Chapitre 10

Par Enoxa

La Muraille. Géante de pierres. Cet épais mur traverse de long en large le continent et le sépare en deux territoires distincts. D’un côté, les humains ; de l’autre, les peuples magiques. Cette séparation est là depuis si longtemps que la raison de sa construction a été oubliée. Malgré cela, aucune des deux parties n’a initié les retrouvailles. Pas d’accords commerciaux, pas de contact. C’est comme si ces deux mondes vivaient l’un à côté de l’autre sans avoir conscience de ce qui se passe juste à côté. Aucune d’elles n’intervient dans la vie de l’autre. Une paix parfaite règne sur Faïchar.

Est-ce vraiment le cas ?

Extrait de La géographie de Faïchar

de Thorian Derival

[Texte annoté]

 

Tarn est un bourg pour le moins paisible. De jolies maisonnettes, de jolies boutiques et de jolies visages. Un univers lisse et brillant à l’image de cette vitrine. Je mets ma main en visière pour tenter de mieux voir ce qu’il y a à l’intérieur. De charmants colliers de perle. Exposés sur des morceaux de mannequin. Une main par-ci, une tête par là. Peut-être qu’ils l’ont cassé et ont voulu le recycler en cadavre décoratif. Les passants n’y jettent même pas un coup d’œil. Peut-être est-ce une habitude dans le coin. Les mannequins explosés, pas d’ignorer les vitrines. Pour ma part, je m’attarde encore un peu devant la boutique. À Mer’u, je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de voir pareilles pierreries.

La foule défile en continue. Des hommes, des femmes, des couples, des enfants, mais pas de personnes âgées. Cela arrive souvent quand la frontière est trop proche ; passé un certain âge, on ne différencie plus le vrai du faux. Être exposé à la magie n’arrange pas forcément les choses. Des crises, des excès de fureur, généralement la Garde s’organise pour tenir éloigner les seniors de la Muraille. Depuis déjà quelques années, leurs méthodes ont remporté un franc succès : plus aucun accident lié à l’âge n’est à déplorer. La Garde a l’art et la manière de convaincre les vieux résidents de quitter leur foyer. Pour le bien commun !

Malgré la proximité avec la Muraille, je n’ai pas encore repéré de Trappeurs. Même si, à première vue, les attaques de CM ne semblent pas si fréquentes dans le coin : aucun dégât ou reste de combat en vue. Tout semble paisible à Tarn. Je ne peux m’empêcher d’être tendue. Il règne ici une ambiance électrique. Les fanions colorés accrochés un peu partout, les discussions enjouées à chaque coin de rue, peut-être toute cette agitation est due à une fête ?

L’homme à la clochette est toujours derrière moi. Il fait mine de s’intéresser à l’étalage d’un marchand à peine une dizaine de mètres de ma position. Sa taille le rend facilement repérable. Et son air faussement concentré est presque ridicule. Qu’est-ce que de pauvres graines de potiron peuvent bien avoir de si extraordinaire ? Pour une filature, elle a plutôt mal commencé. Je ne donnerais pas cher de sa peau comme espion. Je soupire. Ce n’est pas mon problème. Il peut bien me suivre jusqu’au bout de cette ville, cela m’est bien égal. Je le plains juste de suivre une cible aussi ennuyeuse.

Je me remets en marche, me laissant porter par la foule. L’homme aussi. Ses mains bien enfoncées dans ses poches, il regarde en l’air. L’idée qu’il soit de la CCM m’a effleuré l’esprit, mais je la rejette rapidement. Un agent porte toujours son insigne de manière visible. Et puis, il est bien trop… relax pour un agent en mission. Alors un criminel, ou du moins un potentiel ? Encore une fois, je suis une cible ennuyeuse. Je ne risque pas d’avoir grand-chose d’intéressant sur moi ; mes vêtements laissent largement entrevoir l’absence de poche pour ranger quoi que ce soit de précieux. Et puis, je ne l’ai jamais vu à Mer’u. Il m’aurait donc prise pour cible par hasard ? Juste parce que je serais sortie de ce train ? C’est plausible : seul un grand malade pourrait faire ça. Oh, des chouquettes ! Je m’arrête devant un stand de pâtisseries.

– Bonjour mademoiselle ! Quelque chose vous ferait-il plaisir ? me demande une jeune fille.

Les gros choux saupoudrés de sucre me font de l’œil. Mais je n’ai pas d’argent. Je ne me balade jamais avec mon porte-monnaie sauf quand je prévois de faire des courses. Je crois l’avoir laissé sur ma table de chevet. Dommage. Une petite gâterie ne m’aurait pas fait du mal pour une fois. Je soupire et m’apprête à décliner l’offre quand l’espion à mes basques me devance :

– Une dizaine de chouquettes, s’il vous plaît.

