dans ces pages de nombreux remèdes et potions, mais on y parle aussi d’une plante à fleurs jaunes merveilleuse qui guérit les maux et rend immortel. Ou du moins procure la jeunesse éternelle. Cette plante, la pimpiostrelle, ne pousse qu’en altitude, sur des montagnes balayées par les vents et les intempéries, dans des lieux très retirés. J’ai acheté ce grimoire une fortune à la femme qui avait traduit les runes. C’est elle qui m’a contacté, comme tout le monde, elle a préféré l’argent à la conservation d’un vieux bouquin. Elle avait lu dans des revues médicales que je suis toujours à la recherche de traitements miraculeux et que je paie bien. Le recueil est ici, en lieu sûr. 

-- Avez-vous la preuve que ce qui est écrit dans ce grimoire est vrai ? demandai-je, continuant à le prendre pour un fou furieux. 

-- Je connaissais l’existence de cette plante, répondit-il, ce grimoire a confirmé qu’elle permet de devenir immortel.

 

Comment pouvait-il croire les élucubrations de savants morts depuis des centaines d’années, lui qui prétendait être rationnel ? Petit à petit son attitude changeait, une sorte de démence hallucinatoire semblait l’animer à l’évocation de son projet.

 

-- J’ai pris de la pimpiostrelle, avoua-t-il. Regardez-moi, est-ce que vous pensez que je parais mon âge ? Il y avait une carte dans le grimoire, une carte qui expliquait où trouver cette plante. Je l’ai trouvée. Ou plutôt on l’a trouvée pour moi, car bien sûr il n’était pas question que j’aille risquer ma vie à la chercher.

-- Mais qui s’est chargé de le faire à votre place ? demandai-je.

-- Un professionnel, répondit-il.

 

Voyant ma moue incrédule, il précisa que Ferdinand avait eu recours aux services d’un alpiniste.

 

-- Vous le connaissiez ? interrogeai-je 

-- Non, mais lui ne connaissait pas les vertus de la pimpiostrelle. Il a fait le voyage sans aucun problème sans connaître la valeur de l’objet de sa mission, et il a rapporté la plante. Pour lui ce fut un jeu d’enfant.

-- Et comment utilisez-vous cette plante miraculeuse ? ajoutai-je.

-- Ferdinand a fait fabriquer une potion en suivant une recette du grimoire. Il n’a pas bien sûr trouvé tous les ingrédients, mais il y avait de la pimpiostrelle dans la préparation, c’est tout ce qui comptait.  

-- Je suis très étonnée par ce que vous racontez. Vous trouvez un vieux livre dont vous ne savez pas si les recettes sont fiables, vous envoyez un inconnu chercher une plante qui soi-disant garantit l’immortalité, vous prenez sans aucune précaution une potion hasardeuse à base de ce qui pourrait être un poison. J’avoue que je ne comprends pas.

-- Toute ma vie j’ai été persuadé qu’il existe un moyen de vivre éternellement. Dans le passé, des êtres ont vécu très très longtemps, il existait bien une solution. Mais soyez rassurée, la préparation a été testée, Ferdinand s’en est chargé, argumenta PJ, et quand Ferdinand s’occupe de quelque chose, je lui accorde toute ma confiance. 

-- Très bien, dis-je. Et quels effets constatez-vous ?

-- Comment me trouvez-vous ? ai-je l’air de faire mon âge ? 

 

Je le regardai fixement. Depuis qu’il me racontait ses délires, ses yeux étaient injectés de sang et exorbités, ses cheveux hirsutes se dressaient sur sa tête et son teint blafard ne donnait pas une impression de santé épanouie. Il avait le regard hagard, il semblait démoniaque, la fameuse plante était-elle hallucinogène ? 

 

-- Désolée de vous décevoir, dis-je, mais vous n’avez pas l’air en grande forme, c’est sûrement à cause de l’inquiétude que vous ressentez pour Astrid. Malheureusement, vous paraissez votre âge.

-- Je le savais, répondit-il d’un air mécontent, la quantité de pimpiostrelle n’était pas suffisante, les effets ne sont pas visibles. Cette plante me rend fou ...

 

Je le regardais et me demandais ce qui se passait dans sa tête, il paraissait réellement fou. Essayait-il de se persuader de la véracité de cette histoire abracadabrante, y croyait-il vraiment ?

 

-- … Mais je n’ai pas dit mon dernier mot, je vais rebondir, reprit-il d’un ton résolu. Car au fond de moi je suis convaincu que cette pimpiostrelle est la clé de l’immortalité, c’est mon instinct qui me le dit. Mon instinct et puis … autre chose … mon parcours, vous ne pouvez pas comprendre. Ce savant, Zeman, il a existé et en son temps, c’était un grand maître … je connais son histoire ... 

