Chapitre 10

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour bonjour ! Je m'excuse pour le délai dans la publication, je vais essayer d'êtr eplus régulière ! On change de point de vue dans ce chapitre pour aller voir ce qui se passe du côté de Diorann. Bonne lecture !

Recroquevillée dans un coin de sa chambre, Diorann contemplait la poussière soulevée par ses allées et venues frénétiques. Assise par terre, les bras étroitement enroulés autour de ses jambes, elle fixait d’un œil vide chaque particule virevoltant dans les rayons du soleil matinal. Le désordre qui régnait dans la pièce répondait à son chaos intérieur. Elle n’était pas sortie de là depuis deux jours. Depuis qu’elle avait découvert l’absence de sa sœur. Elle se releva d’un bond et se remit à faire des allers-retours d’un mur à l’autre. Rester immobile lui était insupportable, mais quitter sa chambre était au dessus de ses forces, malgré le lit vide soulignant la défection de Kiaraan. Diorann se laissa tomber sur son propre matelas, encore intact, et enfouit sa tête dans son oreiller pour hurler. Avant de le lancer de toutes ses forces à travers la pièce. À la grande surprise de la jeune fille, il atterrit au pied de son cousin Maxel.

― Si cela te fait te sentir mieux, s’amusa-t-il, j’en ai d’autres.

Diorann n’eut pas l’ombre d’un sourire. Elle le fixa d’un air sombre, désabusé. Il lui tendit la main.

― Viens. Allons dehors. Tu étouffes.

― Non.

― Tu comptes rester ici à attendre que Kiaraan revienne ?

― Non, fit Diorann d’un ton mordant.

― Alors, sors avec moi.

― Et si elle ne rentrait pas ? Je suis une mauvaise sœur. Je devrais la guetter. Qu’est-ce qu’elle pensera si je ne suis pas là ?

Comme elle s’agitait, un zézaiement léger réapparaissait dans sa façon de parler, alors qu’elle avait mis des années à s’en débarrasser.

― Que tu l’attendes recroquevillée dans un coin ne changera pas grand-chose.

― Mais si. Tant que je reste ici, ça ira.

Maxel leva les yeux au ciel. Mais Diorann était obsédée par la sensation absurde que, si elle ne bougeait pas, qu’elle demeurait immobile, son monde ne s’écroulerait pas. À l’intérieur de cette chambre, elle pouvait encore s’imaginer que Kiaraan était allée s’entraîner ou chez Bazil. Si elle sortait… elle n’était pas sûre de pouvoir supporter les traces concrètes de son départ.

― Dio. Arrête de vouloir la ménager, juste par peur qu’elle disparaisse un jour ! Ce n’est pas parce que c’est ta sœur aînée que tu n’as pas le droit de lui dire ses quatre vérités. Même maintenant, alors que tu t’inquiètes pour elle, tu peux être en colère !

― Je ne suis pas en colère !

― Si tu l’es ! Tu es dans une rage noire, ça te dévore, ça te bouleverse et c’est normal !

― Ce n’est pas bien ! répliqua Diorann à voix forte. Je ne devrais pas… je ne veux pas éprouver ça ! Je veux qu’elle revienne, je veux ma famille ! Que m’arrivera-t-il si elle ne réapparaît pas ? Est-ce qu’elle a pensé à ça ? Est-ce qu’elle a pensé à moi avant de filer en douce ?

― Je comprends ce que tu ressens. Et tu as toutes les raisons de lui en vouloir. Ce qu’elle a fait est…

― Est quoi ? Vas-y, continue ! l’interrompit la jeune fille, le visage plein de hargne.

Maxel eut un mouvement de recul. Une expression peinée passa sur ses traits, mais il se reprit rapidement.

