Si Eugène comprend vite une chose avec Maître Maringo, c’est que le temps des avocats n’est pas le même que celui des auteurs spoliés. Il n’a pas attendu plus que le lendemain de leur premier rendez-vous pour apporter, en plus des manuscrits ‘Sans titre’ imprimés, l’exemplaire de Son Opéra acheté à contre-cœur et lu pendant la nuit. Il a résumé son ressenti dans un courrier, remis en mains propres à sa secrétaire, car Maître Maringo « est en rendez-vous ». Et même si Eugène propose d’attendre que celui-ci prenne fin pour remettre ses manuscrits en personne à l’avocat, la secrétaire calme ses ardeurs, le souffle agité. « Il est sur un dossier important, la réunion risque de s’éterniser… Je lui remettrai le tout. » Alors, d’une main fébrile, il lui tend les deux livres, puis la pochette dans laquelle reposent ses romans inachevés. En sortant, il ne peut s’empêcher de pester contre celle à qui il fait l’honneur de toucher ses si précieux textes pour avoir joué le rôle d’intermédiaire dans la remise des documents.
Quand, en milieu de semaine suivante, un mail de Maître Maringo lui demande de lui faire parvenir ses fichiers en format numérique pour travailler plus efficacement, Eugène exulte de rage. Un fichier numérique se partage en quelques clics. N’a-t-il pas déjà bien assez donné ses textes au monde ? Il prend plus d’une heure à se décider d’envoyer le fichier, après l’avoir sécurisé par un mot de passe dont il précise dans l’email à son avocat qu’il est « strictement confidentiel ». Maître Maringo lui répond tout aussitôt : pour ce point, il est sous serment, son client n’a pas de souci à se faire. Alors, rassuré, Eugène referme son ordinateur avec soulagement. Un léger sourire en coin, une bourrasque de rire le frappe comme la foudre. Avec sa paranoïa à toute épreuve, il se trouve lui-même ridicule, surtout quand l’angoisse finit par le prendre aux tripes.
Il faut bien que j’apprenne à lui faire confiance.
Deux jours plus tard, Maître Maringo le rappelle enfin :
« Je crois bien que vous avez raison, Monsieur Loustillac, il y a matière à contrefaçon, dans cet ouvrage… Et dans Son Opéra, également. J’ai mandaté Maître Pierrot, un huissier, afin de réaliser une saisie-contrefaçon. Les procès-verbaux m’ont été remis ce matin.
— Les stocks des livres de Zuka ont été saisis ?
— Non, pas encore… Pour l’heure, notre huissier s’est rendu à la librairie Mollat et a constaté dans son procès-verbal que Club et Son Opéra y sont vendus. Charge à nous, maintenant, de prouver que ces ouvrages, disponibles à la vente, ont bien été écrits par vous. Du moins dans une certaine mesure.
— La première moitié de Club est très fortement emprunte de mon manuscrit…
— J’ai vu cela… Pour tout vous dire, j’ai même fini par acheter des versions numériques pour comparer les fichiers directement dans Word… Saisissant ! Nous tenons là une grosse affaire, Monsieur Loustillac, si vous êtes toujours bien disposé à aller jusqu’au bout. »
Cette phrase, de la bouche de son avocat, vient de lui enlever un poids : Eugène n’est plus seul dans sa bataille. Il reprend :
« Je ne demande que cela, un procès, un peu de justice.
— Je me dois d’intervenir sur ce point : la meilleure résolution est le plus souvent celle qui vous économise un procès. La justice prend des années, son issue est toujours soumise à aléa, même lorsque l’on croit une affaire gagnée…
— Les Éditions Verglas ne tenaient pas à discuter.
— Avec votre permission, je souhaiterais procéder à la mise en demeure de la maison d’édition pour contrefaçon sur les deux ouvrages dont nous avons parlé. Le Code de la propriété intellectuelle prévoit de lourdes sanctions qui ont rarement lieu à s’appliquer mais dans votre cas… Je crois bien que nous tenons là de quoi faire jurisprudence. Leurs avocats, si mes confrères sont bien avisés, ce dont je n’ai aucun doute, les encourageront à vous proposer une résolution amiable. Hors, donc, des tribunaux… »
Dans un monde idéal où la justice ne serait pas rendue selon son calendrier propre, Eugène insisterait et, l’espace d’un instant, il y pense. Il voudrait ériger ce dossier en affaire de principe : les Éditions Verglas n’avaient qu’à l’écouter dès la première fois. Mais Eugène entend l’argument de son conseil : ce qu’il cherche surtout, c’est une résolution de la situation.
« Tant qu’ils payent pour ce qu’ils ont fait et que je récupère mes œuvres… Mais s’il faut aller au procès, je suis prêt.
— C’est une bonne attitude, Monsieur Loustillac, d’être prêt à tout pour faire valoir ses droits. Dois-je en conclure que je peux envoyer la lettre de mise en demeure ?
— Faites tout ce que vous pouvez, mais quand vous le pouvez, dites-moi combien tout cela me coûtera, je vous en prie.