-- Enfin sI je résume tout ce que vous m’avez raconté, il n’y a que vous et Ferdinand qui êtes au courant de ce projet de formule d’immortalité ? l’interrompis-je.

-- Oui, fit-il en me tournant le dos.

-- Quelle est votre stratégie et quel rôle y jouait Astrid ?

-- Pour faire progresser mon affaire, il faut trouver une plus grande quantité de cette maudite plante, grommela-t-il en faisant volte face, il était extrêmement nerveux. Il en reste très peu, j’ai besoin d’en produire. Ce sera la base de mon travail pour mettre au point une formule exploitable. 

-- C’est la première étape en effet, et ensuite ? questionnai-je pour le faire parler.

-- J’espère pouvoir mettre en oeuvre l’une des recettes du grimoire. Mais sans pimpiostrelle pour étudier les propriétés de la plante et sans argent, je ne peux pas avancer.

-- Mais comment savez-vous qu’il en reste peu ?

-- C’est une plante capricieuse, et certains ont abusé de son emploi. A l’état sauvage, ce n’est plus possible d’en trouver suffisamment.

-- Vous en connaissez finalement beaucoup sur la pimpiostrelle, dis-je en pensant qu’il me cachait bien des choses.

-- J’ai surtout besoin d’en trouver et de financer les recherches sur cette formule, poursuivit-il sans répondre à ma question. Soit on pourra fabriquer le principe actif par synthèse, soit il faudra produire cette plante industriellement, c’est à dire adapter sa culture en serre. Il y a encore beaucoup à faire avant de lancer une chaîne de production. Je ne veux pas inonder le marché une fois que la potion aura été homologuée, comme le consortium a l’intention de le faire avec l’autre formule. Quand je parle de marché pour la pimpiostrelle, je limiterai l’accès à l’immortalité à ceux qui auront les moyens de payer, car ce sont les puissants que je cible. Tout ceci doit se faire dans le plus grand secret. Astrid, en qui j’avais toute confiance, faisait le tour des start up qui vont chercher de l’argent où on peut en trouver. C’est à dire sans passer par les banques qui ne prêtent pas si on n’explique par pourquoi on a besoin d’elles.

-- Pourquoi m’avez-vous dévoilé tout votre projet, demandai-je, je suis une parfaite inconnue pour vous ? vous parlez de secret absolu et vous vous confiez à moi ? 

-- Vous devez remettre Astrid sur pied très vite, et ces informations vous seront nécessaires pour la motiver. 

-- Avez-vous déjà songé à la remplacer ? murmurai-je sans savoir si c’était le bon moment pour m’avancer à ce point vers notre objectif. 

-- Non, c’est impossible, elle seule connaît parfaitement les dossiers. Je vous ai expliqué qu’il s’agit d’une course contre la montre, je n’ai donc pas le temps de former quelqu’un. Et je sais exactement comment elle travaille, c’est moi qui la pilote. J’ai absolument besoin d’elle, et je ne peux pas la remplacer ni moi-même aller chercher ces financements.

-- Et pourquoi donc ? demandai-je.

-- A cause des risques, répondit-il. Si je bouge un petit doigt, j’ai tous les paparazzi et les espions de mes ennemis et de mes partenaires sur le dos. Quant à employer une personne inconnue c’est hors de question. Dans les deux cas, ce serait compliqué de rester en mode confidentiel. 

-- Mais vous faites courir des risques à votre propre fille plutôt qu’à vous-même ou à une personne étrangère dont c’est le métier ? c’est insensé, m’écriai-je, révoltée.

-- Les risques sont moins grands pour Astrid que pour moi, tout le monde pense que c’est une écervelée et qu’elle dépense mon argent sans réfléchir. Quant à moi, j’ai des responsabilités. Que deviendraient les Laboratoires ABMonde si je n’étais plus capable de les diriger, qui le ferait à ma place ? Il y a trop d’enjeux, je ne peux pas lâcher prise.

-- Vous êtes encore plus fou et irresponsable que je le croyais, répondis-je. Vous avez déjà oublié l’explosion de la tour Berova ?   

-- Vous pouvez penser ce que vous voulez. Pour l’instant vous restez ici, vous vous occupez de ma fille, nous verrons ce qu’il sera bon de faire avec vous plus tard, conclut-il sèchement. Et maintenant, allons voir Astrid ajouta-t-il en prenant le chemin de la porte.

 

Je compris avec horreur qu’il me considérait comme sa prisonnière. J’avais tout gâché en m’énervant et je l’avais braqué contre moi. Tant que je m’occuperai d’Astrid, je pourrai rester dans la maison, ensuite je ne savais pas ce qu’il adviendrait de moi, mais je pouvais déjà le deviner. Il m’éliminerait ! C’est pourquoi il pouvait me confier des secrets que j’emporterais dans la tombe. Je disparaîtrais de la surface de la planète, et nul ne s’en soucierait, je n’avais ni famille ni amis et il devait le savoir. Je le suivis, bien décidée à ne pas me laisser enfermer dans son piège infernal et désormais sur mes gardes.   

