La bibliothèque était encore silencieuse. Elle était baignée de la douce et innocente lumière de l'aube. Loeiza glissait entre les allées qu'elle connaissait si bien, promenant ses doigts sur la tranche des livres comme pour profiter une dernière fois de leur aura si particulière. Si quitter l'Académie l'attristait, faire ses adieux à ce lieu chargé de connaissance et d'Histoire lui fendait le cœur. Aurait-elle d'autres occasions de fouler son sol en mosaïque et d'admirer les couleurs changeantes du coucher de soleil à travers les vitres de sa coupole ? Sa gorge se serra. Ces derniers jours, elle avait occupé le temps qui lui restait à prendre des notes frénétiques sur les rares ouvrages traitant de Luccha qu'elle n'avait pas encore consultés. Elle n'avait rien trouvé de plus que ce qu'elle savait déjà. Elle soupira de frustration à l'idée qu'elle s'apprêtait à quitter Virence sans avoir levé ne fût-ce qu'un bout du voile sur le mystère de l'assassin et de son tatouage.
Dehors, les cloches sonnèrent huit fois. Elle rangea le précieux carnet à la reliure dorée et aux pages noircies dans la pochette de toile qu'elle avait brodée sous ses jupons en vue du voyage vers leur domaine, en Cina. Elle jeta un ultime regard aux rayonnages vides et aux statues de marbre blanc. Elle fut happée par celle de Lumè, immense et enveloppante, presque menaçante dans la rigueur de sa posture. Comment une déesse aussi austère était-elle censée entretenir la chaleur dans les foyers ? Elle haussa les épaules, et la voix de Milena Ambrè vint chanter à ses oreilles. Que la tendresse et la justice de Lumè vous protègent. Quelle ironie ! Elle avait affirmé à la jeune femme sa volonté de rester à l'Académie, et voilà qu'elle y passait ses derniers instants, aussi amers qu'insignifiants à l'échelle de cette vénérable institution.
Après une longue inspiration, elle tourna le dos à la bibliothèque et avança d'un pas aussi déterminé que lourd de regrets dans les couloirs encore déserts. Il y avait une dernière chose dont elle devait s'acquitter avant de partir, puisque Père devait régler les détails d'ordre administratif. Elle longea l'aile ouest et emprunta l'escalier principal pour rejoindre l'étage des bureaux des Maestres. Celui qui l'intéressait était au bout du couloir, sur la droite. Elle fut surprise de le trouver occupé à cette heure matinale. La lettre qu'elle avait rédigée se fit brûlante au fond de sa besace : elle n'en aurait finalement pas l'utilité. Les phrases et les idées tournoyèrent dans son esprit. Les poings serrés, elle se plaça dans l'encadrement de la lourde porte en bois sombre, et se racla la gorge.
« Maestre Niero ? Puis-je voler quelques minutes de votre temps ?
— Eh bien, puisque vous êtes là, entrez », lâcha-t-il avec lassitude.
Elle fit quelques pas vers lui, tout son corps tendu par le courage qu'elle tentait de se donner. Le temps était suspendu. Était-ce la sécheresse du ton qui l'avait accueillie, ou l'odeur de pin et d'encre qui emplissait le bureau ? Elle se laissa emporter, et les mots tant répétés s'échappèrent de ses lèvres sans même qu'elle s'en rendît compte.
« Je dois quitter Virence, et donc ces honorables bancs où vous aviez tant de peine à me voir. Je tenais simplement à ce que vous sachiez que vos tentatives d'intimidation et le dédain avec lequel vous m'avez traitée ne sont pour rien dans cette décision. Il m'était trop pénible que vous puissiez être amené à le penser. Mon seul regret sera de n'avoir pas pu vous prouver la pertinence de mes questionnements, mais j'appartiendrai toujours à ce cercle dont vous voulez m'exclure, que vous le vouliez ou non. »
Son souffle mourut sur ces derniers mots. Elle demeura immobile, hébétée et sous le choc de la force et de l'autorité qu'elle avait déployées. Ce n'était pas grand-chose, mais l'atmosphère du bureau s'était densifiée. Le Maestre leva les yeux de ses parchemins, et la fixa un moment d'un air indéchiffrable.