Pendant un bref instant, la demoiselle est quelque peu confuse, ne sachant pas si elle devait d’abord prendre congé de moi, mais elle retrouve bien vite son sourire et sert son client. Les délicieuses pâtisseries disparaissent de ma vue. La jeune fille lui tend sa commande, le remerciant pour ses achats. Une fois le paquet en main, il se tourne vers moi avec un grand sourire.

– Ça te dit de partager ?

Je ne réponds rien et m’en vais. Il a tôt fait de me rattraper.

– Allons allons. Je sais que tu m’as repéré. Pourquoi ne pas en discuter dans un coin tranquille ? Tiens, ce café là-bas, il a l’air bien. Allons-y !

Et sans attendre ma réponse, il attrape mon poignet et me traîne jusqu’au fameux café. Je ne tente pas de me dégager et il faut dire que déguster quelques douceurs me tente assez bien. De toutes façons, avec cette poigne, je ne risque pas de m’en défaire de sitôt. Arrivés au niveau d’une table, l’homme me lâche et prend place dans l’une des chaises à disposition.

Le café est plutôt banal. Comme l’ensemble des autres bâtiments, des poutres en bois se mêlent avec les murs blanc cassé de la bâtisse. Plusieurs bacs à fleurs viennent décorer le tout. Des pensées surtout. Je ne peux m’empêcher d’admirer les lieux. Banal, certes, mais pas dénué de charme. Il faut dire que je ne suis pas habituée à contempler tant de couleurs. Les teintes de gris de Mer’u, j’ai fini par m’y habituer. L’homme à la clochette m’observe, amusé. Il me prend sans doute pour une touriste.

– Tu sais, je ne te veux aucun mal.

Je plante mon regard dans le sien. Voyant que je ne dirai rien, il me tend l’une des pâtisseries avant de s’en servir une pour lui. La bouche encore pleine, il tente d’éclaircir son propos :

– La personne pour qui je bosse tient à ce que je te garde à l’œil. Ne me demande pas pourquoi : je n’en ai vraiment aucune idée. Sache simplement que je serai toujours dans les parages en cas de pépin.

Il avale.

– Mais laisse-moi te donner un conseil, un conseil de survie : si tu ne veux pas d’ennui à Tarn, évite de te faire remarquer et surtout, surtout fais profil bas devant la Garde. Les étrangers ne font pas bon ménage avec les locaux. Tu sais, superstitions et tout le tralala. Je suis peut-être là pour te protéger, mais je n’ai pas de super-pouvoir. Alors, il ne faut pas trop m’en demander.

Comme je ne réagis toujours pas, il lui semble bon d’ajouter :

– Sans vouloir te vexer, tu as une tête à faire peur. Si on était pas en plein jour, je pourrais facilement te prendre pour une revenante.

– Vous êtes sûr que vous avez le droit de me dire tout ça ?

Pour un espion cramé, il en est un.

– Tu parles de la partie sur mon travail ou sur le conseil ?

– Le travail.

Il a l’air pensif pendant quelques secondes.

– Disons que l’on ne m’a pas interdit noir sur blanc de discuter avec toi après t’avoir offert des pâtisseries, donc j’ai techniquement le droit de t’en parler. Et puis, je trouve que tu as le droit de savoir que quelqu’un veille sur toi.

– Mon sauveur.

Le ton ironique ne lui échappe pas. Je me surprends moi-même d’en user. Je ne suis pas aussi mordante d’habitude. Enfin, actuellement, je ne pense pas pouvoir prétendre à une situation de tous les jours.

– Tu es une comique. C’est un bon point.

– Pour ?

– Survivre, bien évidemment.

Une serveuse s’approche de la table. L’homme commande un thé noir et moi un verre de tisane. Elle s’éloigne.

– À quoi ?

– Ça, si je le savais…

Mes sourcils se froncent.

– Tu ne sembles pas très renseigné pour un espion.

Il lève les mains en l’air.

– On me le dit souvent. D’ailleurs, c’est parce que je suis trop bavard que l’on rechigne à me dire quoi que ce soit.

– Tu m’en diras tant.

Mes yeux le scrutent. Clochette – appelons-le ainsi – semble avoir baissé sa garde, du moins, s’il en avait une. Vu comme il est affalé sur son siège, je pourrais presque croire qu’il s’agit d’une routine de discuter avec ses cibles. Presque. Mon inébranlable méfiance ne me lâche pas. Et pourtant, j’ai bien l’impression qu’il me laisse toutes les portes ouvertes vers une information précieuse. Certes, il ne semble pas très au courant du pourquoi, du comment de sa mission, mais je suis sûre de pouvoir tirer quelque chose de cette rencontre.