 

Je courus presque derrière lui qui marchait à grandes enjambées devant moi. nous grimpâmes les escaliers au lieu de prendre l’ascenseur, et parcourûmes les couloirs pour arriver devant la  chambre d’Astrid. Il entra sans frapper en ouvrant la porte avec brusquerie. L’infirmière qui était penchée sur la jeune femme en train de lui prodiguer des soins sursauta et laissa tomber la bouteille qu’elle tenait à la main. Vexée de sa maladresse, elle se précipita vers la salle de bain pour chercher de quoi nettoyer les dégâts. 

 

Astrid était étendue dans son lit, elle tourna sa tête qui reposait sur l’oreiller vers nous et nous regarda approcher. Sa masse de cheveux roux était étalée autour de son visage gris et émacié, encore marqué par les cicatrices et les hématomes. Elle esquissa un pauvre sourire en nous voyant, sa beauté flétrie s’en trouva métamorphosée.

 

-- Ma chérie, comment vas-tu ? dit PJ de sa voix profonde en posant sans douceur son énorme main sur l’épaule de la jeune femme. 

 

Astrid ne répondit pas, mais s’arquebouta sous l’effet de la douleur, puis elle ferma ses yeux cernés en signe de grande fatigue et laissa rouler sa tête de l’autre côté.

 

-- Est-ce qu’on t’a tout expliqué ? insista PJ sans retirer sa main, tu sais pourquoi tu es à la maison à nouveau ? et dans ta chambre ?

 

Astrid tourna à nouveau son visage vers nous et sans parler fit oui avec la tête.

 

-- Avellana qui est ici avec moi va te tenir compagnie pendant ta convalescence. Elle était aussi dans la tour au moment de l’explosion.

 

Astrid me fixa droit dans les yeux avec la plus grande stupeur, et la plus grande frayeur aussi, mais son regard était impénétrable. Puis elle ferma les yeux avec un soupir.

 

-- Tu souffres beaucoup, ma chérie ? reprit PJ qui décidément n’avait aucune délicatesse, en retirant enfin sa main de l’épaule de sa fille aussi brutalement qu’il l’avait posée.

 

Astrid soupira, fit à nouveau oui avec la tête. PJ se tourna vers moi en grimaçant.

 

-- Avellana va rester un peu avec toi pour que vous fassiez connaissance. Je redescends dans mon bureau. Repose toi, il faut absolument que tu guérisses très vite pour reprendre ton travail. Tu as besoin de quelque chose ? dit-il encore en s’éloignant sans même attendre la réponse. Il sortit de la chambre sans se retourner et claqua la porte.

 

Astrid me regardait avec étonnement tandis que l’infirmière approchait. Elle ramassa les débris de la bouteille brisée, essuya le sol mouillé et nettoya tout autour avec un chiffon. 

 

-- Puis-je faire quelque chose pour vous aider, ou bien lui apporter un soin, demandai-je à la femme en uniforme blanc.

-- Non, je massais ses mains brûlées avec une émulsion spéciale, cela devait lui faire du bien, il faut beaucoup hydrater. Heureusement les brûlures ne sont pas infectées. Les applications doivent être renouvelées fréquemment. à l’aide d’une compresse stérile. Je dois aller tout doucement, la peau est fragile et ses mains sont douloureuses. Mais la bouteille est tombée par terre et le produit s’est répandu, dit-elle en montrant le sol encore humide.

-- Ne vous inquiétez pas, répondis-je sans écouter son discours professionnel sans intérêt, vous pourrez lui administrer une nouvelle émulsion tout à l’heure. Pour l’instant prenez une pause, je reste près d’elle.

 

L’infirmière fit un signe de tête et quitta rapidement la chambre. Je m’assis à côté du lit et pris sur la table de chevet une bouteille semblable à celle qui avait été brisée pour en lire la composition. 

 

-- Un instant Astrid, dis-je.

 

Je me levai et allai promptement dans ma chambre, voisine de celle d’Astrid, en passant par la porte de communication qui ne pouvait s’ouvrir que depuis sa chambre à elle, et rapportai l’ordinateur portable. Me rasseyant à côté du lit, je fis des recherches sur les composants de l’émulsion. Astrid regardait attentivement l’écran tandis que mes doigts couraient sur le clavier et que je faisais défiler les fenêtres. Elle m’observait avec des yeux écarquillés par la surprise et me fis un signe de la tête qui signifiait : ‘De quoi avais-je peur avec cette émulsion ?’. En retour j’esquissai un sourire crispé sans parler. Ce petit échange muet qui échappa à la caméra nous permit de nous comprendre aussitôt. Astrid se posait aussi des questions sur les traitements qu’on lui administrait et ma recherche spontanée sur internet confirmait ses doutes. Étions-nous devenues des alliées en si peu de temps ?  