― Je n’ai rien dit, soupira-t-il en se dirigeant vers la porte. Quand tu sauras si tu veux la défendre ou la maudire, fais-moi signe. Je viendrai…

Il sortit sans même refermer derrière lui. Diorann se leva en maugréant et claqua le battant inutilement fort. Toute la maisonnée avait pu faire l’expérience de sa mauvaise humeur malgré son isolement volontaire. Après s’être assise sur son lit, elle mit sa tête entre ses mains et souffla. Maintenant, elle avait offensé Maxel. Il essayait juste de l’aider, mais… que savait-il de ce qu’elle pouvait ressentir ? Rien, bien sûr, si elle refusait de s’ouvrir à lui… mais sur quoi ? Sur la trahison de sa sœur ? Sur le fait que toute sa famille l’avait abandonnée ? Sur sa solitude, son impuissance, son inutilité ? Kiaraan n’avait pas jugé bon ne serait-ce que de la prévenir de son départ, c’était dire à quel point elle comptait pour elle. Quand l’amertume de son chagrin lui noua la gorge au point de l’étouffer, elle se laissa aller sur le drap et se roula en boule. Elle fut réveillée par les pas pesants de son oncle dans l’escalier. C’était aussi pour cette raison que Diorann n’avait pas envie de descendre.

Depuis la découverte de la fugue de Kiaraan, deux jours plus tôt, l’atmosphère avait été proprement irrespirable. La jeune fille n’avait jamais vu Arnen dans une telle fureur. La colère contractait sa physionomie tout entière, rendait son corps roide, son visage dur et ses yeux froids. Cela semblait beaucoup plus impressionnant à Diorann que d’éclater en cris et en imprécations. Il passait depuis tout son temps au Conseil, et quand il revenait, il arborait une expression revêche et préoccupée. Les consignes du couvre-feu s’étaient alourdies, plus personne n’était censé se trouver dehors après le coucher du soleil. Diorann poussa un long soupir. Rejoindre les autres ne la tentait guère, mais son oncle ne tarderait pas à l’appeler. Jusqu’à maintenant, il n’avait pas trop insisté, mais la jeune fille savait qu’il tenait à ce que la famille soit au complet pour les repas. La famille… Sur un petit reniflement exaspéré, elle se leva et descendit l’escalier. Elle atteignait à peine la dernière marche quand des coups frénétiques retentirent.

― Arnen ! appela une voix d’homme, Arnen, viens vite !

Celui-ci se précipita à la porte et l’ouvrit à la volée. Lohim se tenait là.

― C’est Pier ! On l’a trouvé inconscient dans la forêt. Bazil s’occupe de lui, mais il te demande. C’est grave, apparemment…

Sans même mettre de chaussures, Arnen fila à sa suite, laissant les trois autres figés, abasourdis devant leurs tasses. Diorann resta immobile, les yeux grands ouverts, ne sachant pas si elle devait se précipiter à la suite de son oncle ou remonter se terrer dans sa chambre.

*

Arnen ne revint pas. Quelque temps plus tard, incapable de tenir en place, Diorann descendit avec Maxel jusqu’au village. On voyait des gens aller les uns vers les autres, discuter à voix basse, l’air inquiet. Les Chasseurs faisaient les cent pas devant l’office. On les informa qu’Arnen et Vikash s’y étaient enfermés et ne laissaient entrer personne. Sans y prêter attention, Diorann s’avança. Il fallait qu’elle parle à Pier. Il fallait qu’elle sache…

― Tu ne peux pas, Diorann, s’interposa un garde. Bazil a interdit qu’on le dérange.

― C’est si grave que ça ?

― Pier est grièvement blessé, oui. Et il est inconscient, malgré la régénération.

― Que s’est-il passé ?

― On l’a trouvé ce matin assez loin d’ici, après avoir entendu un cri en fin de nuit. Une équipe est allée en reconnaissance et l’a récupéré inanimé et en sang.

― Et les autres ? Où sont-ils tous passés ? Les autres Chasseurs et… et… Kiaraan ?