« Je n'aurais jamais commis l'erreur grossière de penser que vous auriez laissé qui que ce soit vous exclure d'un lieu où vous estimez avoir votre place. Je dois au moins vous reconnaître une persévérance qui fait défaut à nombre de vos homologues masculins. Ma foi, il ne me reste qu'à vous souhaiter une bonne continuation hors de ces murs, mademoiselle D'Altino. Ils se souviendront de votre passage. »
C'était le compliment le plus étrange qu'elle eût jamais reçu ; en était-ce seulement un ? Dans la bouche du Maestre, ces mots se rapprochaient davantage d'un outrage que d'une marque de respect. Elle laissa échapper un rire nerveux, et lui adressa un hochement de tête tout aussi énigmatique. Il la congédia d'un geste vague de la main.
Ses affaires mises en ordre, elle quitta l'Académie le cœur un peu plus léger. Puisque ses imposantes portes se fermaient derrière elle, elle se promit de trouver d'autres chemins vers la connaissance à laquelle elle prétendait. Ce n'était qu'une question de temps. Et elle en aurait, désormais. Rien ne pourrait plus l'arrêter. Elle n'avait jamais vécu sur leurs terres, au Sud, mais elle imaginait un quotidien moins trépidant qu'à la capitale. Cela tombait bien, car elle n'était plus très sûre de goûter le maniérisme et la rigidité de ce monde qui cherchait par tous les moyens à l'enfermer dans un carcan. Elle haussa les épaules.
Les rues étaient encore froides. Il était trop tôt pour y croiser des Virentins en promenade ou des attelages cahotants, et trop tard pour risquer de se faire détrousser par quelque brigand. C'était l'heure saine et calme où seuls les flamants-pêcheurs animaient de leurs cris le ciel et les canaux. Elle se blottit dans la fourrure de sa cape, tentant d'oublier qu'au-dessus d'elle, s'étendaient les toits où elle avait l'habitude de retrouver Cadell. Cela faisait plusieurs jours qu'il se tenait éloigné d'elle. Il n'était plus tout à fait le même depuis leur rencontre sur le balcon du Palazzo. À qui la faute ? Elle ne pouvait garder rancœur contre personne d'autre qu'elle-même. Il l'avait déçue, bien sûr, mais ne s'était-elle pas montrée mesquine et injuste en refusant de le comprendre ? Lui, au moins, s'était drapé dans une franchise intimidante mais honorable. Loeiza lui avait menti avec fierté et détermination, et elle peinait à se pardonner cette conduite. Elle n'avait jamais eu la moindre intention de s'unir au premier noble venu, alors pourquoi le lui faire croire ? Une voix sifflante résonna à l'intérieur de son crâne. Oui, peut-être qu'elle espérait tout bêtement le rendre jaloux. Elle se sentit rougir.
Elle accéléra le pas. Il était trop tard pour les regrets. Si elle ne parvenait pas à le voir avant leur départ, le lendemain, elle lui écrirait une lettre à son arrivée en Cina. L'écrit était une agréable manière d'ordonner ses sentiments, et elle avait grand besoin du recul salutaire qu'il offrait. La colère était mauvaise conseillère, et elle se méfiait des mots qu'elle pouvait lui glisser.
Le Haut-Dor se dessina peu à peu. Elle longea la ruelle des Soupirs, chassant les images de Cadell nettoyant les plaies du petit Tizio qui l'assaillaient. L'heure n'était pas à la nostalgie, et son ami avait raison : que représentaient quelques mois éloignés l'un de l'autre à l'échelle d'une vie ? Elle sourit. L'avenir s'éclaircissait à mesure que le soleil prenait sa place dans le ciel de Virence.
Un sombre pressentiment la frappa lorsqu'elle tourna au coin de sa rue. Elle en eut le souffle coupé un instant, au point qu'elle se demanda si son corps ne lui jouait pas de sales tours. Déraisonnait-elle, ou l'air s'était alourdi tout à coup ? Elle jeta des regards frénétiques autour d'elle. Personne. La rue était toujours habillée de silence, mais un silence de plus en plus pesant. Elle se hâta. La vue de la porte de leur demeure entrouverte acheva de déchaîner en elle une panique orageuse. Ce n'était pas normal. D'habitude, personne n'empruntait cette entrée à une heure aussi matinale, et leurs domestiques étaient exemplaires de vigilance. Quant à elle, elle était presque certaine de l'avoir fermée en partant. Ne l'avait-elle pas fermée ? Ses jambes se mirent à courir malgré elle.
