La Reine devroit faire édit qu'ils vident Pont-Aulce de leur présence
Je voudrois qu'ils fussent tous brûlés en feux et flambes
On leur fait trop grand honneur de les pendre à des potences
On les devroit écorcher et déchirer membres à membres
Ces livristes causes en notre royaume de maux immenses
Le peuple d'Ôrmenau aime les chansons. Et si souvent elles sont plaisantes, agréables et légère, celle-ci, violente et furieuse, était alors appréciée plus que de mesure. La colère couvait contre les hérétiques, l'on murmurait, l'on s'agitait. On se racontait en les rues et en les tavernes des récits véridiques ou imaginés de violences commises par les livristes, de temples saccagés, de fidestes humiliés, de nobles révoltés. Il semblait que la ville eusse été cernée d'adversaires de toute part. Et en chaque bouche, en chaque esprit, une seule question : pourquoi la Reine n'y faisait-elle rien ?
*
Je te figure, lectrice, lecteur, devant cet ouvrage, me maudissant de ma vanité qui me fait parler de moi avant toute autre personne.
« Et la brave Léanon ? » me demandes-tu, « Et la douce Régina, que sont-elles devenues ? Tu les as peut-être oubliées, toi Madel l'ingrate, Madel l'orgueilleuse, mais nous pensons encore à elles ! Tu les as laissées en terres hostiles, blessées, cerclées d'ennemis, et tu crois t'en tirer à si bon compte en passant leur sort sous silence ? Ah non, cela ne sera point ! Ou tu nous révèles ce qu'elles sont devenues ou nous arrêtons dès à présent cette lecture ! ».
Je te demande pardon, lectrice, lecteur, de mon inconsistance, et laisse-moi apaiser tes craintes : deux sizaines seulement après mon arrivée en Ôrmenau, un courrier nous parvint de la Commanderie de Saint-Martel, qui est sis à quelques jours à l'est du massif de l'Echord, et qui nous disait avoir recueilli nos deux sergentes vivantes. Léanon était encore faible mais son bras guérissait si bien qu'il faudrait peu de temps, nous disait la missive, pour qu'elle ne se remît complètement. Une fois cela fait, elles rentreraient, sous bonne escorte, à Oultrebaie d'où elles reprendraient le cours de leur vie monastique. Cette annonce me mit en une grande joie qui eu duré la saison entière si, quelque jours plus tard, une nouvelle bien moins réjouissante n'avait pas irrémédiablement gâtée mon humeur.
C'est un sergent hilare vint me quérir alors que j'étais en prière dans ma cellule.
- Sœur Madel, peux-tu, je te prie, me suivre en le réfectoire ?
- Pourquoi donc, Constant ? Ce n'est point le décan d'un repas.
- Viens, je crois que cela t'intéressera grandement, répondit-il mystérieusement.
Je le suivis jusqu'en la grande salle où nous nous retrouvions pour manger et, une fois le mois, débattre des questions d'organisation de la commanderie. S'y trouvait une jeune femme souriante, un verre en main, une petite viole posée sur la table face à elle, qui discutait avec une sergente et un de mes frères que je ne connaissais point. La commanderie générale de notre ordre, en Ôrmenau, a ceci de particulier qu'elle est mixte, mêlant frères et sœurs, et que souventes fois, l'on ne fait qu'y rester un temps limité : peu de sanctuaristes y sont à l'année et il n'est point rare d'y croiser de nouveaux visages.
- Je te présente La Poisse, me dit le Sergent Constant en me désignant la jeune femme. Elle est musicienne et nous l'avons croisée alors que nous étions...
Il se tut et rougit. Je devinais les raisons de son embarras. Il n'y a guère mille endroits où rencontrer une telle troubadour, et les tavernes ne sont généralement point les lieux les plus indiqués pour des hommes et des femmes de Déesse. Je fis un petit geste de la main indiquant que j'avais saisi, et lui demandait de continuer.
- Son air a attiré notre attention, et tu vas comprendre pourquoi. Peux-tu, je te prie, le chanter pour notre sœur ?
La musicienne fit une petite révérence, se saisit de son instrument et de son archer, commença à jouer un air entraînant et, d'une voix claire, entonna les paroles.
Je ne peux, lectrice, lecteur, compter le nombre de fois où, les jours... non, les mois suivants, je me pris à maudire ce faune de malheur. Deinos ! Que ton nom soit maudit sur tout ce qui est sacré ! Il avait tenu parole, ce sournois, et avait écrit un chant contant mes aventures. Point celles, seulement, de Saint-Cadis, non, mais toutes celles que le Baron lui avait rapportées, depuis Girant jusqu'à notre arrivée en Ôrmenau. Chacun de mes pas, chacune de mes action était narrée, et de quelle manière ! Tout y était déformé jusqu'à la démesure, outrancier et affabulé : d'héroïque quand je l'avais entendu à la taverne de Pontune, le chant était devenu épique. J'y étais présentée comme une terrible guerrière, impitoyable avec mes ennemis, mais exaltant pour les pauvres et les faibles une compassion et une douceur qui donnaient à mon visage, paraissait-il, un halo divin. Le récit était grotesque et digne des plus grands miracles de martyrs.
