— Maude ! Maude, réveille-toi !
Olivier suffoque. Entre l’obscurité ambiante et la fumée de plus en plus épaisse, il a du mal à voir autour de lui. Il distingue une vitre fissurée, un tableau de bord défoncé et des morceaux d’acier. Sa ceinture de sécurité, bloquée, lui écrase la poitrine et l’empêche de bouger pour se rapprocher de sa femme. Il n’y a plus de doute, ils ont eu un accident de voiture. Et vu la fumée, ils risquent d’y rester s’ils ne sortent pas bientôt. Olivier se débat pour se libérer. Quand enfin, il arrive à tendre son bras vers elle, il ne rencontre que du vide… Le siège à côté du sien, bien que couvert d’un sang sombre et visqueux, est complètement vide.
— MAUDE !
Son propre hurlement réveille Olivier, qui met plusieurs secondes à comprendre ce qu’il vient de se passer. Il est allongé dans son lit, la télévision toujours allumée, et une forte odeur de brûlé flotte dans l’air. Quelques fragments de son cauchemar s’accrochent encore à son esprit. Il se souvient de l’accident, et du siège de Maude, vide. Il réalise alors que son cauchemar, en plus de lui faire revivre la pire soirée de sa vie, y a mêlé des éléments du réel. Car il distingue vraiment de la fumée montant du rez-de-chaussée. Le four ! Il saute du lit et se précipite hors de la chambre pour aller évaluer les dégâts.
Rien qu’en arrivant dans le couloir, il découvre que c’est pire que ce qu’il avait imaginé. Une épaisse fumée monte les marches pour remplir petit à petit l’étage. Olivier ne comprend pas pourquoi un plat de lasagnes, oublié pendant quelques minutes seulement, peut brûler autant. À moins qu’il ait directement mis le grill au lieu de mettre le four à chauffer ? En tout cas, le mal est fait et Olivier n’a plus qu’une idée en tête : sauver sa femme. Il enlève son t-shirt, le noue autour de son visage pour créer une sorte de masque filtrant, puis descend les marches prudemment. La fumée lui pique les yeux. Heureusement, il connaît par cœur l’agencement des lieux, et continue son chemin en fermant les yeux et à tâtons. Il a juste besoin d’aller jusqu’au guéridon de l’entrée, sur lequel se trouve son téléphone portable. Soudain, sa hanche heurte un coin du meuble et il laisse échapper un cri de douleur. Comme quoi, il connaît moins bien les distances qu’il ne le pensait. Qu’importe, il a enfin son téléphone en main. Fébrile, il tape 911 et attend une réponse qui, dans sa tête, prend beaucoup trop de temps.
— 911, quelle est votre urgence ?
— Il y a le feu chez moi ! C’est plein de fumée et j’ai du mal à respirer. Venez vite s’il vous plaît !
— Votre adresse ?
Olivier énonce son adresse en faisant attention à bien articuler. L’opératrice lui annonce qu’un camion de pompiers est déjà en route et qu’il arrivera sous peu.
— Monsieur, êtes-vous actuellement dans votre maison ?
— Oui, je suis dans l’entrée, répond-il avant de laisser échapper une grosse quinte de toux.
— Dépêchez-vous de sortir, et placez-vous le plus loin possible de votre logement. De l’autre côté de la rue, de préférence.
— Je ne peux pas sortir ! Ma femme est encore à l’intérieur. Elle ne peut pas vraiment marcher toute seule, je dois aller l’aider.
— Les pompiers ne vont pas tarder, mais vous devez évacuer ! Il sera plus simple pour les secours d’aller chercher une personne au lieu de deux.
Mais Olivier ne l’écoute déjà plus. Il glisse le téléphone dans sa poche arrière et se dirige vers la chambre d’amis. L’air est irrespirable. À mi-chemin, il est obligé de se baisser et de continuer à quatre pattes pour éviter la fumée. Il espère que Maude a fait de même. Si elle s’est laissée surprendre par la fumée et qu’elle a perdu connaissance, Olivier aura du mal à la traîner dehors. Le plus simple, ce serait de passer directement par la fenêtre de la chambre pour arriver dans le jardin. Au moment où il parvient devant la chambre d’amis, il aperçoit une grosse flamme orange lécher le mur de la cuisine. Aucune sirène de pompiers ne se fait entendre. Il entre dans la pièce et rampe jusqu’au lit. Il se relève péniblement en s’aidant des draps. Comme il le craignait, Maude n’a pas bougé. La fumée a dû l’assommer dans son sommeil. Rassemblant ses dernières forces, Olivier fait le tour du lit et prend Maude dans ses bras.
— Tout va bien se passer.
Quand les pompiers arrivent sur place, six minutes plus tard, un bout du premier étage s’est effondré dans l’entrée. Pendant qu’une partie de l’équipe s’attaque aux flammes, plusieurs pompiers équipés de masques à oxygène pénètrent dans la maison à la recherche des deux occupants dont on leur a parlé. À cause de la fumée, leur progression est lente. Ils passent par le salon, vide, puis aperçoivent la cuisine, d’où vient le brasier.
