Chapitre 10

Thaïsse la première,

fille d'Aulcian le deuxième,

petit-fils de Rongier le septième, qui fut nommé l'Ancien

fils de Piane la deuxième, qui fut nommée l'Auguste

soeur de Rongier le sixième,

fils de...


Cette litanie, l'Index regnorum, qui remonte jusqu'au règne de Makéda la Riche et à la fondation de notre royaume par les Deux Grandes Lignées, est la première chose que l'on enseigne aux novices, dans les commanderies de notre Ordre. Elle nous apprend tout autant les fondations du calcul, que l'histoire de notre fière Terre de Pont-Aulce, ainsi que la musique, l'harmonie et la composition sacrée, puisque celle-ci est chantée tous les matins selon l'une ou l'autre des Quatre Voix Canonique. Et enfin, elle fait travailler notre mémoire pour nous préparer à tous les textes que l'on va devoir, de gré ou de force, retenir dans les années suivantes.

J'aimerai vous dire, Lectrice, Lecteur, que je l'ai achevée là pour ne point vous assommer d'une ribambelle interminable de noms royaux, mais l'honnêteté me pousse à avouer qu'à ma grande honte, j'ai oublié presque l'intégralité de cette liste.

Hélas, n'allez pas blâmer mes pauvres précepteurs et infortunées préceptrices : cela est bien le fait de mes propres manquements. Si les Divins m'ont donné le moindre talent, ce ne fut pas celui de briller sur le terrain de l'étude.

*

Les appartements de la Reine étaient d'une clarté étonnante malgré le décan avancée. La lueur émanait de boules de verres suspendues aux murs, semblables à celles que j'avais vu dans la rue Galante, quoique plus petites. C'était une merveille et une fois de plus, je me demandais quel prodige était là à l’œuvre. La chambre n'était au reste point aussi riche que je l'aurais pensé, puisque les coffres de la Reine étaient d'une rustique simplicité et que le lit, malgré sa grande taille, n'était point sculpté ni orné. Les murs étaient couverts de lourdes tentures qui gardaient la chaleur, d'épais rideaux étaient tirés devant les deux fenêtres et un feu mourrait dans l'âtre. La Reine, assise devant une petite table, buvait une boisson chaude, alors qu'en face d'elle se trouvait une femme que je n'avais jamais vue.

Elle semblait plus âgée que moi mais plus jeune que la reine, et sa peau était bronzée et mate comme ceux du nord. Sa lourde chevelure noire et lisse était simplement maintenue en une grosse tresse, et ses vêtements argent et pourpre étaient d'une grande richesse. Si son visage n'était point le plus gracieux qu'il m'ait été donné de voir, le nez un peu trop long, les joues trop rouges, il éclatait d'un sourire qui jamais ne disparaissait. Ses yeux sombres étaient souvent plissés d'un air amusé et les petites rides formées au coin des paupières donnaient tant de caractère à cette face qu'il était impossible de ne point la prendre en amitié.

En me voyant arriver, la femme se leva mais la Reine resta assise. Je m'inclinais devant Elle, et Elle me fit signe de me redresser.

- Sœur Madel, me dit-Elle, Nous vous avons attendue.

- Pardonnez-moi, Votre Majesté, j'étais en prière dans la chapelle et je n'ai point vu la nuit tomber.

- C'est bon, répondit-Elle en secouant la main. Cela m'a permis de mettre Notre amie ici présente au fait de ma décision.

La femme m'adressa un sourire et un signe de la main amical, que je lui retournais discrètement.

- Voici Mandina Armandini, marchande de son état.

La femme prit la parole avec un accent caronien qui me rappela celui de Deinos d'Olbia, mais plus marqué et plus chantant.

- Je suis ravie de vous rencontrer, ma sœur, j'ai beaucoup entendu parler de vous depuis que je suis arrivée en Ôrmenau.

- Nous avons toutes trois une affaire à régler, reprit la Reine. Et je veux que tout ce qui se dise ici ce soir soit gardé dans le plus grand secret. Nous sommes nous bien entendues ?

La marchande acquiesça de la tête et je répondis d'un simple « oui, Votre Majesté ».

- Bien, continua la Reine. Sœur Madel, vous allez accompagner Maîtresse Armandini lors de son prochain voyage.

- Moi ? Mais...

- Laissez-moi vous expliquer, ma sœur.

La Reine Thaïsse se tut un instant comme si Elle cherchait ses mots. Puis Elle me désigna une chaise le long du mur.