 

Je me tournai un instant vers elle, nous nous regardâmes sans parler, et pourtant je compris la signification de notre échange : Astrid m’appelait au secours. A mon tour j’étais stupéfaite, je m’attendais à ce qu’elle soit totalement soumise à son père et je découvrais qu’il n’en était rien. Mes yeux fixèrent ses mains posées sur le drap, elles étaient couvertes de boursouflures et crispées, Astrid suivit mon regard et fit une grimace de douleur pour me montrer qu’elle souffrait. J’ouvris une fenêtre de discussion sur l’écran et commençai à écrire.  

 

-- Astrid, je vais écrire des phrases et vous ne répondrez que par oui ou par non avec la tête ou même simplement avec les yeux. Ensuite j’effacerai toute la conversation et notre échange restera secret. D’accord ? 

-- Oui, fit-elle en hochant à peine la tête. 

-- Vous pensez qu’on vous drogue ?

-- Oui.

-- Vous avez des séquelles de l’explosion ? 

-- Oui.

-- J’ai entendu parler de surdité.

-- Oui, fit-elle, mais aussitôt après elle dit non.

-- Que voulez-vous dire ? vous simulez ?

-- Oui.

-- Pour être tranquille ?

-- Oui.

-- Vos pertes de mémoire c’est pareil ?

-- Oui.

-- Vous avez peur qu’on vous administre des produits pour vous faire parler ?

-- Oui.

-- Vous n’avalez pas les médicaments ? 

-- Non, dit-elle, et puis oui à nouveau.

-- Vous n’y arrivez pas toujours ?

-- Oui. 

-- Avez-vous vu Vincent et Alma ?

-- Non.

-- On vous empêche de les voir ?

-- Oui. 

-- Vous vous souvenez de moi ?

-- Oui.

-- L’escalier de la tour ?

-- Oui. On peut se dire tu, finit-elle par articuler, merci.

-- Tu as du mal à parler ? repris-je.

-- Oui.

-- Des migraines ?

-- Oui.

-- De l’appétit ?

-- Non. 

 

A cet instant, quelqu’un frappa discrètement à la porte et Alma pénétra dans la chambre tandis que je détruisais la conversation. Alma courut vers nous et s’arrêta devant le lit.

 

-- Astrid ! dit-elle. 

-- Alma, répondit  sa soeur dans un souffle.

 

La mère des deux filles était entrée à la suite d’Alma et s’approcha à son tour du lit. Elle me fit un signe de tête et prit délicatement les mains d’Astrid dans les siennes. Elles n’eurent pas le temps de se parler. Moins d’une minute plus tard, l’infirmière et Iga arrivèrent à leur tour dans la chambre et firent sortir Alma et sa mère. Astrid soupira doucement et ferma les yeux.

 

-- Vous devez vous reposer, Astrid, dit Iga. Je vous suggère de regagner votre chambre Avellana. L’infirmière va prendre le relais.

 

Je me levai et quittai la pièce aussitôt par la porte de communication, dont j’entendis le verrou se fermer derrière moi. Arrivée dans ma chambre, je m’assis sur le lit, posai  l’ordinateur devant moi et calai les oreillers dans mon dos. Il me fallait absolument trouver un moyen de communiquer avec Vincent, il était évident qu’on m’empêchait d’avoir des contacts avec les membres de la famille, et c’était pareil pour Astrid. Je me connectai et recherchai comment accéder au système de surveillance de la maison, caméras et micros. Evidemment, il me fallait passer par des chemins de traverse mais cela n’avait jamais été un problème pour moi. Il me fallut peu de temps pour pénétrer discrètement sur le réseau privé, identifier les différents dispositifs et leur positionnement. Je devais trouver le moyen de rendre les caméras et les micros inopérants dans ma chambre, sur tout le chemin de ma chambre à celle de Vincent et dans la chambre de Vincent. Après quelques tâtonnements, je provoquai une panne rapide. Je fis boucler les caméras sur la même image sans bloquer l’heure du système pendant dix minutes, et rendis les micros muets. Dès que je pus me rendre invisible, je quittai ma chambre avec le portable sous le bras et courus vers celle de Vincent, après m‘être assurée qu’il n’y avait personne dans les couloirs. 

 

Sans même frapper, je me précipitai à l’intérieur et fermai la porte au verrou pour que personne ne puisse nous surprendre. Vincent me tournait le dos, il était assis à son bureau, des écouteurs sur les oreilles et regardait l’écran de son ordinateur en pianotant nerveusement sur le clavier. Je m’approchai et vint me placer à côté de lui. En me voyant, il sursauta et retira les petits appareils fichés dans ses oreilles. Je posai mon portable sur son bureau et lui fis comprendre fébrilement que j’avais reconfiguré les caméras et micros de la chambre.