D’où ils se tiennent, les pompiers remarquent que le four, point incandescent au milieu d’un océan de flammes, a été laissé ouvert. Il est possible qu’une pile de torchons posés à proximité ait pris feu. Le brasier progresse à une vitesse étonnante, et malgré leurs masques, les pompiers ont du mal à respirer et à y voir clair. Soudain, un immense pan de parquet se détache de l’étage et vient s’écraser devant eux. La situation devient trop dangereuse. Les hommes décident de se retrancher dans le jardin à l’avant de la maison et de sortir la deuxième lance incendie pour étouffer les flammes. Le capitaine des pompiers crie ses ordres, et très vite, tout s’organise. Il n’est pas vraiment surpris par l’ampleur des flammes. Par contre, il s’étonne que les pompiers aient été prévenus si tard…
Après quasiment deux heures à arroser les lieux, l’incendie est enfin maîtrisé. L’avant de la maison, qui comprenait la cuisine, est totalement détruit, mais le reste du logement semble encore tenir. Malgré tout, le capitaine a peu d’espoir de retrouver des survivants à cause de la fumée épaisse qui a envahi les pièces. Derrière lui, plusieurs voisins se sont rassemblés sur le trottoir, à bonne distance des flammes, mais tout de même assez proche pour obtenir quelques informations. Une sorte de voyeurisme bienveillant. Parmi les voisins, une dame paraît plus inquiète que les autres. Elle se tord les mains d’angoisse.
— Je ne l’ai pas vu sortir, crie-t-elle soudain. Il faut aller le chercher.
Le capitaine vient la voir pour la calmer et éviter que la panique ne gagne d’autres habitants du quartier. Il sait que la prochaine partie de son travail ne sera pas facile… Lorsque l’opératrice a signalé l’incendie, elle a effectivement mentionné deux personnes présentes dans la maison. Maintenant que le feu est maîtrisé, il faut aller vérifier les lieux, pour le meilleur et pour le pire. Il rassure la voisine inquiète, puis rassemble une équipe de quatre pompiers pour aller fouiller les débris. L’entrée étant détruite, ils passent par le salon, dont l’un des murs s’est effondré. A l’intérieur, de la fumée s’accroche encore au plafond et le groupe redouble d’attention, étudiant chaque recoin à la lampe torche, autant pour y repérer des survivants que pour s’assurer de la solidité de l’édifice.
Enfin, ils entrent dans une petite pièce enfumée dans laquelle trône un lit. La pièce a été relativement épargnée, mais une couche de suie recouvre déjà les meubles. Tout semble étouffé par cette poudre toxique. Entre deux volutes de fumée, ils distinguent une forme sous les couvertures. Pas par terre, pas sur le duvet, mais bien en dessous, comme si quelqu’un s’était bordé en attendant la fin de l’incendie. Le capitaine d’équipe s’avance prudemment pour identifier la forme. Il s’agit d’un homme, recroquevillé sur lui-même et tenant dans ses bras un large objet. Vu la quantité de fumée, l’homme est certainement mort intoxiqué ou asphyxié. Perturbé par la situation, le capitaine se tourne vers son équipe comme pour leur demander la marche à suivre. Il a l’habitude de devoir identifier des victimes ayant tenté de fuir ou de ramper en sécurité. D’autres restent figées dans d’horribles postures. Mais il n’a jamais vu de scène si… paisible. Lentement, il approche sa main de l’homme et soulève un pan du tissu entourant ce qu’il étreint si fort. Dans l’éclat des lampes, l’objet métallique brille. Enfin, il comprend…
Seul dans le lit, l’homme agrippe avec l’énergie du désespoir une urne funéraire emballée dans un long gilet de couleur grise.
FIN.
Rémanence, nom féminin : Persistance d'un phénomène ou d'une sensation, même après la disparition de ce qui les a provoqué.
J'avais vu juste dès le départ, alors. Maude est bel et bien décédée. Aucun procédé scénaristique n'aurait pu soutenir qu'elle soit toujours vivante et assurer une bonne fin. Vous avez opté pour la meilleure des fins, Aurélie. Vous pouvez être fière de vous.
Et dire, que j'avais vu une telle fin venir et que je me suis quand même laissé berner par le reste. Enfin bon, je suppose que tout ça fait partir du fantasme de la lecture.
Pour avoir, moi-même, écris une œuvre avec une fin semblable, je peux vous assurer que vous avez choisis la meilleure des meilleures. En principe, ça se sent. Oh oui ! tout bon écrivain le sent toujours. Votre instinct ne vous a pas trompé. Tout comme votre plume. Une vraie plume d'argent.
J'aurais peut-être été induit en erreur à cause du titre de la nouvelle qui semblait plutôt logiquement soutenir l'hypothèse que Maude soit toujours vivante. Car, je pense que pour la version que vous avez choisi, on tend plus vers une sorte de démence due aux remords qu'à de la rémanence à proprement dit.
Mais bon, je sais aussi très bien que tout ça fait partir du jeu.
Encore merci pour cette belle œuvre et au plaisir de lire vos prochaines histoires.
En attendant, celle-là, mes proches vont en entendre parler, c'est moi qui vous l'dit. XD
Pour cette fin 2023, j'espère pouvoir vous rendre la pareille et lire vos oeuvres. Merci encore !
Hâte d'aller lire tes textes !
En effet ce chapitre répond à mes questions et justifie beaucoup de points ! C'est triste, je ne m'attendais pas à ce genre de fin, mais je dois bien avouer que je n'ai rien vu venir alors bravo ! Juste un point que je n'ai pas bien compris (ou alors ai-je mal lu ?) : pourquoi la voisine dit-elle avoir croisé Maude en apparente bonne santé si elle est finalement décédée depuis le début ?
Bonne journée !
À propos de la voisine : en fait, elle dit avoir vu quelqu'un dans le noir qui portait un long gilet. Le fameux gilet de couleur grise dans lequel l'urne est enveloppé à la fin : c'était un des gilets préférés de Maude. Mais en vérité, c'est Olivier qui avait mis ce gilet pour sortir les poubelles. D'où la confusion. Est-ce qu'il a mis ce gilet seulement parce qu'il faisait froid dehors, ou est-ce que dans le monde qu'il s'est créé, il "jouait" le rôle de Maude... C'est aux lecteurs et lectrices de décider :)
J'espère à une prochaine lecture !