– Pourquoi Tarn ?

– Parce que c’est un coin paisible.

– Mais encore ?

Clochette s’étire longuement avant de lâcher un bâillement. Sa mâchoire semble sur le point de se déboîter.

– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Un bourg paumé et étrangement paisible alors que la Muraille n’est qu’à une poignée de kilomètres ? Un bon endroit pour se dissimuler ? Peut-être.

La serveuse revient et pose notre commande sur la table. Clochette se précipite sur sa tasse et pousse un soupir de contentement en buvant la boisson.

– Rien de meilleur que du thé noir pour se revigorer après une nuit blanche de guet coincé dans un placard de la gare.

Le guet ? Il s’attendait donc à me voir descendre du train à cet arrêt. Un frisson remonte ma colonne vertébrale. Ces gens… Ils ont deviné ce que j’allais faire. Une ligne de train compte plus d’une centaine d’arrêts. Le temps qu’il m’a fallu pour reprendre connaissance… Tant de paramètres imprévisibles. Ou peut-être ont-ils posté des agents à chaque gare dans l’espoir de me voir apparaître ? L’inquiétude n’assombrit point mon esprit. Plutôt une sorte d’intérêt. Un groupe qui ne comptait que deux personnes – voire une seule si Clochette est la personne au masque – vient de s’agrandir considérablement. Potentiellement. Ce ne sont que des hypothèses. À mon tour, je m’empare de mon verre. La tisane chaude m’apporte un semblant de réconfort.

Soudain, l’homme à la clochette se lève. Son regard n’est pas dirigé dans ma direction, mais loin derrière lui.

– Enfin bon, je crois qu’il est temps pour moi de faire profil bas. Sinon, je risque d’avoir des problèmes. Tu peux garder les chouquettes, ça me fait plaisir.

Et c’est ainsi qu’il disparaît au coin d’une rue. Je ne le retiens pas. Il reste encore des pâtisseries. Et il a laissé de la monnaie sur la table pour nos boissons. Alors que je croque dans ce délice de pâte, j’hésite encore à considérer les propos de Clochette comme sérieux. Il ne semble pas vraiment concerné par sa « mission ». Et puis, à bien y réfléchir, j’ai obtenu plus de questions que de réponses. Un « ange gardien » qui semble avoir de l’intérêt à mon égard, mais pourquoi ? Tarn, étrangement paisible ? Enfin bon, j’imagine que je ne risque pas grand-chose à rester dans les parages, le temps de gagner un peu d’argent pour survivre. Cet homme n’est certainement pas une menace. Et après ? Que vais-je faire ? Revenir à Mer’u ? Je ne suis pas excitée à l’idée de devoir retourner tout de suite au bercail. Pourquoi pas visiter un peu ? Peut-être que Tarn me dévoilera ses secrets.

Je referme soigneusement le paquet de pâtisseries, les gardant pour plus tard, avant de me lever et d’étirer mes articulations. Il faut croire que dormir dans un train laisse quelques traces. Je sens certaines de mes vertèbres se remettre en place. Alors que je m’éloigne du café, mon regard parcourt les environs et s’attache aux passants. Leur gros panier sous le bras, les familles se dandinent joyeusement en direction du fameux centre d’attraction de Tarn. Je vois les enfants qui gambadent sans me lancer le moindre regard. Une nouveauté. Et ma tête ne doit pas être aussi horrible que me l’a laissé penser Clochette.

Quant aux paniers… Un marché peut-être. Marchant d’un bon pas, je les suis. Rapidement, mon intuition se confirme. Des étalages et des tentes par dizaine. Des voix et des odeurs. Et des couleurs. Une explosion de nuances. Dans les étoffes, dans les fruits et les légumes, dans les décors. La surprise me tétanise pendant quelques secondes. Je regarde émerveillée ces objets du quotidien se dévoiler à moi. C’est comme… si je les découvrais pour la première fois. Les citrouilles sont si oranges, les brocolis si verts et les pommes si rouges. Rayonnants sous le Soleil, je les croque des yeux. C’est si… étrange comme sensation. C’est comme un second souffle.

– Arrêtez-le !

Quelque chose me percute. À peine le temps d’apercevoir une touffe de cheveux noirs. Mon corps rencontre le sol. Je grimace sous l’impact.

– Ah, te voilà, sale garnement !

Il faut que je me débarrasse de cette vilaine habitude de finir par terre. Je grogne alors que je me relève. Soudain, je me fige. Mes yeux s’écarquillent face au spectacle en face de moi.

– Je vais te faire la peau !

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