Je m'étais battue, contait-il, contre des dizaines de livristes en furie dans la salle du conseil de Girant mais Sœur Damiette, sage jusqu'à la sainteté, avait apaisé tout le monde de sa voix douce et avait de lion rugissant fait du baron un agnel tout juste né. Le combat dans le massif de l'Echord, d'escarmouche contre une bande de manant était devenu un duel entre le Bien et le Mal, une répétition de l'Ultime Bataille, ce n'étaient plus trois mais trente livristes que j'avais passés au fil de mon épée. De même, ce n'était plus d'une simple blessure à la tête mais de mille entailles que je souffrais, et pourtant, toujours me relevant, je combattais comme la vivante image de Déesse. Damiette était dépeinte en martyr de notre foi et sa mort était un passage qui, je n'en doutais guère, devait arracher des larmes aux soudards avinés des tavernes et tripots de la ville : dans un dernier souffle, elle me glissait des paroles de sagesses et me faisait jurer de toujours défendre la Foi et les fidestes, ce que, entre deux sanglots, je lui promettai en un serment pathétique.La pauvre Léanon avait eu, disait la chanson, le bras arraché par une arquebusade et c'est en la portant sur mon dos que je la menai chez le père Rénel. Celui-ci, oasis de piété dans un désert d'hérésie était dans le chant un saint qui nous recueillait et soignait lui-même nos blessures, nous nourrissant de la dernière miche de pain qu'il lui restait, le condamnant à une terrible disette. La chanson appelait les Divins à prendre en pitié ce modèle de vertu, sourd et aveugle aux tentations Démoniaques, implorant en une supplique tragique de le nourrir d'une divine manne.
Enfin, le faune avait respecté ses deux serments, tout autant celui fait au Comte de Saint-Cadis la nuit de notre fuite que celui qu'il m'avait fait à l'auberge. Il ne dévoilait guère la vérité sur ce qui s'était passé en le castel du Comte, que c'est lui qui nous avait délivré, mais plutôt dépeignait le noble livriste comme un ogre, un mangeur d'enfants, terrifiant son peuple, tuant à l'envie, ne respectant ni foi ni loi, qui brûlait pour se réchauffer les livres sacrés dans son âtre. Son chambellan était devenu un géant albinos, doté d'une force sans pareil, que j'affrontais en un combat épique s'achevant au sommet du donjon, alors que je le précipitais dans les douves du château. Enfin, notre fuite était l'occasion de mille péripéties, de cent dangers, et le chant s'achevait par notre arrivée en Ôrmenau, et par une supplique à la Reine et à la Connétable d'Imbreville de porter le fer et le feu contre les hérétiques, en un juste châtiment de tant de maux dont j'avais eu à souffrir, et ce satané chèvre-pied faisait de mon corps même la vivante image du royaume, meurtri par les blessures des livristes mais toujours se relevant et, par la grâce Divine, combattant pour la foi et la justice jusqu'au dernier souffle. D'une femme de chair, il avait fait de moi une idée. Il m'avait désincarné de mon enveloppe pour y placer un idéal, et je me sentais trahie, abusée. Jamais n'avais-je consenti à un tel outrage, et je ne savais si c'était la honte ou la colère qui en mon âme dominait.
En y resongeant aujourd'hui, alors que tant d’événements, tant de temps nous en séparent, je ne m'estime cependant guère la plus lésée par cette chanson : ce pauvre Baron de Savançon, lui qui avait tant sympathisé avec Deinos D'Olbia, n'avait pourtant guère été épargné. Il apparaissait comme un pleutre, un nobliau sans idée, fat et sot, manipulé par les livristes de sa ville. En un discours qu'il adressait à une troupe de paysans de sa foi plus qu'à moitié sauvages, le faune lui faisait dresser le long inventaire de toutes les forces dont, nous autres fidestes disposions, et, effrayé, larmoyant, il finissait à genoux devant la gueuse rouquine leur servant de cheffe, la suppliant d'attendre patiemment leur moment, et les convaincant que ce n'était point par la force mais par la tromperie, le complot et la dissimulation qu'ils parviendraient à leur fins. Le Comte, comme évoqué, était une brute sans finesse, assoiffé du sang des fidestes, servi par des fourbes ou des meurtriers. Je pense que Hotz était celui qui, dans le récit, s'en tirait à meilleur compte puisqu'il n'y apparaissait simplement point.
Lectrice, lecteur, ne doute pas de ma sincérité, je t'en conjure, quand je te promets sur mon âme que ce n'est point par vanité que j'ai tant décrit cette Chanson de Madel, comme elle est aujourd'hui nommée en tout point de notre royaume, et crois-moi, je t'en supplie, lorsque je dis que sur mon Cœur, j'eus préféré que jamais ce poème ne fusse écrit, mais il y a deux raisons pour lesquelles je m'y suis tant penchée. La première est que pendant des jours, des sizaines entières, je ne pouvais mettre le pied hors la commanderie sans que l'on ne m'acclame, m'accole, me chante et même me demande ma bénédiction. A chaque instant, l'on me désignait au doigt et l'on accourait pour me voir au plus près, et mes frères et sœurs sanctuaristes me rapportaient tous et toutes de semblables bruits : ils étaient partout accueillis avec force clameurs et encouragements, fêtés, presque adulés, et souventes fois, mes sœurs en habits étaient prises pour moi. Il semblait pendant un temps que toute femme portant la tenue de notre ordre fusse aux yeux du peuple Madel de la commanderie d'Oultrebaie, et cela n'aidait point que plusieurs imprimeurs eussent eu l'idée de reproduire des gravures censées me représenter, toutes plus dissemblantes à moi les unes que les autres.
