Les transports ont, en tous temps, été la principale préoccupation de nos sociétés. Tout d’abord, ce fut des voyages à pied, puis à bord de charrettes tirées par des animaux. Ces derniers comportaient beaucoup de défauts tels que la durée des trajets qui se comptaient en jours voire en mois. Alors est né le train. Si la population a d’abord été sceptique face à ce « monstre de métal », elle l’a rapidement adopté, malgré quelques problèmes à son lancement. Effectivement, suite aux constructions des nombreux chemins de fer, plusieurs peuples magiques ont émis des plaintes à leur encontre, jugeant cela comme une invasion de leur territoire. Des mesures ont donc été prises en conséquence et, dès lors, plus aucun avis défavorable n’a été entendu. C’est ainsi que le réseau ferroviaire que nous connaissons aujourd’hui est né.
Par la suite, les plus zélés des inventeurs ont même entrepris de construire des machines volantes. Malheureusement, le projet a rapidement été stoppé pour des raisons politiques.
Article Les inventions qui ont changé nos vies, tiré de la revue ENOXA
de Matrix
Mes yeux s’ouvrent lentement. La lumière crue du jour m’accueille violemment. Un éclat fulgurant qui fait danser des points noirs dans mon champ de vision. Je frotte vigoureusement mes yeux pour les chasser. Lentement, l’invasion de taches noires arrive à son terme. Je secoue ma tête comme pour en être sûre. Non. C’est fini. Enfin je crois. Une vague nausée persiste tout de même, renforcée par le roulis du véhicule. Du… véhicule ? Je me tourne, vers la droite, vers la gauche, me retrouvant nez à nez avec une vitre. Les paysages défilent à toute allure derrière. Des montagnes au loin plongées dans la brume, des forêts blanches, des champs gris. Je suis dans un train et il file vers une destination qui m’est inconnue. Depuis combien de temps roule-t-il ? Suis-je loin de Mer’u ? Aucune réponse.
Loin de paniquer, je laisse mon regard faire le tour de mon environnement. La cabine, dans laquelle je me trouve, dénote d’un certain luxe par endroit. De taille moyenne, elle est suffisamment grande pour accueillir cinq ou six personnes. Les sièges de velours rouge font l’effet de flaques de sang dans un paysage enneigé. Deux rangs qui se font face à face autour d’une simple table en métal légèrement cabossée par endroit. Un détail me saute alors aux yeux : des ornements en forme de dragon. Des figures élégantes en bronze qui prennent leur envol sur le bois blanc des murs. Pour peu, je ne serais pas surprise de les voir prendre vie tant les détails sont réalistes.
Je fais plusieurs fois le tour de la cabine. Je suis seule, le compartiment est vide. Mon attention se pose alors sur moi et mon état. Je ne porte plus les mêmes vêtements. Un gilet en laine, une tunique, un pantalon ample ont remplacé ma tenue habituelle ; le collier d’Aldena en est le dernier rescapé. Le métal froid frotte contre ma peau. Je regarde, curieuse, ce nouvel ensemble. Non pas que leur couleur uniforme, à savoir du blanc, m’ait interpellé plus que ça. C’est plutôt les légères nervures métalliques, si petites qu’elles passeraient presque inaperçues, qui parcourent de long en large la tenue. Au toucher, cela ne semble pas si différent d’un tissu normal et pourtant je sens comme une certaine tension qui s’en dégage, comme si la moindre déchirure pourrait faire exploser le tout. Étrange.
Mon regard tombe alors sur un tas juste à côté de moi. Mes vêtements. Je les prends dans mes mains, grimaçant légèrement quand mes doigts entrent en contact avec le tissu. Ma veste, dont certains pans sont effilochés, est recouverte de boue. La matière sèche et rugueuse forme comme des plaques rigides le long du vêtement. Un pincement au cœur. Dans l’état actuel, il me semble difficile d’envisager de la porter à nouveau. S’il n’y avait pas toute cette boue, elle tomberait sûrement en morceaux. Je laisse mes doigts glisser le long de sa surface comme pour m’imprégner de tous les souvenirs qu’elle renferme. Je soupire et la repose à contrecœur sur le siège. J’inspecte le reste de mes vêtements. Quelques trous parsèment mon pantalon. Mes bottes semblent avoir pris l’eau. Je replace, songeuse, derrière mon oreille les mèches de cheveux qui se collent à mon visage.