Elle acheva d'ouvrir la porte d'un coup d'épaule brouillon, déboulant dans cette maison dont les murs semblaient la rejeter. Elle prit une lente inspiration, guettant le moindre son, le plus imperceptible mouvement. Rien. L'atmosphère des lieux n'était certes plus tout à fait la même, mais elle ne sut mettre des mots sur cette impression dérangeante. Une odeur métallique épaississait le fond de l'air, et les bruits habituels de tintement de vaisselle brillaient par leur absence. Elle se déchaussa et avança avec une prudence mêlée d'angoisse. Elle monta les marches à pas feutrés, son cœur cognant dans sa poitrine comme s'il voulait s'en extraire. Pourquoi le silence était-il aussi oppressant ? Ce n'était pas normal.
En haut de l'escalier, Argile léchait sa patte avec un acharnement mécanique. Cette vision la rassura, et en même temps... Il s'enfuit lorsqu'elle tenta de le prendre dans ses bras, une terreur blanche dans ses pupilles dilatées. Son poil était toujours aussi flamboyant, mais il brûlait d'un nouvel éclat. Un éclat rouge sang. Loeiza fut prise d'un vertige. Les tempes bourdonnantes, elle se précipita vers la bibliothèque. Elle eut un violent mouvement de recul lorsqu'elle découvrit la scène, et l'odeur métallique emplit ses narines jusqu'à lui donner la nausée.
D'innombrables livres gisaient sur les tapis, leurs pages arrachées, éparpillées aux quatre coins de la pièce comme des feuilles mortes depuis longtemps. Le velours des fauteuils était lacéré et les rideaux, déchirés, serpentaient sur le sol. Au milieu de ce chaos, Père était étendu sur le dos, la bouche déformée par la souffrance et les yeux vitreux. De son ventre s'échappait une traînée pourpre. Il était immobile, mais nulle paix ne se dessinait sur son visage tuméfié. Il était mort ; elle le sut dans son cœur bien avant de l'assimiler.
Lorsque la réalité la frappa, elle hurla, et le reste se perdit dans un brouillard de larmes, de sang et de cendres. Ses jambes se dérobèrent, et elle se vit s'écrouler comme une tour en flammes. Sa joue embrassa le tapis poisseux et le temps cessa de s'écouler, ne lui laissant que la pesanteur de son corps et une douleur déchirante dans la poitrine comme repères. Elle trouva juste la force de ramper jusqu'à celui qu'elle ne reconnaissait déjà plus, et s'enroula contre lui. Ainsi, peut-être la mort l'emporterait-elle aussi ?
Lorsqu'elle reprit conscience, des mains brûlantes enlaçaient ses bras, sa taille. Sa peau était parcourue de frissons lancinants, comme si des milliers d'épines la lui lacéraient. Elle esquissa un cri qui se noya dans un sanglot. Sa gorge était nouée ; elle la tiraillait, comme si le feu des souvenirs s'y consumait encore. Pourquoi son corps était-il si lourd ? Les bras étrangers la soulevèrent comme une poupée de chiffon. Non ! Père se réveillerait bientôt. Ce n'était qu'une question de patience et de tendresse. Pourquoi l'arrachait-on à lui ? Pourquoi ne les laissait-on pas réunis ? Elle ne voulait pas vivre sans lui. N'était pas sûre de le pouvoir.