Cela n'eût pu être qu'une simple tribulation sans lendemain mais il me semble bien que c'est à cet instant que le peuple fideste fît réellement de nous, sanctuaristes, les gardiennes et les gardiens de la Vrai Foi. Jusqu'alors, nous étions de leur confession mais froides, enfermées en nos commanderies, éloignées des avanies qu'ils subissaient chaque jours de la part d'hérétiques de plus en plus audacieux. Mais à présent, nous étions leurs championnes, les hérauts d'armes annonçant la reprise de notre royaume des mains des ennemis du Temple et de la Couronne. Et, par un semblable effet, alors que nous avions été jusqu'alors une peur diffuse mais sans substance pour les livristes, nous étions devenues, d'un jour sur l'autre, une menace réelle, leurs adversaires farouches, et ils nous voyaient maintenant comme des démones en tout temps prêtes à s'abattre sur leurs villes et leurs terres. Tout cela a, j'en suis convaincue, joué un grand rôle dans les événements qui ont suivi.
La deuxième des raisons est que c'est cette chanson qui fit que, quelques jours plus tard, une invitation à la cour royale me fut remise. Sa Majesté la Reine voulait me voir.
La colère envers Deinos D'Olbia fut bien vite remplacé par une impatience teinté d'une sourde crainte. Je devais me présenter au palais royal dès le jour suivant, le plus tôt possible, en présence du Grand Maître. La nuit fut donc courte, partagée entre l'office nocturne et ma hâte qui m'empêchât de trouver le sommeil. Au matin, après mes ablutions et un repas consistant, sur ordre du Commandeur, car m'avait-il dit, nous serions peut être amenés à attendre la journée entière, nous partîmes enfin, accompagnés de trois sanctuaristes et cinq sergentes et sergents comme escorte.
Le trajet n'était guère long puisque nous devions simplement remonter la voie Galante sur quelques centaines de pas, avant de nous trouver devant les portes du palais. Les gardes nous laissèrent passer, sans même nous interroger, dans la grande cour du château de Grève. Celui-ci avait, depuis une cinquantaine d'année maintenant, été entièrement reconstruit, et de la forteresse massive qui défendait autrefois le point le plus étroit du Cap Sainte-Âme, la Couronne en a fait l'un des plus beaux chateau de Pont-Aulce. La cour en laquelle nous nous trouvions, que l'on nomme premier-jardin, était de forme circulaire, à la façon Cianéenne, et de lourds piliers sculptés soutenaient une galerie courant tout du long. Un passage vers le second-jardin faisait face à celui donnant sur la rue en une symétrie parfaite qui est le goût de notre temps. Nous l’empruntâmes car si le premier est le lieu où sont logés courtisans et favoris et où se passe la vie de cour, c'est dans le second-jardin que se trouvent les appartements royaux ainsi que les offices de l'administration de la Couronne, ministres, conseillers et officiers. Un dicton d'Ôrmenau dit même qu'au château, les rôles sont si bien distribués que l'argent est trouvé par le deuxième-jardin et dépensé par le premier.
Le deuxième-jardin est une grande cour pavée, de forme rectangulaire avec en son centre une grande fontaine. Les façades sont à la mode antique, percées de grandes fenêtres surmontés de chapiteaux, et des frises en bas-relief en font le tour, mêlant éléments végétaux et visages de satyres grotesques et de dryades menaçantes. Une fille d'écurie en livrée nous prit nos montures et les emmena tandis que le grand Maître et moi empruntions un degré, puis nous engouffrâmes dans le bâtiment pour faire face à un majestueux escalier tournoyant, qui n'avait point de colonne centrale et semblait ne tenir que par la grâce de Dieu. Il débouchait sur une grande salle boisée, aux plafonds peints représentant Aulcian le deuxième, costumé en consul Tolvien, menant ses troupes à la bataille. La pièce était grouillante d'une activité fébrile et d'une attente fiévreuse. Il y avait des allées et venues, des nobles ou des serviteurs n'entraient parfois en la salle que pour la traverser à grands pas, portant en leurs bras papiers et ouvrages, d'autres discutaient sur place, parfois chuchotant comme s'ils s’échangeaient des secrets, d'autres fois parlant fort en gesticulant, comme pour montrer qu'ils étaient en charge de sujets de grande importance. Toutes et tous étaient richement habillés, certaines personnes étaient armées d'une fine épée de cour, mais beaucoup ne portaient rien pour se défendre.
Je me sentais grossière dans mon habit râpé de moniale-soldate, mes bottes aux pieds, ma large épée ordinaire contre mes reins. Nous étions, m'indiqua le Grand Maître, au cœur de l'administration du royaume, là où se font les lois, où est levé l'impôt, où l'on décide de toute chose, de la plus insignifiante à la plus conséquente.