 

-- Avellana, que fais-tu là ? murmura-t-il

-- J’ai coupé les micros, nous pouvons parler normalement, dis-je. Et les caméras tournent en boucle sur la même image.

-- Tu as déjà piraté le système de surveillance de la maison ? s’écria-t-il en éclatant de rire, mais tu es étonnante ! C’est trop drôle ! et mon père qui croit que sa sécurité est inviolable !

-- Je ne pouvais pas rester prisonnière de ma chambre, j’ai besoin de parler avec toi, répondis-je.

-- J’avais mis un peu de temps à y pénétrer moi-même mais je ne m’en sers jamais, c’était simplement pour me distraire ! Belle prouesse ! dit-il. 

-- Ne le crie pas trop fort, ajoutai-je, nous avons besoin de rester discrets. Je ne suis venue que quelques minutes car nous avons peu de temps avant que quelqu’un à la surveillance vidéo s’aperçoive du bug et qu’Iga vienne vérifier ce que nous faisons. Vincent, j’ai parlé avec Astrid, elle refuse de prendre les médicaments, elle m’a reconnue et elle simule. Je voulais que tu le saches.

-- Tu en es bien certaine ?

-- Absolument ! affirmai-je

-- Elle a enfin compris que PJ expérimente ses drogues sur elle, et que sa femme et ses enfants sont ses cobayes. Il veut que le monde soit à ses pieds, et Astrid était son esclave, répondit-il en parlant très vite, comme s’il confessait une faute qu’il aurait commise et dont il avait honte. J’en voulais à ma soeur, mais elle se faisait manipuler. Je me suis trompé à son sujet.

-- Vincent, tu n’y es pour rien, fis-je, comment imaginer un pareil comportement chez un père ? Mais l’important, l’essentiel, c’est que nous sachions de quel côté est Astrid. Si elle réussit à ne pas prendre ses traitements et à surmonter le manque, elle ne se laissera plus faire. Pour l’instant, elle a choisi de ne pas guérir. 

-- Alors PJ l’abandonnera, elle ne l’intéressera plus, poursuivit Vincent.

-- C’est ce qu’elle veut, dis-je. Nous allons l’aider. Ton père m’a demandé de faire un rapport sur elle, ce sera facile de lui mentir.

-- C’est extrêmement difficile de simuler tout le temps, surtout devant PJ, Il est intelligent, il ne va pas se laisser berner longtemps, s’écria Vincent. Et il y a des caméras qui la filment jour et nuit et qui tracent la moindre de ses expressions.

-- Ca je m’en charge, je vais trouver une solution.

-- Et les experts ? 

-- L’avis des médecins n’est pas positif, je ne ferai que confirmer, répondis-je.

-- Rien ne peut être facile avec PJ, il n’est pas du genre à abandonner sur un simple constat. Il lui faudra d’autres preuves.

-- Nous devons essayer. Nous sommes plusieurs et nous nous soutiendrons, cela constitue une force. Il faut mettre fin à ses crimes. Il est en train de tuer Simonetta, on dirait une morte-vivante. Il affirme que c’est elle qui veut tester la molécule. 

-- Non, bien sûr que non, elle est droguée en permanence, elle fait tout ce qu’il veut. C’est un monstre, tu l’as bien constaté par toi-même. 

-- J’ai encore une question à te poser, très indiscrète mais qui me paraît importante, dis-je.

-- Dis-moi, répondit Vincent.

-- Comment se fait-il qu’aucun de vous trois ne ressemble à votre père ? ni physiquement ni dans les traits, ni dans les gestes, rien, je n’ai rien décelé ni chez toi ni chez Alma ou Astrid qui me fasse penser à PJ, demandai-je. Et vous n’avez pas non plus hérité de sa mentalité abominable.

-- Je l’ai appris par hasard, expliqua Vincent, je pense que mes soeurs le savent aussi, Simonetta a dû leur avouer. J’ai surpris un jour une conversation entre mon père et Ferdinand, et Ferdinand a été obligé de me dire la vérité. 

-- Ferdinand sait tout.

-- Oui. PJ est stérile. Pour satisfaire ses désirs de paternité, ses épouses ont eu recours à l’insémination artificielle. Il n’est pas le père biologique de ses enfants, c’est pourquoi nous ne lui ressemblons pas.

-- Pas de tests ADN pour prouver cette affirmation ? demandai-je encore.

-- Non, je fais confiance à Ferdinand sur ce sujet.

-- D’accord. Cela explique à mon sens pourquoi PJ n’hésite pas à vous sacrifier, dis-je. Vous n’êtes rien pour lui. D’abord ta mère et toi, aujourd’hui Astrid et son épouse, et probablement demain Alma. Tu vois pourquoi nous devons agir vite, c’est très important de sauver Alma de ses griffes.