« Loeiza, ouvre les yeux. Parle-moi. Est-ce que tu es blessée ? Loeiza ! »
Elle se laissa bercer par la voix grave aux accents si familiers. Si seulement elle pouvait s'endormir, glisser dans l'oubli... Elle sentit ses pieds quitter le sol, mais n'eut pas la force d'opposer la moindre résistance. Bientôt, une brise fraîche vint lui caresser les joues. Sans qu'elle ne sût se l'expliquer, le poids qui oppressait sa poitrine se fit un peu moins dense. L'air emplit ses poumons, et si cela la déchira de l'intérieur, elle eut également l'impression de renouer doucement contact avec le monde qui l'entourait. Elle ouvrit ses paupières sur un Cadell à la mine sévère. Ses sourcils étaient froncés par un mélange d'inquiétude et de colère. Il distribua les ordres sur un ton tranchant :
« Faites quérir la garde, ainsi qu'un médecin. Qu'ils fassent preuve de la plus grande discrétion. Ne traînez pas, nous devons faire vite. Il y a un mort à l'étage. Il semblerait que ce soit un assassinat. »
Il y a un mort à l'étage. Le constat était si glacial qu'il lui tira des larmes qu'elle ne pensait plus avoir. Les souvenirs l'assaillirent. Elle tenta de les affronter du mieux qu'elle pût, mais la plaie était encore à vif. Elle voulut demander à Cadell de la lâcher, mais à la place, elle redoubla de sanglots dans ses bras. Elle perdit toute notion du temps qui s'écoulait. Lorsque le médecin la coucha sur des draps blancs, les sillons salés de sa peine avaient séché sur ses joues, et une impitoyable migraine la désorientait. Son regard descendit sur sa robe maculée d'un sang qui n'était pas le sien. Non, elle n'était pas blessée, mais elle comprenait pourquoi Cadell l'avait cru.
« Vous revoilà parmi nous, mademoiselle. Bien, bien. Tenez, buvez. Oh, ne me regardez pas avec ces grands yeux ! Ce n'est rien de plus qu'un doigt de laudanum dilué dans du vin aux épices. Cela calmera la douleur. »
Laquelle ?, eut-elle envie de rétorquer, mais elle était à bout de forces. Elle porta péniblement le verre à ses lèvres et le but d'une traite.
« Bien. À présent, votre esprit a besoin de repos. Puis-je vous suggérer de dormir un peu ? Le laudanum vous y aidera. Ne craignez rien, vous êtes mon hôte, et vous êtes ici en sécurité. Votre ami s'en est assuré. »
Une tornade de questions se déchaînait autour d'elle, mais sa gorge était si brûlante qu'elle n'était pas sûre de pouvoir les poser. Elle baissa les armes, et sa tête tomba sur l'oreiller. Le sommeil l'emporta vite, et ne la quitta qu'au petit matin du jour suivant. Lorsqu'elle s'éveilla, le chant des oiseaux et la délicieuse odeur des plantes en train d'infuser ne suffirent pas à éloigner le souvenir des mots de Cadell. Il y a un mort à l'étage. C'était donc cela, la raison de l'aigreur qui envahissait tout son être : Père était mort. Il ne restait plus rien de lui que cette certitude sèche, et du sang bruni sur ses vêtements. Elle crut qu'elle allait pleurer, mais ses yeux étaient comme remplis de flammes. Plus rien n'en sortirait. Elle soupira.
« Je suis soulagé que tu n'aies rien. J'ai eu si peur. »
Elle sursauta. Il se tenait dans un coin de la pièce, adossé au mur, la mine effroyable de fatigue et de lassitude. Elle se redressa et d'une voix enrouée, prononça un unique mot :
« Père... ?
— Je suis désolé, Loeiza. Je ne suis arrivé sur les lieux qu'en fin de matinée. Il était déjà trop tard pour ton père, et tu étais inconsciente. Par les dieux, je ne m'attendais pas à trouver la maison dans cet état. L'assassin... »
Il hésita, mais elle l'encouragea d'un signe de tête. Il était temps. Elle devait savoir.
« L'assassin a tout saccagé. Deux de vos domestiques ont été retrouvées mortes. Les autres sont en état de choc, elles peinent à se souvenir de quoi que ce soit. Les soldats de la garde les ont interrogées plusieurs fois mais ils n'ont rien pu en tirer de pertinent. Comme tu le sais déjà, il a semé un chaos innommable dans la bibliothèque. Tout porte à croire qu'il y cherchait quelque chose en particulier, mais personne n'a pu établir s'il manquait des objets de valeur... Si tu veux mon avis, il a agi ainsi pour brouiller les pistes. Il n'a laissé ni traces, ni indices. Un simple cambrioleur se serait montré beaucoup moins habile, et il n'aurait jamais abandonné sur le tapis des montres à gousset en or. »
Elle ne put s'empêcher de noter qu'il lui épargnait les détails les plus sordides de cette matinée dramatique ; elle apprécia cette prévenance, car elle n'était pas certaine de pouvoir les affronter. La nuque endolorie et les yeux secs, elle prit le temps d'assimiler tout ce qu'il venait de lui exposer. Inspira. Expira. Quelques secondes s'écoulèrent, mais elle ne fut pas submergée par le chagrin et la panique comme elle le redoutait. Le détachement dont Cadell faisait preuve l'aidait à mettre de la distance entre elle et les ombres les plus menaçantes de cette réalité avec laquelle elle peinait encore à composer.