- En ce lieu, m’expliqua-t-il, on peut avoir en charge aussi bien la réponse à faire à une communauté paysanne en conflit avec son seigneur à propos de la glandée, que prendre la responsabilité de déclarer la guerre à un royaume voisin. Chaque personne ici présente se pense essentielle au bon fonctionnement de cette machine monstrueuse qu'est l’État, et je ne te conseille pas, sœur Madel, de te mettre à dos le moindre d'entre ces gens-là, car la plus basse conseillère, le plus petit officier a les moyens de mettre en péril tes visées.
- Comment se fait-ce ?
- Par des obstructions, par des petits mots placés ici ou là, par mille petites mesquineries, chacun d'entre eux pourrait faire échouer ta réclamation ou ta demande. Et à l'opposé, des promesses, de l'argent dans les bonnes mains ou des amis prestigieux ont ici le pouvoir surnaturel de rendre possible ce qui la veille semblait hors d'atteinte.
Le Grand Maître lâcha un petit rire méprisant.
- Ah ! J'ai été sur bien des champs de bataille mais jamais n'ai-je eu autant l'impression d'être en danger depuis que je fréquente la cour. Mais, Déesse me pardonne, j'ai entendu dire que la vie curiale du palais Abbassal de Cianée est bien pire. Là-bas, ce ne sont point des bons mots ou d'une mauvaise réputation dont il faut se garder, mais de coups de poignard ou de coupes empoisonnées. Sœur Almia De Jeumont, qui y est notre émissaire, m'en dresse des portraits qui me font frissonner. C'est un nid de serpents où chaque repas peut être le dernier et où chaque parole amicale peut dissimuler une trahison fatale. Plut aux divins que jamais je ne dusse m'y rendre en personne.
Sur ces entrefaites, j'avisais, s'approchant de nous, le Baron de Savançon. Celui-ci était tout aussi bien mis qu'au jour de notre rencontre, la barbe et la moustache parfaitement taillées, et il portait aux côtés une courte épée que je ne lui connaissais pas. Il s'inclina devant nous, et nous fit savoir qu'il avait également été mandé par Sa Majesté. Je m'enquis de sa situation et il m'indiqua qu'il était logé en une chambre du premier jardin, qu'il partageait avec deux autres jeunes gentilshommes de sa foi, et qu'il était libre de ses mouvements. Mais il avait dû refaire une partie de sa garde-robe pour s'accorder à la mode de la cour, et le coût de la vie était en la capitale si élevé qu'il avait peur d'être bientôt à court de fonds. Il avait fait envoyé un message en ses terres mais il craignait que le temps qu'un de ses gens ne revienne avec l’argent nécessaire, il ne soit obligé pour vivre de mendier un prêt auprès de connaissances.
L'argent semblait en ces lieux être une préoccupation de chaque instant et je remerciai Déesse de m'avoir déchargée d'un tel fardeau.
- Et quand bien même, se récria-t-il quand je lui en fis la remarque, je ne suis guère le plus à plaindre. Certains courtisans se ruinent en quelques sizaines à la cour. Les fêtes, les jeux d'argent, les créances, les habits... Tout cela monte à la tête des moins avisés et j'en ai entendu proposer à la vente terres et châteaux pour pouvoir continuer à mener un tel train. Cette épée même, dit-il en désignant l'arme qu'il portait, appartenait à une honorable marquise dont je tairai le nom, qui me la vendit pour deux deniers afin d'éponger une dette de jeu.
- C'est terrible, dis-je, mais certes peut-être mérité. Pourquoi tous ces gens restent-ils en Ôrmeneau si longtemps ? Pourquoi ne pas simplement rentrer en leurs terres une fois leurs affaires exposées ?
- Mais, Sœur Madel, c'est que ces choses là prennent du temps ! Moi-même je n'ai toujours point vu la Reine, ou seulement de loin, entraperçue entre des rangées de solliciteurs, alors même qu'Elle m'a mandé ici. Et il faut parfois des sizaines pour avoir une chance de parler à Sa Majesté, et une fois cela fait, l'affaire n'en est pas pour autant réglée. Il faut rester en la cour pour sans cesse courir d'office en office, de conseillère en ministre, afin que la question ne soit pas enterrée sous cent autres. Il faut offrir des cadeaux aux bonnes personnes, se ménager des amitiés, organiser dîners et réceptions, en un mot se faire un nom à la cour pour ne point être oublié. Ah, il est parfois bien difficile d'être noble ! J'envie la vie simple des paysans qui n'ont comme unique souci que le temps qu'il fera au lendemain.
Il continua à nous confier anecdotes et scandales pendant que, toujours debout, nous patientions. Un décan tout juste après notre arrivée, une porte s'ouvrit en grand et un homme blanc, glabre, coiffé comme un courtisan et très richement vêtu, bien que de couleurs sombres, pénétra en la pièce. Il portait en travers le torse le cordon or et rouge des Saintes Lunes, ce qui le désignait comme un gentilhomme de haut rang, car seules quelques grandes nobles personnes du royaume reçoivent de la Couronne cet honneur. Beaucoup de regards se portèrent sur lui alors qu'il s'approchait à grand pas de notre petit groupe. Il fit un signe de tête respectueux envers mon Maître.