- Prenez ce siège et venez vous asseoir auprès de nous. Bien. Maintenant, laissez-moi parler sans interruption. Je suis dans une délicate situation. Le royaume est prêt à éclater de toute part, les fidestes veulent en tous lieux massacrer les livristes qui se sentent quant à eux menacés et font forte réserves d'armes, de poudre, se replient entre eux et excluent les fidestes de leurs cités quand ils ne les tuent simplement pas sur le champ, comme votre ami le Baron le fit. J'essaye quant à moi de naviguer dans ces eaux turbulentes, et chaque fois que je passe un écueil, dix autres surgissent devant moi. Je ne peux m'accorder avec les livristes, car cela m'attirerait les foudres de l'Abbassauté et d'une grande partie de mon peuple. Mais je ne peux souffrir une guerre civile contre mes propres sujets, fussent-ils dans l'erreur la plus funeste. Ainsi, j'ai entreprits des négociations secrètes avec certains de mes nobles les plus fidèles et la diète Mætzelienne d'un côté, et des chefs, meneuses et prédicateurs livristes de l'autre. Nous allons ensemble essayer de parvenir à un terme qui, je l'espère, apaisera enfin la fidestrie.

Elle se tue un instant, puis prit une grande inspiration avant de lâcher :

- Nous allons par la loi autoriser la pratique du Livrisme dans Notre royaume et je l’espère dans les États de Mætzel. Chaque villes et chaque seigneur, duc ou duchesse, comte, marquise, devront déclarer quelle confession est la leur, et chacune, chacun, sera alors libre de rester ou de partir. Ainsi, il y aura des terres d'accueil pour chaque sujet en mon royaume, fideste ou livriste, et personne ne sera en sa cité persécuté.

J'étais horrifiée. Comment Sa Majesté pouvait-elle seulement penser autoriser les livristes à posséder des villes, à tenir des terres, des seigneuries même, au sein de son royaume, où serait alors en toute impunité pratiquée leur foi sacrilège ? J'y voyais là une trahison. La colère ou le dégoût durent se lire sur mon visage puisque, poussant à nouveau un soupir, la Reine tenta de m'expliquer :

- Je sais que beaucoup verront dans cette décision une lâche forfaiture, une capitulation, mais il n'en est rien. Répondez-moi ma sœur, quel autre choix ai-je ?

- Dois-je vous révéler le fond de ma pensée ?

- Oui, je vous le demande.

- Il faut les combattre par le fer. Un mot de Vous et nous autres sanctuaristes nous en chargerions avec diligence. En Votre nom, nous pourchasserions les hérétiques dans leurs terres et nous les convertirons de force. Et celles et ceux qui refuseraient, nous les passerions par le fil de nos lames.

- Non ! La Reine avait crié. Non ! Je ne peux l'accepter. Je ne peux croire que Dieu et Déesse m'ont dans leur infinie bonté envoyé cette épreuve pour que je la surmonte par le fer et le sang.

- Les Divins Vous ont faite Reine pour que vous protégiez la Foi, Votre Majesté !

- Et combien de morts, Sœur Madel, faudrait-il, pour protéger la Foi et apaiser le royaume ?

- Je ne sais, répondis-je en haussant les épaules, quelques centaines ? Les autres se rendraient bien vite.

- Non ma sœur ! Il nous les faudrait massacrer toutes et tous ! Pensez à Saint-Cadis, Sœur Madel, tant pleine d'hérétiques. Si, à la tête d'une troupe de sanctuaristes, vous vous y rendiez demain pour châtier le Comte de l'affront qu'il vous fît tantôt, tuant ses gens, exécutant les plus agités des meneurs, combien de temps croyez-vous qu'il faudra pour que la populace ne se décide à venger leur seigneur, leurs mères, leurs enfants, leurs maris ou leurs amis que vous aurez massacré, qu'ils prennent les armes et n'assassinent des fidestes en retour ? Combien de temps pour qu'ils s'organisent en bandes armées, avec à leur tête les plus farouches des gentilhommes livristes, et que l'on s'affronte dans notre royaume ? Des Pontaulciens et des Pontaulciennes se massacrant entre eux ! Est-ce pour cela, à votre sentiment que les Divins m'ont faite Reine ? Pour que j'assiste comme cela à la mort de mes sujets ? Répondez-moi ma sœur !

- Non, Votre Majesté, je ne pense pas, mais...