― Nous n’avons vu aucune trace de qui que ce soit… je suis désolé…

― Mais… mais… ce n’est pas possible ! protesta Diorann, sa voix déraillant dans les aigus. Il faut… que s’est-il passé ?

― Nous n’en savons rien, hélas. Il faudra attendre que Pier se réveille.

― Et alors ? insista Diorann d’un ton pressant. Que dit Bazil ?

― Pas grand-chose pour le moment, conclut l’homme d’un air sombre. Il a sa tête des mauvais jours.

Diorann remercia le Chasseur d’un signe et recula, le cœur serré. Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang. Si Pier était blessé, dans quel état se trouvaient tous ses compagnons ? Kiaraan était-elle blessée, inconsciente quelque part ? Elle allait se lancer tout de suite à sa recherche. Mais comment ferait-elle pour la retrouver ? Non, il fallait d’abord qu’elle parle à Pier. Son regard resta longtemps fixé sur la porte.

Un moment plus tard, à pas lents, elle remonta le chemin de la maison. Maxel restait sur place au cas où il y aurait du nouveau. Il lui avait promis de la tenir aussitôt informée. Cette situation était tellement insupportable ! Que faire d’elle-même alors que Kiaraan s’était volontairement mise en danger ? Comment était-elle censée réagir ? Comme si ce n’était pas suffisant, Kiaraan lui manquait. Terriblement. C’était peut-être ça le pire. Sa sœur avait beau être responsable de cette solitude qui l’étouffait, son cœur souffrait de son absence.

La jeune fille essuya rageusement les larmes qui coulaient sur ses joues, tapa dans un caillou du chemin, se trouva puérile et parcourut la fin du trajet en courant. Elle ignora Ilsa qui venait à sa rencontre, monta les marches quatre à quatre et s’enferma dans sa chambre pour laisser libre cours à sa peine.

*

Toute la journée, Diorann guetta en vain le grincement de la porte d’entrée. Ni Arnen ni Maxel ne revinrent. Dans un état d’extrême agitation, la jeune fille faisait des allers-retours dans sa chambre tout en dressant l’oreille. Elle était incapable de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Elle avait même repoussé sa professeure de chant et amie, Vianne, quand elle était venue lui proposer de chanter un peu. Ilsa non plus ne savait pas exactement où était Arnen et ce qu’il faisait. Diorann se fit la réflexion que ce simple fait montrait toute la gravité de la situation. Jamais son oncle, quel que soit le problème qui l’occupait, n’avait manqué de les prévenir de ses allées et venues. Il devait probablement être en discussion avec Vikash et le chef temporaire des Chasseurs, pour décider de la suite des évènements. Mais sans les informations de Pier, que pourraient-ils bien faire ? Ils ne savaient pas où se trouvait le reste du groupe. Tout n’était que pures suppositions. Diorann s’efforçait de ne pas penser à ce qui se passerait si Pier ne se réveillait pas. Elle se mit à tripoter les cicatrices sur ses poignets. Il fallait qu’elle aille voir. Elle avait besoin de lui parler, de s’assurer que Kiaraan n’avait rien, qu’elle n’était pas… Elle se leva de son lit, où elle avait fini par s’allonger, et descendit l’escalier. Dans l’entrée, elle fit une halte. Un silence total lui répondit. Personne. La jeune fille s’étonna un instant de l’absence d’Ilsa, avant d’en ressentir un pincement de jalousie. Encore une fois, on prêtait plus d’attention à Kiaraan qu’à elle. Personne ne s’était inquiété de son état, personne n’avait essayé de la réconforter. Ils étaient tous préoccupés par le sort de Kiaraan et des autres. Et elle, dans un paradoxe risible, en faisait autant.

Il fallait qu’elle bouge. Qu’elle fasse quelque chose.