- Maître De Lorebonne ! Je suis fort aise de vous voir.
Celui-ci s'inclina devant lui.
- Moi aussi, Maréchal. Sa Majesté la Reine est-elle prête à nous recevoir ?
- Certes, certes. Je vois que vous avez répondu à la convocation de Sa Majesté, Savançon.
- Oui, Messire. J'attends avec impatience la chance de pouvoir me défendre des fausses accusations portées à mon encontre devant Sa Majesté la Reine et je suis sûr qu'Elle saura m'entendre.
- Certes, certes, murmura de nouveau l'homme, que j'avais reconnu comme étant le Maréchal d'Aubiac, le plus proche conseiller de la Reine Thaïsse. Et vous êtes, si je ne me trompe pas, me demanda-t-il, Sœur Madel dont on me parle tant ?
A la mention de mon nom, un silence se fit dans la salle. Toutes et tous me dévisagèrent soudain et, pour la centième fois depuis quelques jours, je maudis en mon fors Deinos D'Olbia.
- Oui messire, répondis-je simplement en m'inclinant.
- Très bien. Suivez-moi, la Reine et son conseil sont prêts à vous entendre.
Nous empruntâmes la porte par laquelle il était venu, puis une enfilade de pièces toutes plus chargées de richesses les unes que les autres, pour pénétrer dans une grande salle meublée d'une lourde table, autour de laquelle de nombreux sièges étaient disposés. Différentes personnes les occupaient et pour ne point, lectrice, lecteur, te perdre dans les descriptions, je t'en énumérerai pour l'instant uniquement les noms.
Se trouvaient présents la Connétable d'Imbreville, le Grand Baron d'Huivre, tout juste revenu de sa disgrâce et la Comtesse de Lieucoutant, favorite de Sa Majesté. Était aussi présente l'intendante Lovise de Pons, qui est l'épouse du Duc de Rembois, le turbulent cousin de la Reine et son héritier tant qu'Elle n'aura d'enfant. Enfin, Arne de la Challe, le commandant de la garde royale et fidèle de la Reine était là et me dévisageait d'un air martial.
A une extrémité de la grande table, négligemment assise sur une grosse chaise tapissée, une jambe passée au-dessus d'un des accoudoirs, se trouvait Thaïsse, Reine de Pont-Aulce, d'Ibois et de Gacille. Elle semblait avoir une trentaine d'années. Son visage était plutôt commun, et sa peau noire était par endroit grêlée de tâches plus sombres encore, résultat d'une maladie infantile qui avait à l'époque fait craindre pour sa vie. Elle était de rouge et d'or vêtue, et un mince diadème doré sur le haut de son front marquait la limite de ses cheveux, librement dressés en une masse majestueuse. En un même mouvement, le Grand Maître, Savançon et moi exécutâmes une révérence plongeante, alors que, sans ambages, le Maréchal nous introduisit.
- Majesté, voici le Grand Maître de Lorebonne, que vous connaissez. Le jeune homme est le Baron de Savançon, qui fit un si grand tumulte en notre ville de Girant, et la sanctuariste est Sœur Madel.
- Ah, très bien, répondit la Reine. Redressez-vous, et approchez. Grand Maître, cela faisait un certain temps que nous ne vous avions plus vu en la cour. Nous fuyez-vous ?
- Non, Votre Majesté, mais je vous prie de pardonner au vieux moine que je suis de préférer la solitude apaisante de la prière au tumulte de la vie de cour.
- Bien entendu mon ami, répondit la Reine avec un sourire qui illumina son visage de jeunesse.
Elle semblait apprécier mon Maître et l'affection était, de ce que je pouvais en juger, réciproque. Bien que les sanctuaristes aient toujours été fidèles à la Couronne, leur puissance a parfois fait de l'ombre aux divers souverains des pays dans lesquels nous sommes installés, et tantôt des querelles ont éclaté entre notre ordre et le pouvoir temporel, la plus grave ayant été celle qui opposa le Roi Cadet le Pieu et la Grande Maîtresse Leonnesse de Fagon, il y a de cela plus de trois siècles, qui résulta en l'exil de notre ordre hors de Pont-Aulce pendant deux décennies. Mais de notre temps, les Sanctuaristes sont une force armée solide sur laquelle la Couronne peut s'appuyer, leur loyauté n'est plus remise en cause, et si les Maîtres et Maîtresses de notre ordre ne sont plus, comme elles le furent jadis, membres de droit du conseil, les Rois et Reines de Pont-Aulce ont envers eux une grande amitié. Doit aussi dans ce sentiment être pris en compte le fait que notre ordre est le premier créancier de l’État et que plus d'une fois, nous avons, par fidélité, annulé tout ou partie de ses dettes.
Se tournant vers le Baron, c'est d'une voix plus froide que la Reine s'adressa à lui.
- Messire de Savançon, j'ai été fort mécontente de vos actes séditieux qui m'ont été rapportés, et j'espère que vous avez préparé une bonne défense.
Avant qu'il ne puisse répondre, elle se tourna vers moi et continua.
- Mais avant toute autre chose, j'avais envie de vous rencontrer, Sœur Madel.