- Il n'y a point d'autre solution. Pas pour le moment en tout cas. Tout ce que je peux faire, c'est gagner du temps. Faire en sorte que le calme regagne mon royaume, que chacune et chacun s'y sente en sécurité. Et ensuite, nous dialoguerons. L'Abbassauté aura le temps de réunir un concile pour répondre aux problèmes soulevés par le Troisième Livre, proposer une grande réforme du Temple, et j'espère, de toute mon âme, de tout mon cœur, que nous parviendrons à accorder tout le monde. Ce n'est point impossible, j'en suis sûre. Les Divins ne voudraient pas que nous nous déchirions entre nous, Êtres Humains, facilitant la tâche de l'Unique et de Ses démons.

Un lourd silence tomba sur la pièce, plus aucune d'entre nous trois ne parlions. J'étais encore assommée par la nouvelle et, perdue, je ne savais plus si Sa Majesté avait raison ou se trompait lourdement. Ses paroles sonnaient juste mais tout cela me semblait insensé. Donner des terres aux livristes ? Cela ne se pouvait. La Reine avait fermé les yeux et placé sa tête entre ses mains, comme si elle était épuisée. La Caronienne me regardait en silence, mais ses yeux disaient mille choses.

- Et pourquoi me révéler tout cela, Votre Majesté ? demandai-je soudain en dépit de toute étiquette.

La Reine redressa la tête et, après un temps de silence où il me sembla qu'elle rassemblait ses esprits, me répondit.

- Ah oui. J'ai une tâche à vous confier et qui concerne cette affaire. Vous allez devoir rencontrer quelqu'un, loin d'ici. Voyez-vous, les Livristes ne sont pas comme nous un Temple ordonné, avec à leur tête une Abbassauté qui unit sous ses commandements l'ensemble des fidèles. Cela est à la fois une de leur force, puisqu'il est impossible d'un seul coup les abattre tous, mais aussi une grave déficience puisqu'il leur est malaisé d'efficacement s'organiser. Il y a peu, plusieurs de leurs meneurs ont décidé de remédier à cela et, ensemble se sont constitués en une assemblée, qu'ils nomment Sénat de la Foi Élucidée, ou simplement Nouveau Sénat. Ses membres sont appelés Sénateurs et Sénatrices, et sont des nobles, des prédicateurs ou prédicatrices influentes, des chefs importants, meneuses et meneurs de troupes militaires, et même des quidams que la population tient comme Saintes ou éclairées. En peu de mots, chaque personne ayant pour leurs coreligionnaires une quelconque importance, spirituelle ou matérielle, une autorité morale ou investie de la moindre potestas peut espérer s'y faire nommer. Ce sénat se réunit régulièrement pour discuter des questions religieuses et temporelles et, quand par miracle ses membres tombent d'accord, ses décisions sont expédiées sous forme de missive dans tous les coins de Pont-Aulce et des États de Mætzel. Bien entendu, un tel conseil est peu efficace et le lieu de mille querelles, divers partis se déchirent en son sein, et leurs résolutions ne sont point même unanimement appliquées, car leur autorité est bien souvent remise en cause. Ha ! Il est aisé de critiquer le Temple et son pouvoir mais il leur est bien ardu de faire mieux, lâcha-t-elle d'un ton aigre. Enfin, ce Sénat présente à tout le moins l'intérêt de réunir des gens de tous lieux, et de pouvoir donc faire circuler les informations de façon efficace. C'est donc l'interlocuteur avec lequel je parlemente. J'espère que si ses membres acceptent mon idée, l'ensemble des livristes ou du moins leur majorité se rangeront à leur avis.

Sa Majesté la Reine se tut un instant et but à longue gorgées dans sa coupe. Pour la première fois depuis un long temps, la marchande Caronienne s'exprima.

- Souhaitez-vous que je prenne Votre suite, Votre Grâce ?

La Reine acquiesça de la tête et d'une voix rapide, la femme continua à m'expliquer.

- Comme Sua Maestà vous a expliqué, ma sœur, plusieurs partis se déchirent au sein du Nouveau Sénat. D'après les informations que nous avons ici et là glanées, les trois plus influents se composent comme suit.

