Chapitre 10

L’immense brasier qu’est devenu l’école monte haut dans la nuit.

Aucun son n’arrive à sortir de ma bouche, mes lèvres remuent sans jamais émettre le moindre mot. Toujours à genoux, j’ai du mal à me relever, choquée et dévastée par le spectacle devant moi.

Solange mime un appareil photo entre ses doigts fins, elle immortalise le moment tandis que nos camarades et professeurs partent en fumée. En la voyant agir avec autant d’enthousiasme, la rage ne tarde pas à prendre le pas sur mon état de sidération. Mon cri silencieux se perd dans le carnage enflammé, je me redresse et couteaux en main, je m’élance dans la direction de ma consœur.

Depuis quand ai-je des armes blanches ? Elles n’y étaient pas lors de ma précédente vision ! Je n’ai pas le temps de m’y pencher, mes membres bougent sans leur avoir donné la moindre directive.

Solange essuie sans grande difficulté mes attaques tranchantes, me repousse en me rendant les coups. Je les vois pleuvoir sur mon visage, mes côtes, mais la douleur est absente, anesthésiée par ma colère. L’une de mes lames transpercent sa joue gauche. Je me retrouve projetée au sol, sonnée par le coup de pied qu’elle vient de m’envoyer. Elle parvient à m’arracher les armes, les jette le plus loin possible pour m’empêcher d’y remettre la main dessus.

Je tourne la tête vers Solange, focalisée sur l’entaille ensanglantée. Son agacement se lit clairement sur son visage, elle jette d’une main ses cheveux blonds en arrière, et une langue anormalement longue sort de sa bouche pour venir lécher la plaie. Elle semble apprécier le goût, la blessure sanguinolente se referme et disparaît comme si je ne l’avais jamais faite.

Elle s’approche de moi, parvient à contrer mon poing dirigé vers son nez, et enserre aussitôt sa prise autour de mon cou, son pouce appuyant sur ma trachée. Puis, l’instant d’après, immobilisée et en train de suffoquer, elle me force à regarder l’Institut des Arts Élémentaires en train de s’écrouler.

— Les faibles ont été purgés, susurre-t-elle près de mon oreille.

Je croise son regard froid.

Son sourire sadique est bizarre. On dirait l’expression d’une poupée de porcelaine, comme si la vie avait quitté son corps. Solange est à la merci des êtres invisibles, elle est devenue en l’espace d’un instant leur arme magique. D’ailleurs, les murmures reviennent petit à petit, éclipsant les crépitements des flammes gigantesques, et elles s’adressent encore à ma camarade.

— Tue-la ! s’exclame l’une d’entre elles, la voix cassée ou enrouée.

— Elle le fera avant toi, en renchérit une plus chantante.

— Cette chose se mettra en travers de ta gloire, tu dois l’éliminer.

Elles se succèdent toutes pour convaincre Solange de m’abattre.

Mais elle semble hésiter, ou réfléchit-elle au moyen d’exécuter leurs ordres ?

— Écoute-les, mon enfant.

Une silhouette se tient devant nous, dos au brasier.

Je n’arrive pas à savoir de qui il s’agit, son visage plongé dans l’obscurité. Mais sa voix me dit quelque chose, je l’ai déjà entendu. Où ? Quand ?

— Tu ne dois pas laisser survivre une telle menace, sinon nous aurions fait tout ça pour rien, poursuit l’individu, les mains plongés dans un long manteau. Il serait dommage de mettre en péril un avenir aussi prometteur, n’es-tu pas d’accord ?

— Une crevette comme elle, mettre nos projets en péril ? s’offusque Solange. Elle n’est rien. Elle n’a même pas réussi à sauver ces misérables insectes.

Elle pointe du doigt l’école en feu.

— Alors qu’attends-tu pour l’éliminer ?

Sa voix.

Elle me rappelle quelqu’un, mais qui ? Je ne peux pas avoir oublier ce détail, je connais forcément son identité !

Je cherche à toute vitesse dans ma mémoire. Un chef de clan ? Un membre du Conseil ? Un professeur ? Ou un mentor ? Je dois me souvenir. Je dois me souvenir.

Soudain, je suis soulevée du sol, les ongles de Solange enfoncée dans la peau de mon cou. Je ne sais pas si c’est du sang ou de la transpiration, mais une goutte coule sur ma clavicule. Je griffe, donne des coups de pieds, rien ne parvient à la faire lâcher prise.

— Tu vas mourir, petite souris, déclare Solange. C’est dommage, je me serais bien amusée encore un peu avec toi.

Je cherche des yeux les couteaux, aperçois un éclat se refléter derrière les pieds de l’homme. Et tandis que mes forces m’abandonnent, je parviens à voir un symbole sur l’une de ses chevilles. 

**

Je descends de mon lit avec le moins de bruit possible, même si je suis dans l’impatience de retranscrire cette horrible vision.

C’est la suite de la précédente prémonition. Pourquoi se poursuivent-elles ? Et ce dessin, que signifie-t-il ? Mes pensées se bousculent dans ma tête, la migraine se cognant entre les remparts de mon crâne comme si un juge abattait son marteau sur mon cerveau, en guise de tas.

Je trouve mon carnet dans mon sac à dos, et m’enferme dans les toilettes.

J’aperçois mon reflet, et sans grande surprise, ma peau est intacte. Comme d’habitude, je vis mes prédictions à moitié : je ressens quelques sensations sans jamais les avoir comme stigmates.

La lumière empire ma migraine, alors je note tout dans la précipitation, j’ai même du mal à me relire. Mais tant pis, je me comprends, je dois en parler à Mr Brachet, dès demain matin… Euh dans quelques heures, si j’en crois ma montre. Je tente de reproduire le dessin de l’inconnu, c’est approximatif, je m'applique un peu plus pour le rendre "lisible". Le papier et le crayon refroidissent pendant le traçage des lignes, j’ai l’impression de tenir de la glace, mes doigts me font mal à cause du phénomène de température.

Ma petite voix intérieure s’écrie : Arrêtes !

J’obéis, ma main en suspend au-dessus du croquis. Le symbole me fait froid dans le droit juste en le regardant. Mr Brachet devra le voir, déjà car j’ignore sa signification, mais aussi pour trouver une explication « rationnelle » à toutes ces horreurs.

Un infime espoir germe dans mon esprit, celui d’avoir des visions trompeuses. Pourtant, je sais au fond de moi que c’est peine perdue : il y aurait un Kreath corrompu parmi nous. Reste à savoir lequel.

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