- Votre Majesté, répondis-je simplement.
- J'ai entendu ce chant, savez-vous ? La Chanson De Madel, comme on la nomme. On la chante partout, me rapporte-t-on, jusqu'en mon château de Grève qui pourtant n'est pas l'endroit où on entend habituellement ce genre d'airs. Je l'ai même faite jouer en mes appartements, pour en connaître le contenu. Ce qu'il y est dit est-il exact ?
Je glissai un regard vers le Grand Maître qui me fit un signe d'encouragement, et répondis.
- Et bien, Votre Majesté, je ne peux répondre simplement par un « oui » ou un « non ». Tout ce que ce chant rapporte s'est effectivement déroulé, sauf en un passage, mais tout a été amplifié, exagéré. Je ne suis qu'une simple moniale, et point cette sainte combattante que la chanson décrit.
- Et pourriez-vous nous conter la vérité nue ? Demanda la Reine.
- Si tel est le souhait de Votre Majesté, oui. Mais cela risque d'être long.
- Prenez place, nous dit-elle en désignant des chaises vides, puis elle fit un signe à une servante pour qu'elle nous amène du vin. Je vous écoute.
Le récit que je fis fut cette fois plus succinct que celui que j'avais présenté à mon Maître, quelque jours plus tôt, car j'avais eu le temps de le méditer et je sus être plus concise. J'y dévoilais tout, même l'honnêteté du Baron qui jamais n'avait cherché à fuir, et, comme la promesse fait au Comte de Saint-Cadis me le permettait, je rétablis la vérité sur les événements de son château. La présence de Savançon, qui n'avait pas été inclu dans le serment, eut pu me gêner mais j'estimais que comme il était livriste, il n'aurait nul dessein de porter atteinte à l'intérêt de Saint-Cadis. Je vis son visage se teinter de surprise alors que je dévoilais ce que je lui avais jusqu'à présent dissimulé. Cependant, une fois mon exposé achevé, quand la Reine lui demanda s’il confirmait mon récit, il n'hésita pas un instant et déclara qu'il était en tout point exact.
- Sœur Madel ne m'a jamais montré aucune amitié, ajouta-t-il, mais toujours a-t-elle agit droitement. Nous ne sommes point de la même confession, et je ne peux donc croire qu'elle ira en la Cité des Astres, mais je prie chaque jour les Divins d'avoir pitié de son Âme car elle en est digne. Elle est d'une fidélité admirable et l'une des meilleures bretteuses qu'il me fut donné de voir.
La Connétable d'Imbreville eut un sourire appréciateur et prit la parole.
- J'ai toujours dit, Votre Majesté, que le compliment d’un ennemi a bien plus de valeur que celui d'un ami. Il semblerait donc que cette jeune religieuse n'ait point de défaut.
- Oh Votre Grâce, me récriai-je, ne dites pas ça ! Je ne suis qu'une moniale qui comme les autres essaye de mener une vie vertueuse, voilà tout ! Mais jamais ne me suis-je prétendue sans défauts.
Un rire parcouru l'assistance, et je rougis soudain, honteuse de mon naïf emportement.
- Votre sincérité est rafraîchissante, Sœur Madel, me dit la Reine en m'adressant un sourire. Je vous remercie de votre dévouement à la tâche, pourtant guère aisée, que je vous avais dans ma colère confié sans penser plus en avant aux conséquences.
Elle se tourna vers mon Maître et ajouta :
- La mort de votre sœur Damiette me navre grandement. C'est un sacrifice qui ne restera point impayé.
- Nos vies et nos morts sont au service de la Foi et de Sa Majesté, répondit le Maître.
- Oui, je le constate. Sœur Madel, fussiez-vous une laïque que je vous aurais récompensé en or, en terre ou en titre, mais vous avez fait vœu de pauvreté, donc seule ma reconnaissance vous accompagnera. Vous pouvez vous retirer, mes très chers et très fidèles sanctuaristes, et nous laisser avec le Baron que nous allons à présent interroger et, si Dieu et Déesse le veulent, juger.
Le Grand Maître et moi nous levâmes, effectuâmes une révérence et, à reculons, pour ne point présenter notre dos à la Reine, nous dirigeâmes vers le fond de la salle du conseil, sous le regard songeur de Celle-ci. Au moment où nous allions sortir, comme si Elle se décidait enfin, Elle s'écria, un peu trop fort, comme sous le coup d'une certaine émotion :
- Sœur Madel, je vous prie de rester pour la journée en mon château. Je vous ferai mander plus tard. J'aurai à vous entretenir d'une affaire particulière.
Les regards que les conseillers et conseillères échangèrent me convainquirent que cette annonce était une surprise aussi grande pour eux que pour moi. Interdite, je ne pus répondre qu'un simple « Bien, Votre Majesté » et sortir de la salle, étourdie.
*
L'attente.