Mon regard se tourne alors vers mes mains. Plusieurs coupures et égratignures les recouvrent, quoique légèrement effacées. Mes doigts commencent alors à palper certains de mes membres. Je grimace en sentant la douleur se répandre le long de mes jambes, de mon visage et de mes bras. Je relève ma manche pour voir l’état du reste de mon corps. Plusieurs bleus parsèment ma peau pâle, aussi agrémentée par-ci, par-là par des bandages. Le tout dégage une odeur végétale. Des herbes médicinales peut-être ? Je me mords la lèvre alors que j’effleure mes blessures. Je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir posé ces bandages. Alors qui ? Mon regard tombe alors sur mes poignets. Des marques rouges et profondes les encerclent. Je les inspecte de plus près, curieuse. Où ai-je bien pu me faire ça ?
Comme un déclic, tout me revient en mémoire. L’inconnue – j’ai la nette impression qu’il s’agissait d’une femme –, le pistolet, la pluie,… Manifestement, mon agresseuse était à ma recherche et ne me voulait pas que du bien. Je reste circonspecte. Lentement, je prends mon pouls à mon poignet meurtri. Rien. Pas la moindre accélération. La situation semble délicate, pourtant je ne ressens rien, pas même le moindre soupçon d’angoisse. Les images défilent dans ma tête encore et encore. Ces gestes, ces émotions, ces pensées me semblent familières et lointaines en même temps. Comme si tous ces détails appartenaient à un temps révolu.
Je regarde une nouvelle fois mes mains. Une peau rougie et écorchée par les événements. Je les regarde et je suis indifférente face à leur état lamentable. Serais-je devenue insensible ? À bien y réfléchir, plus je repense à ses souvenirs, plus cela m’indiffère. L’inconnue pourrait revenir, maintenant, et me mettre en joue, je ne crois pas que cela changerait grand-chose : je me laisserais simplement traîner jusqu’à ma mort. Pas de pincement au cœur à l’évocation de ce mot. Juste, un étrange sentiment… de paix. Je n’ai plus peur. Comme des pièces d’un puzzle qui s’assemble parfaitement, ce qui doit arriver arrivera, n’est-ce pas ?
Un bruit interrompt le cours de mes pensées. Mon ventre grogne ; la faim se rappelle à moi. Je sens mes joues brûler. Par réflexe, je jette un regard autour de moi avant de me rappeler que je suis seule dans la cabine. Même sans personne pour l’entendre, ce bruit reste tout de même gênant. Je couvre mes joues en feu avec mes mains, comme pour cacher mon embarras. Mes paumes froides se réchauffent au contact de mon visage. À l’avenir, je devrais éviter de rater des repas. J’avise alors un plateau de fruits devant moi que je n’avais pas remarqué. Des pommes. Je m’en empare et croque dedans, savourant son jus sucré. Plusieurs minutes s’écoulent ainsi, dans le silence le plus total. Enfin, si on excepte le bruit de mastication. Je m’enfonce davantage dans mon siège, jetant un coup d’œil par la fenêtre.
Les paysages paisibles défilent les uns après les autres. Des montagnes, des creux et des vallons. Le tout dans des tons de verts et de brun dans lequel, parfois, une touche de rouge s’invite. Seul le ciel, bleu pâle et solitaire, atténue un peu la monotonie de cette peinture. J’appuie mon front contre la vitre. Mon esprit vagabonde d’arbre en arbre. De feuille marron à une feuille noire. Vierge. De tout. Des statues figées dans le temps. Il n’y a aucun plaisir à les regarder. À quoi bon voir si ce n’est que pour contempler des étendues mourantes ? Il suffirait que d’une petite touche de magie pour que toutes ces roches, toute cette végétation retrouvent leur vitalité. Du vert, du jaune, du bleu, toutes les nuances exploseraient dans cette palette défraîchie. Mais ces temps sont révolus ; on ne peut pas faire revenir une chose qui a disparu juste parce qu’on le veut bien. Cette pensée trouve un écho réconfortant dans le trou dans ma poitrine. Une froide impression qui me fait frissonner. Bientôt… peut-être...