Elle énuméra sur ses doigts :

- L'un est le groupement des modérés, favorable à la proposition de la Reine. Un autre, celui que l'on appelle le parti dévot, ne se prononce pas, persuadés que leur Sénat est, avant toute autre chose, un parlement religieux où doivent se régler des questions spirituelles, en non temporelles. Ils se refusent à prendre part à des querelles de pouvoir qu'ils jugent indignes. Le troisième est le plus intransigeant et refuse de parlementer avec nous. C'est un parti composé de belliqueuses personnes voulant par les armes nous détruire et qui déclare que les Divins sont de leur côté et que jamais ils ne pourront être vaincus.

- Ce parti intransigeant, l'interrompis-je, agitée, sont des rebelles et des séditieux ! Il doit être écrasé !

- Piano, sœur Madel ! Les choses ne sont guère aussi aisées ! Car point même les plus belliqueux de leurs membres ne remettent en cause le pouvoir royal de Sa Majesté. Ils pensent simplement que celle-ci est mal conseillée, entourée de personnes déloyales lui dissimulant la vérité des choses. Ils ne veulent, dans leurs esprit, qu'écraser les armées nobles et, che i santi mi perdonino, les sanctuaristes qu'ils voient comme des démons pour pouvoir ensuite être celles et ceux qui conseilleraient la Reine. Mais jamais ils ne prêchent la sédition, jamais ouvertement du moins. Même leur Livre des Élucidations ne remet en cause l'origine divine du pouvoir de Sa Majesté.

- Et je devrai donc rencontrer ce Sénat ?

- Macché non ma sœur. Jamais ses membres n'accepteraient de dévoiler leur identité à une fideste, encore moins à une sanctuariste. Leur anonymat est farouchement gardé, et malgré tous nos efforts, nous n'avons aujourd'hui mis à jour les noms que de trois sénatrices et deux sénateurs seulement. Nous avons bien des doutes sur d'autres puissantes personnes, mais aucune certitude. Non suor Madel, vous ne rencontrerez pas le Sénat dans son entièreté mais...

- Je vais continuer, merci Maîtresse Armandini.

La Reine s'était redressée et ses joues avaient repris un peu de leur éclat.

- Vous ne rencontrerez point le Sénat, mais un de ses membres, dont nous ne savons rien, si ce n'est que c'est le meneur ou la meneuse du parti des intransigeants.

- Les intransigeants qui veulent nous détruire ? m'étonnais-je. Est-ce bien raisonnable de discuter avec leur chef ?

- D'autant plus raisonnable qu'il est justement leur chef. Je négocie la paix avec mes ennemis, pas avec mes alliés.

Je reconnus que cela était bien pensé, mais je ne pouvais me départir entièrement d'un sentiment déplaisant. Ne se formalisant guère de mes interruptions, la Reine continua,

- Nous avons pris contact avec cette personne qui se fait appeler Valune pour protéger sa véritable identité. Au fil de nos échanges secrets, nous sommes parvenus à un terme : ce mystérieux individu se chargera de convaincre ses ouailles, les intransigeants et les bellicistes, de la nécessité d'accepter notre proposition. En récompense, nous lui fournirons un forte montant d'or. Ainsi, le parti dévot, celui qui refuse de prendre position, se trouvera isolé et, avec un peu de chance, décidera de suivre les deux autres. Je vous demande, Sœur Madel, d'aller rencontrer Valune et de lui donner la première partie de la somme, ainsi qu'une lettre détaillant les dispositions du second versement.

Étourdie par tout ce qui m'était révélée, je demandai sans vraiment y penser :

- Et combien devrai-je lui donner ?

- Cinq-cent écus vonois.

- Cinq-cent ! Par le Démon !

L'exclamation m'avait échappée. Il y avait là de quoi acheter une propriété de belle taille ainsi qu'assez de terres pour vivre à l'abri du besoin une vie durant. Et ce n'était qu'une partie du total ? Je m'étouffais de surprise et d'indignation.

- Sur mon âme, ma sœur, cela me fait autant de mal qu'à vous. J'ai dû, pour réunir cette somme discrètement, vendre bijoux et meubles précieux, certains qui m'étaient très chers. Mais si tout cela aboutit, le sacrifice en sera justifié. La paix de mon royaume le demande.