« Tu penses qu'il venait pour s'en prendre à Père ?
— Je n'ai aucune certitude. Pour l'heure, tout ce que je sais, c'est que le destin t'a épargnée et que je lui en suis reconnaissant. »
Elle n'était pas sûre de croire que le destin fût responsable de sa présence dans les couloirs de l'Académie ce matin-là, mais elle s'étonna d'entendre Cadell le suggérer. Elle toussa, tentant de remonter le fil de sa réflexion :
« Jehan a-t-il pu témoigner ? Il ne s'éloignait jamais très longtemps de mon père, il a forcément vu ou entendu quelque chose.
— Il a disparu, Loeiza. Je l'ai fait quérir dès que j'ai constaté le drame, mais il n'était plus là. Cela ne veut peut-être rien dire, mais c'est actuellement la seule piste sérieuse dont nous disposions. Les soldats de la garde ont placardé des avis de recherche à son nom dans tout Virence. »
La colère enfla dans sa gorge. Elle revit le sourire narquois du majordome, sa démarche autoritaire et l'impunité avec laquelle il avait fouillé dans ses affaires pour dérober le dessin confié par Cadell. Père avait placé en lui une confiance aveugle ; était-il possible qu'il l'eût trahie ? S'il y avait une autre explication, pourquoi disparaître ainsi en l'abandonnant à son sort ? D'une voix aussi posée que bouillonnante, elle énonça :
« Je le retrouverai, et lui ferai regretter sa lâcheté.
— Ce n'est pas le seul problème que nous devons résoudre, Loeiza, et ce n'est certainement pas le plus pressant. Je ne veux pas t'accabler, mais monseigneur Calterro est passé te rendre visite hier, pendant ton sommeil. Il est notaire pour le compte de Sa Majesté. Il a déposé ceci à ton attention. Je pense que tu devrais la lire. »
Il désigna une lettre cachetée du sceau royal qui trônait sur le secrétaire. Elle détourna le regard avec dédain.
« Je n'ai aucun besoin de la lire pour deviner ce qui s'y trouve. Je sais pertinemment que les lois du Royaume m'interdisent d'hériter de la fortune et des terres de mon père. Je dois dire que je suis surprise qu'ils soient aussi prompts à les appliquer, j'aurais cru qu'ils laisseraient à son cadavre le temps de refroidir...
— Il est vrai que les lois sont très claires à ce sujet, et je t'accorde que les notaires ne sont pas réputés pour leur souplesse d'esprit. Néanmoins, il me semble qu'il est mieux de savoir avec précision ce qui t'attend.
— Tu n'as qu'à la lire, si cela te tient tellement à cœur. Je ne m'en offusquerai pas. »
Il sembla s'agacer de cette réponse, mais n'en exprima rien. Il s'avança d'un pas raide, et brisa le sceau. Il eut vite fait de parcourir les quelques lignes manuscrites du notaire, après quoi il la tendit à Loeiza.
« Rien d'inattendu. Il espère te trouver en meilleure santé, t'informe de tes maigres droits dans cette affaire de succession, et demande à te recevoir à son office dès que tu te sentiras mieux.
— Dommage que nous ne disposions pas d'un feu pour y jeter sa fausse prévenance et les lois idiotes de ce Royaume.
— En effet, mais en attendant, il serait plus sage de lui demander audience. Il a peut-être des choses à t'apprendre. »
Bien sûr, il avait raison. Elle n'avait pas d'autre choix que de se conformer à la procédure, aussi insensée fût-elle, mais pour l'heure, sa peine était encore trop vive, et elle n'était pas certaine de pouvoir tenir debout.
« Quoiqu'il en soit, je te suis reconnaissante pour tout ce que tu as fait, Cadell. C'est un heureux hasard que tu aies été là lorsqu'il le fallait. Personne d'autre ne m'aurait apporté une aide aussi précieuse. »
Elle prit plaisir à le voir épousseter la manche de son doublet avec nervosité.