-- Tu parles comme si Alma était ta propre soeur. 

-- Non, mais c’est la tienne, et même sans ça, je l’adore, répliquai-je avec force. Je n’ai pas de famille, moi, alors Alma et toi et peut être Astrid un jour vous êtes les personnes les plus proches que je connaisse. Et Alma est une petite fille, elle doit être protégée.

-- Evidemment, admit Vincent, protéger Alma était l’un des objectifs de Bozon. 

-- Pour l’instant, je vais poursuivre ma mission auprès d’Astrid, nous devons attendre que PJ me sollicite pour la remplacer. Je dois me montrer très persuasive, dis-je, hélas je n’ai pas mis toutes les chances de mon côté jusqu’à présent. Il est temps que je retourne à ma chambre, ils ne vont pas tarder à faire des recherches suite à la panne du système de surveillance. Iga va venir faire une inspection.

-- Et après, comment nous verrons-nous ? questionna Vincent.

-- En cas d’urgence, je provoquerais une panne d’électricité, répondis-je en ramassant mon portable et en déposant un baiser sur la joue de Vincent. 

 

Je ne lui avais pas parlé de la pimpiostrelle, je n’avais pas eu assez de temps. 

 

Quelques instants plus tard, j’entrouvris la porte de sa chambre et me glissai dans le couloir en courant. Je regagnai ma chambre en quelques secondes et me précipitai pour ouvrir l’eau de la douche, reposer le portable sur la table, me déshabiller en arrachant mes vêtements et en les jetant par terre, et me glisser sous le jet. Quand on frappa à la porte, j’avais eu le temps de mouiller mes cheveux et mon corps et j’allai ouvrir, dégoulinante sous le peignoir. C’était naturellement Iga. Elle s’inquiétait de savoir si je n’avais pas de problèmes et m’invitait à descendre pour le dîner à vingt heures.

 

-- Tout va bien, dis-je, je finis de me préparer, et je viens. 

 

Iga fit un signe de tête et s’éloigna. Je refermai la porte de la chambre et ramassai mes vêtements éparpillés que je pliai soigneusement. Puis je me préparai et activai le sèche cheveux pour tromper les micros. En évitant le faisceau des caméras, j’effaçai toute trace de mon escapade sur l’ordinateur, après avoir constaté que la panne informatique était effectivement réparée. Avant de refermer le clavier, je déposai un cheveu sur les touches. Je terminai ma toilette et m’habillai d’une robe noire très sobre et de mes ballerines. Quelques coups de brosse dans mes cheveux courts et je fus prête.

 

Il n’était pas encore l’heure de descendre, aussi je m’approchai de la fenêtre qui ne s’ouvrait pas. Le temps était resté maussade mais il ne pleuvait plus. La nuit tombait doucement sur le parc, le brouillard commençait à se lever et les arbres, les arbustes et les massifs projetaient des silhouettes noires et des taches sombres à peine visibles au milieu de la brume naissante. Le jardin était d’une tristesse infinie, comme s’il allait se noyer dans l’opacité qui s’installait autour de la maison. J’aperçus soudain dans la pénombre PJ qui marchait lentement sur la pelouse détrempée, les mains dans les poches, son chien Oponce à ses côtés.

 

Le repas fut sinistre, personne ne parlait, pas même PJ qui s’enfonçait dans un silence morose. Ferdinand avait disparu depuis deux jours, il devait être en train de remplir une mission secrète. Chacun baissait la tête vers son assiette et répondait en murmurant aux questions des domestiques qui servaient à table. Sitôt le dessert terminé, tout le monde reprit le chemin de sa chambre, sauf PJ et sa femme qui passèrent dans un salon à côté de la salle à manger. A peine eurent-ils fermé la porte de la pièce que nous entendîmes la voix de PJ qui hurlait de colère. Nous nous regardâmes sans mot dire, Vincent devant la porte de l’ascenseur et Alma et moi en montant l’escalier qui menait aux chambres.

 

-- Avellana, fit une voix en haut des marches.

-- Oui, répondis-je en levant la tête. C’était Iga. 

-- Pouvez-vous passer la soirée avec Astrid ? Elle a demandé à vous voir., dit-elle.

-- Oui, répondis-je, bien sûr. 

 

Faisant un petit signe de la main à Vincent et Alma qui gagnaient leurs chambres, je  suivis Iga directement chez Astrid. La jeune femme était assise sur son lit, la tête appuyée sur plusieurs oreillers et elle fit un mince sourire lorsqu’elle me vit. Je demandai à Iga et à l’infirmière de nous laisser seules, et elles quittèrent la pièce. Je fermai au verrou, puis allai chercher l’ordinateur chez moi en passant par la porte de communication. Je constatai que le cheveu avait disparu, quelqu’un avait inspecté mon portable comme je l’avais prévu. 