Diorann sortit de la maison et courut tout le long du chemin. Quand elle arriva devant l’office de soins, il n’y avait plus personne, la Clairière était vide. À ce moment-là seulement, Diorann se remémora le couvre-feu, mais il n’était plus temps de s’en soucier. Le cœur tambourinant jusque sous son crâne, elle approcha de la porte et frappa.

― Entrez, fit la voix fatiguée de Bazil. Diorann s’avança, les yeux immédiatement attirés par le corps allongé sur un lit à sa droite.

― Qu’y a-t-il, Diorann ? Arnen veut des nouvelles ? Il ne peut pas se joindre à moi ?

― N.. Non, je… je suis venue seule, sans que… L’expression irritée de Bazil disparut, et il passa une main sur son visage étroit.

― Excuse-moi, veux-tu. Je veille Pier depuis ce matin, je ne sais pas s’il va se réveiller, ni même s’il va survivre. Et mon apprentie s’est éclipsée sous mon nez, donc je n’ai personne pour me seconder. Mais tu n’as pas à supporter ma mauvaise humeur.

Diorann lui sourit gentiment, pour montrer qu’elle ne lui en voulait pas. Ils faisaient tous les deux les frais du comportement de Kiaraan. Elle ne connaissait pas beaucoup le GuériSage, mais elle se sentit brusquement plus proche de lui.

― La supporter, non, mais la partager, sûrement… lâcha-t-elle sans réfléchir. Il se tourna vers elle et la dévisagea avec acuité.

― En effet, ce n’est rien comparé à ce que tu dois vivre…

― Je vais très bien, répliqua-t-elle trop brutalement.

Il n’insista pas et revint à son patient.

― Je souhaitais juste savoir… comment il s’en sortait, dit Diorann après un moment de silence.

― Mieux, en tout cas physiquement, répondit Bazil d’un ton neutre. Ses blessures étaient graves, mais j’ai bon espoir de parvenir à les guérir. Ordinairement, la régénération aurait déjà dû nous le ramener, c’est cela qui m’inquiète.

― Que veux-tu dire ? Il n’arrive pas à se rétablir tout seul ?

― C’est un peu ça, oui. La cicatrisation se fait, mais très lentement, comme si son corps était en hibernation. Je n’ai jamais vu ça, et je ne sais pas si c’est normal ou pas. On dirait que… que son organisme a subi trop de choses, et que le flux de la vie est comme suspendu. Il était très faible, quand ils me l’ont amené. Il a perdu beaucoup de sang. J’ai fait tout ce que j’ai pu. J’ai peur que… enfin, maintenant, son sort n’est plus entre mes mains.

― Mais il va reprendre conscience, n’est-ce pas ?

― Je ne peux pas répondre à cette question, Diorann.

― Mais… mais il faut qu’il se réveille ! Il le faut !

― Je fais mon possible, je t’assure, répliqua-t-il sèchement.

― Excuse-moi, fit Diorann en détournant la tête, après un instant de silence. Évidemment que… je ne sais pas ce qui me prend.

Diorann détourna la tête et cligna des paupières pour chasser ses larmes. Elle en avait assez de pleurer. Elle entendit Bazil se rapprocher et frémit. Elle n’avait pas envie d’en parler. Mais il se contenta de passer dans son officine pour y chercher quelque chose avant de venir s’appuyer sur le lit à côté d’elle.

― Tiens, lui dit-il en lui tendant une boule de pâte verdâtre qui sentait fort la menthe. Ta sœur les prépare — ou les préparait — elle-même, c’est plutôt bon.

Diorann, qui s’apprêtait à le porter à sa bouche, eut un geste brusque, involontaire, qui envoya la friandise à deux mètres de là. Elle atterrit sur un mur et resta collé sur le bois. La jeune fille jeta un regard contrit vers Bazil. Il se frotta le nez en retenant un sourire pendant qu’elle-même pouffait.

― Je ne t’en propose pas un autre, j’imagine, plaisanta Bazil.

Son ton délibérément léger vibrait néanmoins d’une compassion sincère.