En ces murs où je n'étais pas à ma place, parmi ces gens que je ne comprenais pas, il me fallu passer le reste de la journée, qui s'étirait en une éternité d'ennui, et bientôt, il me sembla devenir insensée. Le Grand Maître, après notre entretien avec la Reine et Son conseil, m'avait fait part de son étonnement envers cette étrange demande royale, mais il m'avait enjoint à rester en le château de Grève alors que lui s'en retournait à la commanderie où il avait à faire. Sans savoir bien que faire, je pris d'abord le parti de retourner en la salle où nous avions tout le matin patienté, espérant que Savançon y repasserait en sortant de son jugement et que je pourrais, peut-être, échanger quelques paroles avec lui, étant la seule connaissance que j'eusse dans tout le château. Mais la grande pièce n'était meublée que de deux banquettes en tout temps occupées par des vieillards presque infirmes ou des jeunes nobles caquetants bruyamment, et alors que toutes et tous allaient, venaient et palabraient en groupe, je du me tenir là, plantée debout, solitaire, pendant plus d'un décan. Je me sentais parfaitement ridicule et les regards appuyés, surpris, ou simplement moqueurs me poussèrent à sortir dans la grande cour carrée, où je pus un temps me dégourdir les jambes.
Mais la midi approchait et la faim et la soif commençaient à se faire sentir et je ne savais guère où j'allais bien pouvoir dîner. Je n'avais en outre sur moi pas la moindre piécette, n'ayant emporté que mon épée, et j'en vins à me demander si, comme la Marquise dont nous avait parlé le Baron de Savançon, je me verrais obligée de la vendre pour pouvoir acheter une miche de pain et un cruchon d'eau. Des odeurs de rôtisserie et de soupes commençaient à envahir la cour et je compris qu'ici et là, chacun devait commencer à se faire servir son dîner.
Je passais dans le premier jardin, espérant échapper à la terrible tentation des fumets de volaille, et, à ma grande surprise, je le trouvais entièrement changé. De longues tables avaient été montées sur des tréteaux et recouvertes de nappes colorées, sur lesquels se trouvaient des viandes, des pâtés et des fruits de toutes sortes. Le sol herbeux avait été couvert d'épais tapis et des cousins y avaient été installés pour que l'on puisse s'y reposer, et cette cour que j'avais le matin même vue vide, débordait à présent de gentilshommes, damoiselles, courtisans et gens de la cour, toutes et tous superbement habillés et maquillés, qui debout, assis ou allongés, discutaient sans discrétion, riaient fort et lançaient des ordres à l'armée de domestiques en livrée qui arpentaient la foule pour remplir les assiettes de porcelaine et faire passer des coupes de vin tout en prenant garde à ne piétiner personne.
Alors que je m'avançais vers les réjouissance pour m'enquérir de sa cause, l'une des servantes s'approcha et, avec une légère révérence me proposa une assiette vide. J'hésitais un instant, ne sachant bien si j'étais autorisé à profiter de cette manne, mais elle m'indiqua que ce banquet était donné par un Chevalier dont j'ai pour son malheur aujourd'hui oublié le nom, et qu'il souhaitait, dans son élan de charité, que toute personne, riche ou pauvre, puisse s'y restaurer. Un tel sentiment de générosité se devant d'être considéré, j'acceptais donc cette offrande en louant le chevalier, tout en notant par devers moi que des gardes armés empêchaient, à la porte du palais, l'entrée aux gueux, et que seuls pouvaient venir se restaurer les dames et les gentilshommes. Je pus néanmoins faire un repas digne d'une reine, tout en bénissant Déesse que le brave chevalier eut choisi précisément ce jour-là pour ses libéralités.
Je restai cependant seule et mangeai à l’écart, assise sur le pas d'une porte, n'ayant ni l'envie ni la disposition à faire la discussion à des courtisans avec qui je ne partageais rien. Au bout d'un décan et demi, la cour commença à se vider, et seuls restèrent quelques groupes avinés qui réclamaient à corps et à cris de finir les bouteilles. Un petit homme nerveux, malgré son habit de noble, ramassait les riches assiettes abandonnées çà et là, et poussait de terribles lamentations chaque fois qu'une d'entre elle était fêlée ou brisée. Il poussa soudain un grand cri et se rua en vitupérant sur un serviteur qui avait eu le malheur d'ouvrir, à la demande d'une dame moins qu'à moitié sobre, une nouvelle bouteille de vin blanc. Le Chevalier, car c'était lui, fit ensuite de grands signes aux autres domestiques afin qu'ils dissimulent en vitesse celles qui restaient et pour qu'ils n’abîment point les fruits qui étaient intouchés afin, sans doute, de pouvoir les revendre.