 

Je m’installai sur le lit à côté d’Astrid, activai l’écran du PC et lançai un onglet vierge pour communiquer par écrit. Je me positionnai de manière à ce que la caméra ne voit pas mes lèvres ni mes mains. Nous bavardâmes, et à l’écoute de notre échange oral destiné aux micros, il était clair qu’Astrid avait beaucoup de mal à parler, à entendre ce que je disais, et même à relier deux idées l’une avec l’autre. Sur le portable, il n’en allait pas de même, nous nous comprenions parfaitement. 

 

Nous parlâmes beaucoup de l’influence néfaste que son père avait eu sur elle, comment il était toujours parvenu à la manipuler et à la convaincre qu’elle devait suivre sa volonté. Un temps éblouie par le luxe et la facilité qu’il lui procurait, elle s’était laissée entraînée sur une voie qui s’était révélée une impasse. Quand elle avait osé émettre des remarques ou poser des questions, PJ avait tout simplement menacé de la mettre à la porte, et de la laisser à la merci des escrocs qu’elle devait séduire pour lui. Je me souvenais de la bêtise de Jack Maxence. Le jeu auquel Astrid avait joué à contre coeur pour son père était très dangereux, à chaque rencontre elle risquait sa vie. Le meurtre de Jack Maxence et l’explosion de la tour Berova en étaient les preuves manifestes. 

 

En fin de soirée, Iga vint me chercher et l’infirmière reprit son poste et sa distribution de drogues inutiles.   

 

Ce rythme de vie sans véritables contacts avec la famille, se poursuivit pendant une semaine. Je voyais Astrid tous les après-midis et en apparence elle ne progressait pas. A l’abri du faisceau de la caméra, elle me donnait les cachets qu’elle avait réussi à ne pas avaler et que je jetais ensuite dans les toilettes. Ainsi lors de nos conversations, Astrid me disait qu’elle se sentait progressivement sortir de l’emprise des drogues. La carence était très difficile à supporter mais Astrid, comme son frère, avait une volonté de fer et elle résistait en pratiquant la méditation les yeux fermés lorsque je n’étais pas avec elle. Ses bleus s’estompaient et les plaies cicatrisaient, son visage déformé par les hématomes retrouvait peu à peu son aspect juvénile et son teint délicat de rousse. Elle avait cependant des séquelles de l’explosion, des  angoisses et des bourdonnements dans les oreilles, une gêne  respiratoire et des douleurs un peu partout. 

 

En dehors de mes visites, des psychologues et des médecins passaient tous les jours et ne constataient aucun changement dans son état de santé, malgré les traitements. Tous se désespéraient de ne pas réussir à améliorer les choses : elle ne recouvrait pas la mémoire, elle entendait toujours avec difficulté, elle n’avait pas d’appétit, elle avait parfois la sensation d’étouffer. Au bout de trois jours, exaspéré par leur incapacité, PJ les renvoya tous et ne garda que moi car j’étais la seule personne qu’Astrid voulait voir, et Iga pouvait en témoigner. 

 

Pendant ce temps, Vincent et moi réussissions à communiquer via un réseau social et des pseudos bien connus : j’étais Zhenzi, et il était Bo Zong. Nous avions des noms de code pour désigner les membres de la famille, et sans même nous être concertés nous nous comprenions. Ni Vincent ni Alma ne voyaient leur père qui ne partageait plus les repas. Ceux-ci se déroulaient toujours en silence, tant les convives avaient peur de prononcer le mot de trop qui pourrait déclencher la colère du maître de maison, car tout ce que nous disions était capté, enregistré et transmis. Ferdinand avait totalement disparu, nous ne l’avions pas vu depuis plusieurs jours.

 

Quand il était là, PJ enrageait de plus en plus. Grâce à la surveillance de la chambre d’Astrid et surtout aux écoutes, il constatait jour après jour que l’état de santé de sa fille n’évoluait pas. Parfois, lorsque nous bavardions, sa tête roulait sur le côté et elle s’endormait brusquement, elle était sans cesse épuisée, et n’arrivait pas à surmonter sa fatigue. Malgré nos échanges prometteurs, j’avais peur qu’elle soit plus gravement atteinte que ce qu’elle disait. J’en parlais avec Vincent, mais à cause de sa mobilité réduite et de la lenteur de ses déplacements, il ne pouvait rien faire. Il ne venait même plus la voir dans sa chambre, à chaque fois qu’il essayait, il y avait toujours un prétexte pour ne pas le laisser entrer. Tout comme moi, il était terriblement inquiet de la tournure des événements. 