— J’ai bien compris vos préoccupations, vous savez. Je prendrai mes honoraires sur la compensation qui vous sera versée, que ce soit amiable, ou au procès. Vous n’avez qu’à venir au cabinet verser un reliquat symbolique, je le déduirai par la suite… Cinq cent euros, payables par chèque ou espèces. Je fais une note à ma secrétaire en ce sens. »
Cinq cent euros, Eugène n’appelle pas cela un maigre reliquat. À quoi ressemblera la note finale ?
« Et les gains potentiels, vous pouvez les estimer ?
— Cela dépend de tant de choses… Seule la maison d’édition connaît les chiffres de vente réels. Nous ne pouvons qu’avoir des estimations, et encore, je n’ai pas accès aux sites en question. Mon confrère parisien se renseignera sur la question. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’Article L335-2 du Code de propriété intellectuelle punit le délit de contrefaçon de trois ans d’emprisonnement et de trois cent mille euros d’amende. Mais il ne s’agit là que d’une peine-plancher. En réalité, le juge tranche selon le préjudice effectif subi par l’auteur lésé. »
Suite à cet appel, un nouveau silence. Long. Pesant. Surtout pour un Eugène impatient. Dans cette absence, il n’arrive plus à rien. Il ne parvient pas à écrire, lui pour qui l’activité avait toujours semblée innée. Même le divorce de ses parents n’avait pas suffi à l’ébranler. Que ce soit pendant les périodes d’examen, ou les jours de grand rush avant que Léana ne lui simplifie la vie, il trouvait toujours le temps d’avancer sur ses histoires. La ressource de les finir relève d’une question autre, qu’il n’a jamais jugé utile d’adresser plus globalement. Alors, Eugène persévère : il prend sa voiture, conduit jusqu’à Hendaye et marche le long de la promenade pour mieux s’immerger dans les lieux de Leurs terres avant eux. Mais le son des vaguelettes dont l’écume déroule sur le sable de la baie ne suffit pas à le faire couper de son obsession du moment.
Pourquoi continuer à s’écharper sur un manuscrit qui avait probablement déjà été spolié par Léana ?
Il a eu beau écrire à Sophie, lui redemander ses registres d’activité pour voir si un nouveau fichier ‘Sans titre’ a été glissé dans la liste des requêtes, sa sœur n’a pu lui apporter aucune réponse satisfaisante. Face à une telle incertitude, Eugène ne parvient plus à avoir confiance : un voile plane sur ses moindres écrits, et chaque session devient une lutte contre soi. Eugène n’en peut plus. Réduit à abandonner son projet, il commence à en faire le deuil forcé.
Puisqu’il refuse de se faire déposséder du moindre texte, Eugène doit en écrire de nouveaux. Mais pour cela, il lui faut des idées, du temps et du calme. Une sainte trinité qu’il n’est plus en mesure de toucher.
Pour mieux anticiper de futurs problèmes et depuis quelques jours déjà, son ordinateur ne passe plus la porte de sa bibliothèque. Eugène n’a foi qu’en ses feuilles et son stylo. Quelle ironie, en 2022, que son salut passe par le papier ! Et lui qui pensait être de la génération digitale, de ceux qui écrivent, effacent et copient-collent plus vite que leur ombre, il se retrouve à présent à rédiger à la façon des anciens. Comme tous avaient écrit, de l’invention du papier à celle d’Internet. Une part d’Eugène s’en flatte : « on oublie comment écrire », en conclut-il.
Puisque modifier n’est plus si facile, il réfléchit encore plus à la moindre phrase. Si elle n’est pas assez mélodieuse, affinée, parfaite, elle ne mérite pas d’être. En cela, Eugène retrouve ses travers d’avant la découverte de Club. Un gage indéfectible de saboter seul l’écriture d’un roman. Mais pour lui, le problème est ailleurs. Il ne voit que les phrases qu’il ne parvient pas à écrire, dont il juge le nombre écrasant par rapport à celui qu’il a couché sur le papier. Il ne considère que la vitesse d’écriture, trois fois plus lente qu’avec un clavier. Et, jour après jour, il se retrouve confronté à un syndrome bien connu des auteurs mais qu’il n’avait jamais, jusqu’alors, connu au sens propre : la page blanche.
Rectangulaire, vide et effrayante.
Eugène tente de la défier, d’y coucher un mot ou deux. Parfois plus, mais toujours avec le même résultat : une rature, une boule de papier, un panier. Quelques fois, il ne parvient même pas à viser la poubelle. La page blanche, l’enfer des écrivains, le prend à la gorge, paralyse ses membres et remet en cause sa motivation à chaque nouvelle occurrence.