― Non.

― Écoute, Diorann, dit Bazil, je connais bien Kiaraan. Elle est tout à fait capable de se défendre. Je suis persuadé qu’elle avait de bonnes raisons pour…

― Mais quelles raisons ? répliqua Diorann avec hargne. Elle est allée se mettre dans les ennuis en me laissant derrière, encore ! Que suis-je, en fait, pour elle ? Un bagage importun qu’on oublie parce qu’il est trop encombrant ?

― C’est ce que tu penses ? Qu’elle t’a abandonnée ?

― Oui ! Comme quand elle a mué. Depuis le départ de notre mère, je n’ai plus qu’elle. Si elle disparaît, elle aussi, je ne sais pas ce que je ferai.

Mortifiée, elle déglutit et fit claquer sa langue, maudissant son zézaiement qui surgissait toujours quand elle était en colère.

― Je comprends. Mais tu n’es pas seule. Tu as ton oncle et ta tante, ton cousin et…

― Ce n’est pas pareil, coupa Diorann avec un regard féroce. Elle est ma vraie famille. C’est justement ça que… bien sûr, j’aime beaucoup Arnen, Ilsa et Max, mais ce n’est pas la même chose.

― Certes. Tu peux te confier à moi aussi, Diorann. C’est mon rôle d’écouter ceux qu’on laisse de côté, ceux dont on attend trop, ceux qui se cachent pour pleurer. C’est mon travail de veiller sur ceux qui font bien illusion, comme toi.

― J’y penserai.

― Comme tu voudras.

― Par contre, est-ce que tu aurais quelque chose pour m’aider à dormir ? Avec tout ce qui se passe, je…

― Bien sûr, murmura Bazil en la scrutant avec attention.

Diorann évita son regard. Elle avait conscience de se montrer un peu trop brusque et pas très aimable, mais Bazil était trop intuitif. Elle n’avait aucune envie de lui laisser voir son chaos intérieur. Bazil se leva et retourna dans l’arrière-pièce. Il revint quelques instants plus tard en lui tendant un petit paquet de tissu. Elle en sortit ce qui ressemblait à un pétale bizarrement rigide.

― C’est de la fleur de tilleul confite, l’informa-t-il. Tu en prends une le soir trente minutes avant de te coucher. Je te garantis que tu dormiras comme un bébé.

― Merci.

― Et si jamais tu as besoin de parler, ma porte t’est toujours ouverte. Tu ne le sais peut-être pas, mais je connaissais bien ta mère. Elle venait souvent aider ton père dans ses consultations, son art faisait beaucoup de bien aux patients…

Le GuériSage s’interrompit brutalement et se tourna vers Diorann, les yeux agrandis.

― Quoi ? fit-elle sans comprendre

― Mais bien sûr ! s’exclama Bazil. La solution est évidente !

― Mais quoi ?

― Diorann, écoute. Tu as le don de ta mère. Pour l’avoir vu de mes yeux, elle réussissait là où toute la science de ton père avait échoué. Elle a contribué à guérir certains patients que Iarn et moi pensions condamnés. Peut-être que tu pourrais aider Pier à revenir, comme Silène avant toi !

Diorann eut une seconde de silence stupéfait.

― Euh je… je ne sais pas si je pourrai… que faut-il faire ?

― Eh bien… Bazil ferma les yeux et son expression se fit distante et concentrée.

― Je me rappelle qu’elle se plaçait à côté du malade, elle lui prenait le poignet, non, le plus souvent elle posait la paume sur la poitrine, le plus proche possible du cœur. Elle disposait son autre main sur son sternum à elle. Elle demandait à Iarn de faire brûler de l’orthia. Silène nous poussait dans un coin de la pièce et se mettait à chanter tout bas, dans l’oreille du patient. En général, quelques heures après, il allait mieux.

