17 janvier 2020. Jamais Sophie n’avait autant tremblé pour une épreuve. Elle, qui avait passé tous ses examens d’études sans davantage de travail que le minimum nécessaire pour passer à l’année suivante, se liquéfiait en pensant à cette date. Ce jour-là, un jury de professionnels issus de diverses grandes boîtes lui avait donné rendez-vous pour l’oral d’entrepreneuriat. Une façon formelle de terminer le cycle d’accompagnement au développement de projet qu’elle avait rejoint depuis son arrivée à l’école. Et malgré trois années à développer Léana de jour pendant ses temps libres comme de nuit dans sa chambre de bonne, elle s’estimait encore bien loin du résultat final. Elle tentait tant bien que mal de se réconforter en se disant que son ambition pour Léana était plus vaste qu’un projet d’études. Pourtant, l’imminence de son oral lui faisait perdre tout son calme.
Eugène avait eu beau essayer de la rassurer lors des fêtes de fin d’année, les paroles encourageantes n’ont plus aucun poids quand le doute envahit ceux qui créent. Que son frère n’ait plus besoin de corriger les textes finis par l’intelligence artificielle n’était qu’un début. Sophie voyait plus loin. Mais depuis le début de l’année universitaire, elle ramait. Elle avançait lentement, à tâtons, dans de nouvelles directions, et n’était plus en confiance sur ce qu’elle codait.
Quand, début janvier, elle remonta sur Paris pour le début des examens, elle était si fatiguée que ses yeux se noyaient dans ses paupières grisâtres. Outre les révisions qu’elle n’avait pas commencées plus tôt que fin décembre, elle passait ses nuits dans ses lignes de code. Son père avait regardé quelques fois au-dessus de son épaule, lui rappelant qu’il était tard et qu’elle ferait mieux de dormir un peu, mais il ne comprenait rien à cet enchaînement de chiffres et de lettres qui défilaient sur l’écran. Une fois rentrée dans sa chambre de bonne qu’elle louait une fortune pour le luxe d’habiter à un quart d’heure à pied de son école. Tout devait converger vers une seule et unique date : le 17 janvier. Jour de passage devant le jury. Les professeurs les avaient même prévenus que des bourses pourraient être financées par des entreprises si leur projet venait à leur taper dans l’œil. Pour Sophie, c’était du pain béni. Si elle parvenait à séduire les professionnels présents à son oral, elle pourrait s’investir dans le développement de Léana à titre de travail officiel. Commencer à rembourser son prêt étudiant grâce à sa création, et non en fournissant sa force de travail aux autres. Une aubaine qu’elle refusait de laisser passer.
La veille de l’oral, Sophie ne ferma pas l’œil. Son ordinateur portable à portée de main, elle passa son temps à l’éteindre, avant de se relever quelques minutes plus tard et le rallumer. Quitte à ne pas dormir, autant avancer. Elle savait bien qu’elle ne ferait pas de miracle en une nuit, mais elle voulait tout faire pour s’en rapprocher.
Quand son réveil sonna, Sophie arrêta les modifications et chargea la version locale de Léana sur le serveur. Lorsqu’elle ouvrit l’interface client, elle accepta la mise à jour afin de pouvoir montrer au jury la version la plus actualisée de son produit. Un énième café et une douche plus tard, elle contemplait dans sa salle de bain ce visage rongé par le manque de sommeil qui devait être le premier étendard d’un exposé essentiel.
Quelques heures de plus et elle pourrait dormir. Sa force d’abnégation était propre à son jeune âge : celui où le sommeil n’est pas une dette mais une variable que l’on remet en jeu tous les soirs.
Ils étaient dix. Dix professionnels, assis sur les pupitres des étudiants, dans une salle de cours où elle projetait sa présentation. Elle avait eu beau assister à plusieurs modules dans cette pièce, connaître le mobilier, les moindres recoins, tout ce jour-là lui paraissait inconnu. La lumière l’aveuglait. Le cou raide, elle parcourut l’auditoire. L’un des professionnels regarda sa montre avant de rehausser ses lunettes et la fixer quelques instants. Puis, il reprit son stylo pour inscrire de nouvelles notes sur sa fiche. Tandis qu’elle se présentait et racontait la naissance du besoin auquel elle avait tenu à répondre, elle avait l’impression que l’ennui gagnait l’auditoire. Alors, elle parla plus fort. Pour regagner leur attention, un peu. Par peur, surtout.