Un grésillement interrompt le cours de mes pensées.
– Mesdames et messieurs, nous arriverons à Tarn dans une dizaine de minutes.
Le haut-parleur, caché dans un coin de la cabine, crachota les derniers mots avant de se taire à nouveau. Je le scrute, mi-étonnée, mi-fascinée de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Comme le plateau de fruits. Décidément, je manque de concentration. Je soupire. C’est comme si… mon regard se balade à nouveau dans la cabine. Comme si les détails me sautaient aux yeux alors que les choses les plus importantes se dérobaient à mon attention. Ou bien je les ai remarqués mais je suis juste incapable de les lier à quelque chose alors je les oublie. Je croque une nouvelle fois dans ma pomme, pensive.
Rapidement, le temps file entre mes doigts. Alors qu’il ne reste qu’un trognon dans ma main, le train amorce son arrêt. Les freins crissent contre les rails, le décor ralentit. Ce dernier s’est fait, durant ces dernières minutes, légèrement plus colorés. J’ai pu attraper quelques notes vertes, rose éthéré et des touches de doré. Tarn, huh ? Un petit bourg qui côtoie la chaîne de montagnes la plus importante du continent. La Muraille n’est qu’à une poignée de kilomètres. Cela ne doit pas être joyeux tous les jours d’être aussi près de la frontière. Peut-être que je croiserai d’autres Trappeurs sur place ?
Sur ces pensées, je me lève. Mes muscles protestent ; la douleur se répand dans mes membres. Je grimace, serrant les dents. La douleur finira par partir. Un moment ou l’autre. Prenant appui sur la table, je soulage mon corps d’un peu de poids. Je pourrais presque entendre mes articulations grincer. Déjà une vieille dame hein ? Un mince sourire s’étire sur mes lèvres alors que je m’apprête à ouvrir la porte. Comme ma cabine, le mince couloir du train est blanc, une moquette rouge sang comme revêtement. Alors que je sors, mon chemin croise celui du contrôleur. Un cinquantenaire, sec de visage, son uniforme flottant autour de son corps, une barbe grisonnante. Il me lance un regard suspicieux, mais il ne dit rien. Il continue simplement sa route, marmonnant tout bas quelque chose d’inaudible. Je le regarde disparaître dans une cabine. Il ne m’a même pas demandé mon billet.
– Mesdames et messieurs, la gare de Tarn.
Le train s’immobilise enfin. Je laisse derrière moi la cabine et me dirige vers la sortie. Alors que je pose un pied sur le marche-pied, une petite brise m’accueille. Mon regard se lève alors en direction du ciel où pas le moindre nuage ne vient troubler ce bleu. On est loin du temps sombre de Mer’u. La saison froide ne semble pas perturber le moins du monde la météo. Peut-être qu’il ne neige pas ici ?
Je pose enfin pied à terre. Le quai est désert. Personne ne monte, personne ne descend : le train ne semble pas vouloir recracher qui que ce soit d’autre à cet arrêt. Vu de près, ce monstre de métal est encore plus impressionnant. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de voir une locomotive d’aussi près. Les dizaines de pistons, d’engrenages et de cheminées sortant de partout, tout a été pensé pour une mécanique de précision. Le moindre mouvement dans cette machine en entraîne un autre à l’autre bout. Alors que le train se remet en route, je regarde le monstrueux mécanisme prendre vie. Et s’éloigner dans un vacarme d’enfer. En moins d’une poignée de secondes, le train n’est plus qu’une petite silhouette dans le lointain.
Alors, les minutes s’égrènent. Une petite brise balaie le quai en pierre. D’apparence rustique, la structure générale des lieux semble cependant fragile. Je ne serais pas étonnée de retrouver ce toit de tôle, une tentative maladroite pour protéger les passagers de la pluie, dans un champ après une forte tempête. Si peu de moyen mis en place pour une si grande opportunité de voyager. Tarn n’est donc pas un bourg si attractif que ça finalement. Pas la moindre personne en vue. Pas la moindre source d’information. La personne masquée semble penser que Tarn, ou du moins la route que suivait ce train, était la meilleure solution pour moi. Ou bien, mon « bienfaiteur » – il reste encore à prouver du bien fondé de ses actions et aussi de son genre par ailleurs – était juste parti faire un tour et sera très surpris – surprise – de trouver une cabine vide. Tant pis. Quoi qu’il en soit, je n’ai aucune raison de rester planter ici.