 

Un matin, Iga vint me chercher, j’étais convoquée dans le bureau de PJ pour faire mon rapport. J’étais si bouleversée par l’état d’Astrid que je n’eus pas de peine à mentir. J’expliquai à PJ que nos échanges étaient très difficiles, ce qu’il savait déjà, et que je n’arrivais pas à déceler une étincelle de vivacité chez sa fille. Pire, j’avais le sentiment qu’elle était en grande déprime et se laissait partir. Les médicaments ne semblaient pas efficaces pour sa guérison, elle glissait petit à petit vers un état presque végétatif, et déclinait de plus en plus. 

 

Je ne sais pas si je fus convaincante. PJ s’était fait sa propre opinion, je mettais simplement des mots là où son instinct lui avait déjà donné la réponse. L’infirmière et le seul médecin encore autorisé à venir pour renouveler les médicaments devaient probablement corroborer mon point de vue. Lorsque j’eus fini de répondre à ses questions et de détailler les conversations que j’avais eues avec Astrid, PJ se redressa et rugit comme un lion en cage dans son magnifique bureau design. Il se mit à faire des allers et retours à grands enjambées en laissant monter sa rage, et en se parlant à lui-même de manière inaudible. Je me faisais toute petite, ne sachant jusqu’où pouvait aller sa violence. Et puis tout à coup, comme s’il avait pris une douche froide qui l’aurait calmé, il s’arrêta, se tourna vers moi sans prévenir, sec et ténébreux, et me dit :

 

-- C’est bien, vous avez fait votre job, vous pouvez regagner votre chambre. Je sais ce que je dois faire désormais. Nous n’avons plus rien à nous dire, je mets fin à votre contrat.

-- Souhaitez-vous que je parte dès demain ? demandai-je, car j’avais compris qu’il ne me proposerait pas le rôle d’Astrid et qu’il était inutile d’insister, je peux faire mes valises ce soir si vous préférez.

-- Demain sera parfait, répondit-il en se désintéressant de moi.

 

Je me levai et quittai la pièce, énervée et très déçue. PJ n’avait jamais eu l’intention de me suggérer de remplacer Astrid et je n’avais pas été capable de lui en inspirer l’idée. C’était d’ailleurs une idée absurde. Ferdinand n’était plus là pour m’aider. Mais dès le début je n’avais eu aucune confiance en Ferdinand, j’étais persuadée qu’il ne l’aurait jamais fait. Qu’étais-je venue faire dans cette maison ? Je m’étais lancée aveuglément dans une aventure impossible. Rien ne se passait comme nous l’avions imaginé Vincent et moi. Et puisque PJ n’avait plus besoin de moi, j”étais certaine qu’après m’avoir confié ses projets insensés, il ferait le nécessaire pour m’éliminer pour que je ne les divulgue pas. Mes heures étaient comptées. Ou s’il me laissait lui échapper, il lui serait facile de me faire passer pour une folle, une mythomane et personne ne croirait les divagations d’une obscure développeuse face au charismatique PJ.

 

Vincent avait dû renoncer à son objectif de révélations à grande échelle, après le meurtre de Jack Maxence, l’explosion de Moneyable, la disparition de Magnus Isambert, et surtout à cause de ce qui était arrivé à Astrid, qui lui avait fait prendre conscience de notre amateurisme. Seul FinanDev avait été ébranlé par le scandale du Brandifon. Continuer à menacer des start up qui étaient capables de tout dans un jeu où tous les coups étaient permis allait bien au delà de nos capacités à gérer un chantage. Cette tentative désespérée pour dénoncer les financements de laboratoires véreux avait été un véritable fiasco, une idée stupide qui n’avait eu qu’une vertu, nous permettre de nous rencontrer. Pour le reste, Bozon s’était ridiculisé devant des escrocs expérimentés, Vincent préférait ne plus en parler et avait fait taire définitivement son avatar. Les six start up que nous n’avions pas encore pu observer, loin d’être neutralisées par la menace d’un scandale, devaient avoir simplement changé de nom et de localisation, après avoir dissous la ou les sociétés à l’origine des malversations.  

 

Finalement, après toutes nos tergiversations et nos enquêtes sans envergures, nous nous retrouvions quasiment au point de départ, sans avoir atteint aucun de nos objectifs. Bien qu’il prétende le contraire, PJ trouverait sûrement un moyen de remplacer Astrid pour acquérir le financement dont il avait besoin pour lancer son produit miracle, et ce ne serait pas moi. Les start up financières continueraient à financer les laboratoires sans scrupules et les malades crédules ou les cobayes forcés se laisseraient empoisonner par ces médicaments mortels sans même s’en rendre compte. C’était un échec total. 

 

Je rentrai dans ma chambre, claquai la porte, et vins me jeter sur mon lit en frappant l’oreiller de rage. Il fallait absolument inverser la tendance, ne pas se laisser abattre, rebondir. Et vite.

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