Il fallait à tout prix faire bonne impression.
Sur le mur blanc, l’engin projetait une question simple, reprenant le design épuré blanc aux fins traits roses de l’application : « Qu’est-ce que Léana ? »
« Léana est un copywriter 2.0, commença-t-elle en affichant un sourire assez large pour contrebalancer ses cernes. Elle écrit des textes sur un sujet donné à partir de quelques mots-clés, mais pas seulement. J’ai tenu à la doter de plusieurs fonctionnalités. À terme, Léana pourra remplacer tout le cycle de travail d’un écrivain public. »
Elle tenait davantage l’attention de ses interlocuteurs, et passa à la projection suivante. Du nom « Léana » entouré dans un cercle au milieu de l’écran, plusieurs flèches jaillissaient. L’une d’elle se rendait vers l’encadré « écrire un texte » qu’elle présenta comme la fonctionnalité première de Léana, mise en phase de test depuis un an auprès « d’acteurs potentiels du marché ». En réalité, cela signifiait « mon grand frère ».
« Léana n’a pas été seulement conçue pour faire la tâche d’écriture attendue du copywriter. Je l’ai designée pour répondre à plusieurs autres impératifs : du sourcing de clients potentiels à l’échange par mail, Léana peut remplacer l’écrivain public dans toutes les tâches plus lourdes du volet administratif et financier. »
Une main se leva, curieuse de savoir comment une telle invention pouvait être à la fois une intelligence artificielle crédible pour les textes et posséder autant de fonctionnalités.
« Il y a de nombreuses solutions d’intelligence artificielle accessibles à tous en ligne. Léana s’appuie sur d’autres programmes pour répondre à l’ensemble des besoins.
— Comme des programmes frères, en somme, commenta une autre.
— Ou sœurs, si l’on parle des intelligences artificielles » répondit Sophie.
Ses paupières battaient avec lourdeur. Elle se ressaisit d’un sourire poli.
« Comment garantissez-vous que votre intelligence artificielle reste sous contrôle alors que vous la connectez à d’autres ? poursuivit l’interlocutrice. Les machines n’apprennent-elles pas d’elles-mêmes ?
— J’ai mis en place un ensemble de restrictions afin que Léana s’en tienne à ses missions. »
La femme n’eut pas l’air convaincue. Elle prit quelques notes sur son carnet avant de continuer :
« Avec la vitesse d’apprentissage de ces programmes, comment pouvez-vous être si sûre d’avoir mis en place les restrictions nécessaires ? »
Sophie resta silencieuse quelques instants avant de reprendre :
« J’ai réalisé plusieurs itérations d’analyses de risques pour parer à toutes les éventualités prévisibles.
— Mais vous ne pouvez pas être sûre, coupa la première.
— En matière de deep learning, on ne l’est jamais, mais j’effectue des contrôles fréquents. »
Cette fois, ce fut l’assemblée qui garda le silence. Sophie rapprocha ses mains derrière son dos, pour ne pas montrer à l’auditoire qu’elles tremblaient. Au fond de la salle, un homme plus âgé que le reste du jury s’éclaircit la gorge :
« Votre produit est-il déjà déployé sur le marché aujourd’hui ?
— Certaines fonctionnalités restent encore à bêta-tester. Une fois la version finale prête, je m’attèlerai au lancement. »
Pour illustrer ses propos, Sophie présenta plusieurs captures d’écran concernant une mission qu’un certain Alexandre Vermaire, un alias fictif auquel elle avait créé un profil en ligne de copywriter expérimenté, avait accompli dans le domaine de son frère : les assemblages de tuyauterie. Léana avait cartographié des acteurs du marché. Il avait suffi que Sophie sélectionne une mission pour que Vermaire prenne contact avec l’entreprise par mail, puis utilise la fonctionnalité de la signature pré-enregistrée pour faire la paperasse sans besoin d’intervention humaine. Puis, Sophie avait réalisé en direct la fonctionnalité-phare de sa création : elle avait inscrit quelques mots clés, s’inspirant des requêtes envoyées par son frère. Quand, au bout d’un long chargement, le texte ressortit écrit, l’assemblée s’extasia.