Eugène en veut à la terre entière. À Léana, d’avoir dépassé les limites de sa mission. À sa sœur, d’avoir créé une intelligence artificielle capable de lui nuire à ce point. À Gabrielle, d’utiliser parfois son ordinateur. À Maître Maringo, de ne pas aller plus vite que la musique, et surtout, aux Éditions Verglas, celles qui ont enfin dénié répondre, une fois la lettre de mise en demeure reçue. Ce coup-là a davantage marqué les esprits : à peine l’accusé de réception est-il parvenu à l’avocat qu’une proposition de rendez-vous à Paris a été faite. Du fait des fêtes de fin d’année et des « impératifs du calendrier », ils ont reporté l’entrevue au début d’année prochaine. Eugène, non sans se plaindre d’un tel délai, se porte disponible pour le premier créneau proposé, le lundi 9 janvier, à quinze heures.
« Vous n’êtes pas obligés de vous déplacer, l’a averti son avocat. Mon confrère parisien pourra se charger de cette rencontre préliminaire pour vous éviter des frais de déplacement.
— Maître Maringo, nous nous connaissons peu mais sachez que je compte bien être présent à chaque étape. Plus qu’un simple intérêt, je suis le premier concerné. Je veux voir les éditeurs me regarder dans les yeux et s’excuser pour le mal causé.
— N’ayez pas trop d’attentes, c’est tout ce que je peux vous recommander.
— Vous avez qualifié mon cas de « grande affaire ».
— Avec quelques années de recul, peut-être. Pour un premier rendez-vous, voyez plutôt cette entrevue comme un terrain miné autour duquel deux armées vont s’affronter.
— Alors nous gagnerons à être davantage ! »
Eugène se rappelle les enseignements de Sun Tzu. Il sait que les guerres se gagnent souvent hors des champs de bataille et que les émissaires sont des éléments clés de la victoire. Et malgré son absence totale d’arguments juridiques, Eugène s’estime être un adversaire de poids, une éminence politique dont la seule présence convaincra encore davantage les Éditions Verglas du sérieux de ses revendications. Sa présence le 9 janvier est non négociable et ce, quels que soient les précieux conseils de son avocat.
Ce qui m'a un peu gênée :
- Pourtant, tel ne fut pas le scénario avec lequel les Éditions Verglas avaient prévu de le manger ==> hum, on ne mange pas avec un scénario ? plutôt "la sauce à laquelle ils avaient prévu de le manger" ?
- Quant au fameux confrère parisien, il s’agissait en réalité d’une consœur, et elle était bien plus jeune qu’escompté ==> la façon dont la phrase est tournée donne l'impression que c'est mal que ce soit une consoeur, puisque c'est mis en parallèle du fait qu'elle a l'air trop jeune
- vous dirons à dans deux ans ==> ça se dit à l'oral mais ça choque un peu une fois écrit. Peut-être "vous reverrons dans deux ans" ?
- que vous comprendrez que nous ne vous présenterons pas aujourd’hui ==> c'est un peu lourd !
Mes phrases préférées :
- en passant par le stagiaire du département ==> haha
- le temps de Zuka est un prérequis, continua Carine Noyaux. Cela étant dit, ce prérequis est peut-être impossible pour vous à honorer ==> pas mal !
- Aux visages figés, au cou qui se tordait de la directrice juridique, il vit le boulevard et décida de s’y engouffrer
- au terme d’une demi-heure aussi courte qu’une poignée de minutes
- répliqua Maître Maringo pour couper la parole à Eugène dont les poumons qui s’amplifiaient annonçaient une nouvelle vindicative ==> j'aime bien l'idée mais je trouve la phrase maladroite
- voulez-vous être l’auteur de vos œuvres ou en vivre ==> j'aime bien cette question parce que c'est vraiment le fond du problème ! cela dit, je ne vois pas ce qui empêche Eugène de révéler qu'il est Zuka (sans dévoiler tout le truc avec Léana bien sûr), ce n'est pas rare qu'un auteur publie sous un alias et que le grand public connaisse tout de même son vrai nom
Remarques générales :
Pauvre Gabrielle ! Je comprends qu'elle soit agacée.
J'aime beaucoup l'entrée en matière de l'avocate qui s'interroge sur l'absence de Zuka. Si c'est effectivement Léana toute seule qui est derrière ça, ils vont avoir du mal à prouver qu'une vraie personne a écrit les romans !
Par contre Eugène n'a pas été très malin de déballer tout sur l'IA de sa soeur comme ça... Même si je comprends qu'il bout d'impatience à l'intérieur de lui ^^
Je trouve la proposition de la maison d'édition très honnête (le fait de garder le pseudonyme Zuka, j'entends, parce 50 000€ alors qu'ils ont vendu 713 000 exemplaire des deux bouquins... c'est du foutage de gueule), et tout le laïus de la dame est bien. D'ailleurs je me rends compte d'une chose : à qui ont-il donné l'argent des livres ? Léana a aussi créé un compte bancaire et tout ? En fait ça me parait étonnant de pouvoir faire tout ça sans donner une preuve d'idendité...
C'est un très bon chapitre, qui fait bien avancer l'intrigue, qui pose les bonnes questions et qui fait réfléchir !
A bientôt
Merci pour ton retour !