Je tombai en un profond mutisme. Tout cela me dépassait grandement. Ce mystère, ces noms d'emprunt, ces machinations tortueuses, ces pourparlers secrets... Un monde nouveau et effrayant apparaissait soudain devant mes yeux. Était-ce là la réalité du pouvoir ? Ne reposait-il que sur de clandestines manœuvres, alors que je l’avais toujours imaginé rayonnant, parfois doucement et chaleureusement, comme la lumière des lunes, quand, de ses lois, il protège le faible et l'innocent, parfois brûlant de son feu, tel le soleil, celles et ceux qui s'opposent à Lui. Mais toujours je l'avais figuré présent, au vu et au su de tous. Et voilà qu'il s'étendait comme une ombre, hors de portée de la compréhension de chacun, manipulant, serpentant entre mensonges et vérité dans l'obscurité. J'avais la sensation que tout ce que je connaissais du monde n'était que menterie, que je ne pouvais plus de rien être certaine, et ces certitudes qui s'effondraient m’entraînaient en une chute sans fond, comme si le sol qui jusque-là m'avait soutenu et dont je n'avais jamais douté, se retirait brusquement de sous mes pas. Cela m'effrayait et je n'avais envie que de revenir à ma vie d'avant, en ma commanderie d'Oultrebaie, et reprendre mes journées ordonnées, dans la rassurante certitude que seule comptait ma dévotion envers les Divins et Leurs commandements. Plus qu'à moitié assommée, une seule pensée se formait encore dans mon esprit.

- Pourquoi moi ?

- Car je crois pouvoir vous faire confiance.

Je n'avais pas eu conscience de formuler cette question à haute voix, mais voilà que la Reine y répondait.

- Je suis isolée à la cour, Sœur Madel. Ces choses-là vous sont sans doute étrangères, mais une Reine n'a malheureusement point tout pouvoir en son royaume. La noblesse, le Temple, le peuple même, les opinions de chacune et de chacun, je dois composer avec tant de choses qu'il m'est difficile de diriger. Or, ma décision, la paix proposée aux livristes, ne sera guère soutenue, et c'est pour cette raison que je la garde encore secrète. Et enfin, aussi, il me semble...

Elle tapota rageusement la table de ses doigts en cherchant ses mots.

- Tout laisse à penser qu'une conjuration s'est dans mon entourage formée.

- Une conjuration Votre Majesté ?

- Oui. Et je suis convaincue qu'elle vise à faire échouer mon projet. Je ne sais qui mène ce complot ni comment ils auraient eu vent de mes desseins, mais il est maintenant manifeste que je ne peux plus faire confiance à personne, pas même au Maréchal d'Aubiac qui est mon plus proche conseiller. Si je pense que jamais il ne me trahirait, je ne peux en dire autant de son entourage.

Son visage était teinté d'une tristesse sans nom. Mais soudain, elle plongea son regard dans le mien et un espoir, comme une lumière, y naquit.

- Or, ce matin, vous m'apparûtes si pure, si fidèle, si pleine de valeur que votre captif même louait vos mérites, je ne pus m'empêcher de voir en vous un don des Divins. Vous n'êtes jamais venue à la cour, vous ne faites donc partie d'aucune cabale. Vous n'êtes guère intéressée par la richesse, aussi puis-je donc vous confier sans crainte une forte somme d'or. Vous vous battez comme une lionne, ainsi je peux vous faire confiance pour la défendre. Et enfin et avant tout, je vous crois fidèle à votre Foi et à votre Reine, et prête à mourir pour l'une comme pour l'autre. Me trompè-je ?

La réponse à cette question était d'une clarté si immuable, elle faisait appel à des sentiments en moi si inébranlables qu'il me sembla soudain, après tant d'incertitudes, avoir trouvé un rocher solide sur lequel me tenir alors que tout autour de moi s'effondrait dans un abîme sans fond. Je me jetai aux pieds de la Reine et, à genoux, d'une voix forte et chargée de sincérité, je m'exclamai :

- Oui votre Majesté ! Je suis Votre plus loyale servante et pour Vous, ni souffrance ni mort ne m'effraient ! Je suis à Vos ordres comme de toute éternité les Divins me l'ont ordonné et comme mon Cœur de Pontaulcienne me le commande. Sur mon Âme, je vous obéirais et j'accomplirais vos desseins dussé-je en mourir !

Je vis des larmes perler aux coins des yeux de la Reine et un sourire triste se dessina sur sa bouche. Elle me prit les mains et, retenant des sanglots, me dit :

- Merci, ma très chère sœur. Je loue Déesse d'avoir encore quelques sujets aussi fidèles que vous.

- Votre Majesté, intervint Mandina Armandini alors que la Reine et moi étions restées un temps en silence, les yeux plongés dans le regard de l'autre, il se fait tard, et je crois que Vous devriez dévoiler à notre brave suor les détails de sa tâche.