« N’avez-vous pas peur qu’une automatisation totale soit faite au détriment de la qualité ? Prévoyez-vous une sorte de contrôle lors du process ? demanda une femme aux lunettes rectangulaires.
— Pour l’instant, Léana est encore en version bêta, mais l’utilisateur peut très bien paramétrer qu’il souhaite vérifier le texte avant envoi » expliqua Sophie en parcourant la salle en cherchant des yeux un visage enthousiaste. Puis, face au silence de l’auditoire, elle poursuivit : « J’espère me rapprocher autant que possible d’une aisance communicative humaine. En cela, les intelligences artificielles en open source sont d’une grande aide. »
Pour la fonctionnalité de pré-signature, le jury eut un accueil plus réservé. L’un qualifia même l’option de « dangereuse ».
« Comment pouvez-vous dévoyer à ce point l’expression humaine ? Une signature engage une personne… siffla un autre.
— La signature enregistrée sert seulement à gagner du temps. Dès que l’utilisateur valide la mission, Léana se charge de la paperasse, ce qui comprend les formalités de signature. Et puis… Les utilisateurs ne sont pas obligés d’accepter toutes les fonctionnalités. L’un des bêta-testeurs, par exemple, refuse toute fonctionnalité autre que celle de compléter les textes. S’il change d’avis un jour, les services seront en place pour répondre à ses besoins.
— Légalement, cette fonctionnalité me paraît plus que contestable… »
Sophie fit de son mieux pour conserver un sourire poli sur ses lèvres. Elle aurait voulu leur dire que l’enjeu technique avait été son seul compas, mais face à la reluctance de son interlocutrice sur la question de la pré-signature, elle préféra se retenir.
« Ce que je ne comprends pas, reprit la femme aux lunettes carrées, c’est votre intention de pervertir à ce point la valeur travail. À quoi bon continuer de former des copywriters si un robot peut tout faire à leur place ?
— Cette question concerne de très nombreux secteurs aujourd’hui. L’automatisation, qu’elle soit effectuée par un robot ou une intelligence artificielle, rend caducs de nombreux métiers. Et encore, nous n’en sommes même pas à l’apogée de ces technologies. Léana n’est qu’un aperçu de ce qu’une automatisation poussée à l’extrême peut produire, qualité à l’appui. Les pouvoirs publics, il est vrai, ne donnent pas à cette question la place qu’elle mérite : pourquoi dire aux gens qu’ils doivent travailler quand ils sont si remplaçables ?
— La valeur travail est un aspect important de notre construction sociétale, rétorqua la dame.
— Pensez-vous vraiment que demain, un patron préfèrera payer des salariés quand une solution technologique lui permettra de s’en passer ? »
La salle demeura silencieuse à cette question. Certains hochèrent la tête, quand d’autres levèrent les yeux au ciel.
Les dernières questions concernèrent le modèle économique proposé, et Sophie ne manqua pas de présenter sa commission de 30% mise en place pour la version bêta. « Une fois lancée, il y aura mieux à faire » conseilla un homme à la contenance carrée qui n’avait pas encore pris la parole jusqu’ici.
Sophie était sortie satisfaite de son oral ; les questions auxquelles elle avait été confrontée relevaient davantage du challenge que de la remise en cause. Le jury avait eu l’air de s’intéresser à son travail, et la démonstration de remplissage de contenu avait intrigué l’audience même si le jury avait tenu à mettre Léana à l’épreuve. La semaine suivante, les résultats furent annoncés. Si elle eut une note tout à fait convenable, elle ne figura pas dans le tableau des projets que les entreprises entendaient financer. Sophie se demandait ce qu’ils pouvaient préférer aux autres projets pour les avoir retenus à sa place, notamment celui de simulation de matchs de foot en ligne sur lesquels les utilisateurs pouvaient parier. Pour elle, Léana répondait à un vrai besoin. D’une niche, certes, mais elle avait la capacité de changer la vie des gens. Pas simplement de les divertir et leur prendre leur argent. Alors, confiante dans sa démarche qu’elle regrettait d’être incomprise, elle continua d’affiner le code de Léana avec les retours de son frère. Et même si celui-ci refusa les autres fonctionnalités, il accepta de lui donner accès à ses échanges de mails afin de nourrir Léana de quelques conversations humaines et de contrats. « Seulement en local » glissait-il à chaque fois, une phrase que Sophie s’amusait de plus en plus à sortir plus tôt que lui pour se moquer de sa paranoïa à toute épreuve.