Alors que j'allai en mon fors condamner la pingrerie du noble, la discussion avec Savançon du matin même me revint à la mémoire et j’eus alors pitié du Chevalier qui s'était sans doute endetté bien au-delà de ses moyens pour ce festin auquel n'avaient participé, malgré ses attentes sans doute, aucun membre du conseil de la Reine. Je me demandai un moment s’il eut été bienséant que j'aille lui présenter mes respects et ma reconnaissance, mais, pensant à sa déception qu'une simple sanctuariste vienne le remercier là où il attendait les compliments d'une duchesse ou un grand baron, je m'en abstins, me contentant de reposer l'assiette en sécurité sur une des tables. Puis je retournai en la même salle que le matin, cette terrible salle où je me sentais si peu à ma place, afin de continuer mon attente. Très vite cependant, l'impression d'absurde et de ridicule me poussèrent à nouveau à la quitter, et, sans autre alternative, je pris le parti de visiter le palais. Je déambulai sans plan dans ses couloirs, ses escaliers et ses chambres, délicieusement égarée en son immensité. L'on me jetait parfois des regards surpris, mais jamais on ne m'adressa la parole. J'étais en tout instant étonnée par le désordre apparent de la cour, qui me semblait un assemblage chaotique de frivolité et de sérieux. Je voyais souvent de nobles dames ou gentilshommes, qui parfois déambulaient étourdiment comme je moi, sans but précis, badinaient et riaient fort, et ne cherchaient point à dissimuler la futilité de leurs préoccupations, s'en drapant même comme d'une livrée. D'autres fois, celles et ceux que je croisais couraient plus qu'à moitié, les bras chargés de liasses de feuilles et de billets ou de tomes énormes, une ride barrant leurs fronts soucieux, ne prenant garde à nul autre qu'eux même, comme s'ils eussent été les personnes les plus importantes du royaume.
Je vis aussi passer un groupe affairé et bruyant dans le sillage de Lovise de Pons, qui avait du quitter précocement le Conseil Royal. Une dizaine de secrétaires et de scribes encerclaient l’intendante qui marchait d'un pas sur, couraient, piaillaient plutôt que parlaient, comme une volée de moineaux autour d’un morceau de pain. Au plus proche de la Dame, prenant au vol note de ce qu’elle disait, une silhouette familière me fît presque sursauter : j’avais un instant cru reconnaître Deinos D’Olbia. Mais à y regarder de plus près, je pris vite conscience de mon erreur. Le secrétaire était certes un faune, mais il ne ressemblait en rien à mon jeune chanteur. Plus petit, son poil était clair, presque blond, et il semblait plus âgé que mon compagnon de route. Il avait aussi un air grave et pénétré que je n’avais jamais vu sur le visage du chèvre-pied qui m’avait accompagné.
Avisant dans le sillage de la noble Dame une curesse de Dieu qui portait la plus riche soutane qu'il m’ait été donné de voir, je m'introduisis à elle et lui demandai de m'indiquer un lieu où je pourrais passer mon attente en prière. Tout en louant ma dévotion et en déplorant que bien peu de nobles en fassent autant, elle se proposa affablement de me conduire jusqu'en la chapelle du palais. Celle-ci se trouve dans les sous-sols, et est étonnamment petite pour un tel Château. Elle doit, je crois, être l'une des parties les plus vieilles du bâtiment, puisqu'elle est de mode ancienne, aux voûtes cintrés et aux longues statues raides.
Après avoir chaleureusement remercié la curesse, je m'agenouillai et me plongeai dans mes prières. Je récitai à voix basse plusieurs fois mon acte de foi, en une litanie qui me plonge toujours en un état de sérénité tel qu'il me semble pouvoir au plus profond de mon âme communiquer avec les Divins. Jamais Déesse ou Dieu ne me répondent mais je sais qu'ils m'écoutent. Le temps, alors, se suspend et je peux, des décans durant, les yeux fermés et en silence, rester dans cet état de paix divine.
- Sœur Madel ! Je vous trouve enfin !
Je sursautai en entendant cette voix pressante qui m'avait de force tirée de mon recueillement. Il s'agissait d'un domestique que je ne reconnus pas mais qui semblait agité et plus que soulagé de m'avoir retrouvé.
- Pardonnez-moi, ma sœur, de vous tirer de vos prière mais Sa Majesté la Reine vous a fait mander en Ses appartements il y a de cela presque un demi-décan et nous ne parvenions pas à vous trouver.
- En Ses appartements ? Mais quand sommes-nous donc ?
- La nuit est tombée, ma sœur, et la Reine a terminé son souper.
J'étais resté en la chapelle pendant la plus forte partie de l'après-midi et il m'avait semblé qu'un instant à peine s'était écoulé.
- Guidez-moi !
C'est ainsi que, courant sans prendre garde à notre dignité, nous traversâmes le palais, en certains endroits presque vide et en d'autres grouillant encore d'activité, et que nous parvînmes enfin devant une porte gardée par un gentilhomme et une damoiselle, sous la supervision sévère d'Arne de la Challe qui faisait les cents pas en long et en large devant l'huis.
- Ah enfin ! S’exclama-t-il en nous voyant arriver. Où étiez-vous, ma sœur ? La Reine ne souffre d'aucun délai !
- Je priais en la chapelle palatine, messire, et je ne savais guère que...
- Oui, très bien, m'interrompit-il. Maintenant, il vous faut entrer. Je ne sais ce que Sa Majesté vous veut mais j'ai reçu l'ordre de ne laisser pénétrer personne d'autre que vous, moi-même je ne puis vous accompagner. Cela me déplaît de laisser Sa Majesté sans surveillance, mais je ne peux me soustraire à Ses ordres. Je vous demande cependant de me confier votre épée.
Je n'aimais guère le ton cavalier du Commandant de la garde royale, mais je respectais son dévouement à la sécurité de la Reine, et je lui remis donc ma lame sans protestation. Puis il frappa deux coups secs à la porte, et m'ouvrit pour me laisser pénétrer.