Mais je reste là, mon regard fixé sur les rails. Au-dessus du vide. Défiant toutes les lois de la physique, le chemin de fer plane dans les airs au-dessus d’un gouffre. Un vide vertigineux, bleu comme le ciel et sans aucune limite. Je me penche légèrement au-dessus pour avoir une meilleure vue. Sursaut. À la manière des vagues sur un océan, des traînées noires dérivent par millions. Dans un mouvement sans aucune logique, elles se déplacent sous mes yeux, se croisent, montent et descendent sans pour autant chuter. Mes yeux se plissent. Je pourrais presque y déceler des courbes. Oui, des courbes semblables… à des lettres. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Ce sont des mots qui flottent dans cet immense ciel souterrain. Je m’agenouille au bord du quai, je tente de déchiffrer, ne serait-ce qu’une parcelle, de cet étrange phénomène. Mais je suis trop loin. Les traînées sont si éloignées que je peux à peine attraper une lettre. Je mords ma lèvre. Peut-être que si je me penchais un peu plus, je pourrais…
Mon corps bascule. Je me sens chuter. Et rattraper.
– Tu sais, se pencher au-dessus d’un chemin de fer n’est jamais une bonne idée.
Une main me ramène sur le quai. Comme une mère chat posant son chaton au sol, l’homme me remet sur pied. Je me tourne vers lui.
– Je ne vous ai rien demandé.
Les mots s’échappent de ma bouche. J’ai à peine eu le temps de les penser que je les ai dit. Les yeux de mon sauveur s’écarquillent. Je ne sais même pas pourquoi j’ai dit ça.
– Et bien, ça pour une surprise.
Il ne dit rien de plus, son regard ne se détache pas de moi. Je m’écarte légèrement de lui, méfiante. Quelques minutes plus tôt, le quai était désert, alors d’où sort-il ? Une carrure pareille, c’est difficile de la manquer, même pour moi. Alors, comment ? Je le scrute. De grande taille, des cheveux poivre sel tombant dans les yeux, un imper élimé et une barbe éparse. Seul relief : un tatouage. Une clochette au coin de l’œil. Mon regard s’y accroche, comme aimanté. Quelque chose m’intrigue, mais je n’arrive pas un mettre le doigt dessus. Cette clochette… Son tintement clair résonne sur le quai. Mon corps se tend ; je jette un regard autour moi, mais rien. Mes sourcils se froncent. Il a un physique banal dans les grandes lignes. Mais je dois me méfier. Sa mystérieuse apparition jouant beaucoup dans la balance. Bien plus que le sourire mi-bienveillant, mi-gêné qu’il me lance.
Se pourrait-il qu’il soit de mèche avec mon agresseuse ? C’est peu probable. Il m’aurait laissée tomber ou il aurait pu me donner un coup dans le dos. Alors, avec la personne masquée ? Peut-être. Dans les deux cas, je ne peux pas lui accorder ma confiance. Je l’examine à nouveau. Sentant ma méfiance, il lève ses deux mains en l’air comme pour me prouver sa bonne foi.
– Ne me regarde pas comme ça : j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Ce n’est pas le cas, hein ?
Je ne réponds rien. Il éclate d’un rire nerveux. Mon regard dérive alors vers le chemin de fer. Le gouffre a disparu. Les rails sont de retour au sol, fermement fixé à la terre. Je souffle, légèrement exaspérée. La vision s’en est allée. Elle ne reviendra pas de sitôt, j’en ai la vague intuition. Je me tourne à nouveau vers l’homme. S’il ne m’avait pas rattrapé, peut-être que j’aurais pu… Non, sois raisonnable. Mon crâne aurait sans doute heurté le rail et cette histoire se serait terminée de la même façon. J’imagine que je devrais le remercier de m’avoir épargné cette douleur inutile.
– Merci quand même.
Ces mots résonnent dans l’air. Même moi je n’y crois pas trop. Mais il ne dit rien. Je m’éloigne sans lui jeter un regard de plus. Alors que je m’avance vers la sortie, il m’emboîte le pas, le son de ses pas résonnant dans mon dos.