Bazil rouvrit les yeux. Ses traits arboraient une expression détendue, marquée d’une nostalgie heureuse. Diorann resta quelques instants silencieuse. Elle visualisait parfaitement la scène. La présence éthérée de sa mère semblait flotter autour d’eux. Elle la sentait presque lui caresser le visage et lui murmurer d’être sage avec sa sœur, comme ce matin funeste où elle avait disparu. Elle se racla la gorge et revint à l’instant présent. Bazil était retourné dans son officine, les chocs qu’elle entendait témoignant de son empressement à trouver ce qu’il lui fallait.

― Pourquoi de l’orthia ? l’interrogea-t-elle.

― C’est une plante extrêmement nourrissante, répondit-il machinalement. Elle sert à équilibrer l’énergie dans l’organisme et c’est aussi un stimulant naturel assez efficace. Mais ses effets étaient bien plus puissants une fois liés au chant de Silène. Ah, ça y est ! Tu vois, je ne l’ai plus utilisée depuis que ta mère n’est plus là.

Il sortit à grands pas avec dans les mains un petit bol d’argile fumant, dans lequel se trouvaient déjà les feuilles dentelées d’un vert foncé. Bazil laissa tomber le pot sur une tablette à côté du lit de Pier et se lécha les doigts.

― Alors, qu’en penses-tu ?

Diorann le scruta. Ses yeux brillaient de curiosité et d’excitation, et les rides sur son front s’étaient estompées. Son visage à elle arborait-il la même expression ? Se sentirait-elle mieux si elle avait l’impression de se rendre un minimum utile ?

— Je ne sais pas… Bazil, je ne suis qu’au début de mon apprentissage, je…

— Je sais que c’est beaucoup te demander. Mais tu as peut-être le pouvoir de sauver une vie. Cela ne vaut-il pas le coup d’essayer ? Et puis, tu rendrais un fier service à ta… à tous ceux dont nous sommes sans nouvelles.

Diorann scruta un moment le GuériSage. Comment avait-il deviné qu’il ne fallait surtout pas essayer de lui vendre l’aide qu’elle pourrait apporter à sa sœur, elle n’en savait rien, mais sa prévenance la touchait. Il croyait en elle, lui prêtait un pouvoir que même sa sœur, toute apprentie de Bazil qu’elle soit, n’avait pas.

― D’accord, je veux bien essayer, s’entendit-elle répondre.

― Merveilleux. Pour aller plus vite, j’ai mis le bol dans mon fourneau pendant que je cherchais. Il est encore brûlant, précisa-t-il avec un sourire penaud.

Elle s’approcha en hâte de Pier. En effet, les feuilles commençaient déjà à fumer, diffusant dans la pièce un parfum floral, suave, qui ne tarda pas à monter à la tête de Diorann. Étourdie, celle-ci eut un mouvement de recul mais ne put s’empêcher de respirer à nouveau. L’effluve saturait son odorat, lui donnant mal au crâne, mais l’effet sur son organisme était incroyable. Ses pensées étaient plus claires, plus rapides, son sang battait plus vite, toutes les barrières de son esprit s’ouvraient, la mettant en symbiose parfaite avec son environnement. Suivant scrupuleusement les instructions du GuériSage, elle posa la main sur le torse de Pier, l’autre sur son propre sternum, se pencha à son oreille et commença à chanter. Les notes s’écoulaient, délicates et harmonieuses, communiquant leurs vibrations au corps de Pier. Diorann ne décidait de rien, elle ne maîtrisait rien, elle était juste le vecteur d’une puissance séculaire. Les sens exacerbés, ses perceptions exaltées, elle avait l’impression que toutes les matières vivantes, jusqu’aux arbres de l’extérieur, lui prêtaient leur force et leur sagesse pour alimenter et guider son pouvoir. Elle se sentait apaisée.

Enfin à sa place.