Ci-dessous mes remarques comme d'habitude sur ce chapitre qui clos pas mal de questions :)
Ce qui m'a un peu gênée :
- On parle de Gaby, quand même ! ==> c'est un peu bizarre de parler d'elle comme ça, j'ai cru qu'elle était partie
- Il ruait vers une impasse ==> se ruait ?
- Il ne pourrait pas lui cacher plus les choses ==> c'est un peu lourd comme formulation
- reprit Eugène ne lâchant ==> en ne lâchant ?
- Il assainit la table ==> je suppose que tu veux dire "asséna" ;) sinon ça prend un autre sens haha et on dirait plus "il asséna un coup de poing sur la table"
- Sophie, qui n’y toucha point avant ==> je pense qu'il manque une virgule après "point" (et le terme "point" ne va pas trop avec le style du roman pour moi !)
- Tu as toujours été de l’avant ==> ça sonne bizarre, j'aurais mis "tu es toujours allé de l'avant"
Mes phrases préférées :
- Ce fut ainsi qu’Eugène se retrouva [...] même sans en avoir envie. ==> j'adore !
- tandis que Philippe se noyait dans son verre de vin ==> hahaha
- exprimer avec des mots nouveaux les maux de son époque ==> joli !
Remarques générales :
Le premier paragraphe est vraiment super !
J'ai toujours du mal à comprendre la relation entre Eugène et Sophie. La dernière fois qu'ils se sont vus, ils se sont disputés, puis elle a pris un avocat ; je trouve étonnant qu'ils dinent tous tranquillement tous ensemble à Noël, d'autant plus que c'était assez évident que Sophie allait tout cafter à Gabrielle... Même si je trouve que c'est franchement gonflé de sa part de l'avoir fait.
Et du coup j'ai pas tout compris à ce qu'il s'est passé, en faisant la mise à jour il a accepté sans le vouloir que Léana touche à ses romans ?
J'aime bien la réaction de Sophie qui se sent un peu dépassée par sa création ! (même si je reste très sceptique sur ce genre de choses, pour moi une intelligence artificielle ne peut pas sortir de ce pour quoi on l'a codée... Mais bon je ne suis pas une spécialiste, je me berce peut-être d'illusions !! en tout cas ça ne me gêne pas d'imaginer que ce soit vraiment Léana qui ait inventé un nom de plume et géré les maisons d'éditions, même si je n'y croirai pas du tout dans la vraie vie)
Je suis contente que leur dispute soit réglée, mais j'ai trouvé que c'était un peu montagne russe ! Je comprends pourquoi elle prends un avocat, mais elle aurait pu lui expliquer directement pourquoi ! et surtout pourquoi avoir demandé à ne se parler que par avocat interposé si c'était pour elle-même ne pas respecter cela ?
A bientôt !
Concernant le fameux avocat (que je vais devoir donc mieux expliciter), Sophie a appelé son avocat pour prendre conseil à un instant T sur la situation. Là, il faut distinguer la fonction de conseil d'un avocat de sa fonction judiciaire : quand un litige s'initie, la personne qui a décidé de se faire représenter par un avocat, en effet, parlera par le biais de celui-ci.
Je vais davantage expliciter cette nuance pour plus de cohérence sur ce début !
Quant au premier paragraphe, comme quoi, je fais bien de chercher des avis extérieurs !! A chaque fois que je tombe sur ce genre de paragraphes, je me demande si ce n'est pas totalement à côté de la plaque et qu'il faudrait enlever ! Merci, donc, de me pointer ce que tu aimes, car décidément je ne suis PAS DU TOUT objective sur ce jet ><
Bien à toi !