- Oui, vous avez raison, chère Armandini.

La Reine se leva et alla fouiller dans un de ses coffres. Elle en sortit une missive cachetée. Puis elle fit signe à Mandina qui vint l'aider à en tirer un lourd coffret ferré et cadenassé.

- Voilà la lettre que vous devrez remettre à Valune. Elle est marquée de mon sceau et en dévoile beaucoup. Elle m'incriminerait fort si elle devait tomber en des mains ennemies. Défendez-la de votre vie et, en dernier recours, détruisez-la.

- Bien Votre Majesté, dis-je gravement en la recevant.

- Quant à ce coffre, vous vous doutez qu'il contient les cinq-cents écus d'or. Il est fort lourd et le protéger ne sera guère aisé.

- Je m'en accommoderai, Votre Majesté.

- Très bien. La rencontre doit se faire à Hostebourg, à la frontière avec le Grand-Duché de Wanderheim. La nuit du solstice, dans sept sizaines, vous retrouverez Valune dans le cimetière bordant le temple de Saint-Lovis Le Miséreux et vous lui confirez la missive ainsi que le coffre. Vous lui donnerez aussi cette clef qui en ouvre le cadenas. Vous le reconnaîtrez car il portera un masque de velours pourpre.

- Devrais-je moi aussi être masquée ? demandai-je alors que mon imagination s'échauffait.

- Non ma sœur, ce ne sera point nécessaire. En revanche, comme je vous l'ai dit, vous voyagerez avec Maîtresse Armandini, et cela sous une fausse identité.

- Je devrai encore me travestir ? m'exclamai-je.

- Oui, et c'est votre récit de ce matin qui m'en a donné l'idée. Vous vous grimerez une fois de plus en mercenaire, et vous vous ferez passer pour l'escorte de la marchande. Comme vous l'avez fait déjà, je n'ai nul doute que vous réussirez à nouveau.

- Nous voyagerons avec mon train, expliqua la caronienne, cette expédition sera pour moi l'occasion d'aller vendre dans ces contrées un chargement d’ébène blanc de Cianea et de tisser des liens avec des marchands et banquiers mætzeliens qui seront réunis à Hostebourg pour sa grande foire annuelle. Vous serez ma garde personnelle. Cela nous donnera l'occasion de nous connaître mieux, ajouta-t-elle d'un ton rieur.

- Vous ne pourrez assurément pas vous faire appeler Madel maintenant que chacune et chacun connaît, grâce à cette chanson, votre nom, repris la Reine. Il vous faudra en prendre un autre.

- Lequel, Votre Majesté ? m’enquis-je.

La Reine réfléchit un temps, puis me demanda abruptement :

- Quel est votre nom de baptême complet ?

Cela faisait bien longtemps que je ne l'avais prononcé.

- Madel Eliasse Thaïsse de Saint-Ombre.

La Reine eut l'air surprise.

- Vous êtes une Saint-Ombre ? De la lignée principale ?

- Effectivement, Votre Grace. Feue ma mère était la Comtesse de Saint-Ombre, que les Divins l'aient en Leur Sainte Garde, et mon père le Chevalier de la Passadière, et à présent ma Soeur en a pris les titres.

- Savez-vous que mon propre père tenait votre mère pour l'une de ses plus proches amies ?

- Oui, Votre Majesté. Elle en tirait grande fierté. C'est en cet honneur que je partage votre nom.

- Et votre sœur aînée est aujourd'hui l'une des rares, de ses terres si éloignées de la capitale, à me montrer un soutien indéfectible, sans prendre part aux intrigues de la cour, alors même que votre famille n'est guère riche et qu'elle gagnerait beaucoup à rejoindre le parti d'une lignée plus puissante.

- Je n'en suis guère surprise, Votre Majesté. Mère et Père nous ont toujours enseigné que seuls les Divins sont au-dessus de la Couronne et que Son service est notre honneur, plus encore que la richesse ou la position.

- Si j'avais encore des doutes sur mon choix, ils sont à présent entièrement levés ! S’exclama la Reine. Sur mon âme, ma chère Madel, vous êtes réellement un don des Divins. Et donc, Madel Eliasse Thaïsse de Saint-Ombre, vous serez jusqu'à votre retour Eliasse, jeune butor au service de Maîtresse Armandini. Maintenant, je vais vous demander à toute deux de prêter serment.

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