Elle vibrait à l’unisson de la forêt, de la nature, de la Mère. Ses propres tourments avaient été dissous par l’intensité de ce lien. Tant qu’elle pourrait chanter, tout irait bien. Elle resterait maîtresse d’elle-même. Quand la mélodie cessa, Diorann rouvrit les yeux et chancela un instant, désorientée et épuisée. Elle se laissa tomber sur une chaise derrière elle et passa une main sur son visage. Elle sentait encore sur sa peau l’essence de la forêt. Ou peut-être n’était-ce simplement que la fumée d’orthia. Elle se mit à rire toute seule, exaltée. Elle ne savait pas si elle avait réussi ou non, mais elle n’avait jamais expérimenté un tel pouvoir. Un froissement la fit se retourner. Assis sur une chaise, Bazil se tenait penché vers elle, la tête dans les mains, les paupières closes et la respiration paisible. Profondément endormi. Comme elle se levait, il rouvrit les yeux et se redressa vivement, ses yeux furetant en tout sens, une expression craintive sur le visage. Surprise, Diorann recula. Bazil reprit ses esprits et lui sourit, mais pendant un bref instant, on aurait dit un… un animal traqué.

― Merci pour cette sieste improvisée, Diorann, plaisanta-t-il en s’étirant. Tu n’es pas la fille de ta mère pour rien, j’ai l’impression.

― Tu crois que ça va marcher ?

― Je l’espère. Le jour nous apportera la réponse. Rentre chez toi, maintenant. Tu l’as bien mérité !

― Tu veux que je le veille ?

― Non, je te remercie, grâce à toi je suis bien reposé !

Tous deux échangèrent un sourire complice qui réchauffa le cœur de Diorann. Bien plus joyeuse qu’à l’aller, elle reprit le chemin de la maison et s’y glissa discrètement. Sans même penser aux fleurs de tilleul de Bazil, elle s’endormit en quelques instants.

*

En se réveillant le lendemain matin, Diorann se sentait un peu plus sereine, comme elle ne l’avait pas été depuis la Mue de… depuis longtemps. Le bien-être provoqué par le chant de la veille rayonnait encore dans tout son corps. Pour ne pas gâcher cette sensation, elle s’obligea à ne pas songer à sa sœur. De toute façon, elle ne parvenait même plus à penser son prénom. Elle se rendit dans la cuisine bien plus tôt que les jours précédents. Elle mourait d’envie de retourner à l’office de soins. D’un air enjoué, elle salua Maxel, son oncle et sa tante qui étaient déjà attablés.

― Où étiez-vous, tous les trois, hier soir ? demanda la jeune fille en s’emparant d’une tranche de pain encore tiède.

Elle ignora soigneusement les mines stupéfaites qui l’entouraient.

― Maxel était avec moi au Conseil avec le commandant temporaire des Chasseurs, répondit Arnen d’une voix lasse. Faris m’informait que de nombreux villageois ont peur de muer et réclament une protection. Et le retour de Pier, seul, n’arrange rien. La moitié de Long'Ombre meurt de frousse, l’autre rêve de vengeance alors que nous ne savons même pas ce qui s’est passé.

Diorann tiqua devant le langage employé par son oncle. Par la Mère, il devait vraiment être à bout. Ilsa l’avait remarqué elle aussi. Elle remplit la tasse vide de son mari de chicorée brûlante et se tint derrière lui, les mains sur ses épaules, la mine soucieuse.

― Et toi, Ilsa ?

― J’étais à l’auberge, à discuter avec les femmes du village, pour calmer les esprits. Le pouvoir des mères n’a pas de limites, fit-elle d’un ton pince-sans-rire.

Arnen tourna à moitié la tête vers elle et lui adressa un rictus amusé.

― Et j’espère que ce sera suffisant. Mais…

Des coups sourds interrompirent Arnen. Cette fois, tout le monde se leva et se précipita à la porte. Un jeune garçon haletant se tenait là.

― Bazil m’envoie. C’est Pier. Il s’est réveillé.

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