« Oh. Eh bien, cela ne doit rien au hasard. Je venais te rendre visite. »
Elle se tut, savourant le malaise qui semblait l'étreindre. Il poussa un long soupir, les épaules affaissées et le regard fuyant. Il offrait un contraste saisissant avec le Cadell autoritaire et sûr de lui qu'elle avait aperçu un peu plus tôt.
« Je ne pouvais pas te laisser partir en Cina sans revenir sur la conversation que nous avons eue, lors du bal. Pour tout dire, je voulais te présenter des excuses. Mais cela n'a plus d'importance à présent.
— Pour moi, cela en a. Si je dois être honnête, je regrette les mots et le comportement que j'ai eus ce soir-là. La situation me causait d'innombrables frustrations, mais il était injuste de ma part de les faire reposer sur tes épaules. Les vents ont tellement tourné depuis ce jour, que ma situation d'alors me semble presque enviable. J'avais une famille et un toit, et je ne mesurais pas la fragilité de tout cela... »
Un silence tendre et désemparé se tissa entre eux. Ce moment de mise à nu la touchait bien plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Quel soulagement de tirer un trait sur ce funeste bal ! Un poids dont elle n'avait même pas eu conscience s'ôta de sa poitrine, et elle respira déjà plus librement.
« Je ne peux pas te rendre ton père, Loeiza, mais j'ai un toit à te proposer », reprit-il d'une voix grave.
Elle se prit à espérer que ce fût le sien, mais les choses n'étaient jamais aussi simples...
« Je connais quelqu'un... Un artisan. Un peintre, plus exactement. Je lui achète mes pinceaux et mes couleurs depuis plusieurs années. Il possède une petite chambre au-dessus de son atelier. Ce n'est évidemment pas le confort auquel tu es habituée, mais je me suis dit que... eh bien, c'est dans un quartier assez calme et tu n'auras pas à te soucier du gîte et du couvert, car nous avons un arrangement, lui et moi. C'est certes un homme un peu bourru, mais il a bon cœur. Il est discret, il pose peu de questions. Tu pourras y rester tout le temps que tu estimeras nécessaire. »
Elle demeura interdite un instant. Elle, vivre dans une chambre d'appoint au-dessus de l'atelier d'un peintre, dans un quartier populaire ? Un éclat de rire naquit dans sa gorge et résonna dans la petite pièce. C'était incongru, mais… La maison du Haut-Dor lui était désormais étrangère, et elle n'avait pas d'autres parents à Virence. Elle avait imaginé demander l'aide de Milena Ambrè, mais elles se connaissaient peu. Elle craignait de la mettre dans une situation délicate, même pour quelques jours. Cadell s'empressa d'ajouter :
« N'y vois là aucune obligation, Loeiza. Si cette solution te dérange de quelque manière que ce soit, nous en trouverons une autre.
— Non, je crois que cela ne me dérange pas. C'est juste... inattendu. J'étais à mille lieues d'imaginer que ma vie pourrait basculer de la sorte. Je ne suis pas sûre de bien réaliser tout ce que cela implique. Tu as raison, comme souvent. Je serai bien mieux dans une chambre, aussi petite et dépourvue soit-elle, que sous les ponts glacés de Virence…
— C'est temporaire. Je suis certain que la loi prévoit des dispositions spécifiques pour de telles situations. Et si ce n'est pas le cas, nous demanderons audience à Sa Majesté pour t'obtenir son parrainage et sa protection. »
Elle s'oublia dans la contemplation de la pluie qui s'écoulait en filets ininterrompus sur la vitre de l'étroite fenêtre. Elle ne partageait pas la foi de Cadell dans les institutions royales. Après tout, n'étaient-ce pas ces mêmes institutions qui permettaient qu'une fille fût déshéritée de son propre père à sa disparition, lorsqu'un fils avait droit aux titres et aux richesses ? Si même la justice était traître et injuste, pouvait-on seulement se fier à l'être humain, faillible par essence ? L'écho de son chagrin l'enveloppa toute entière. Heureusement que Père n'était plus là pour assister à cette débâcle, car il ne l'aurait jamais supporté.
Elle soupira. Par les dieux, ce qu'elle regrettait de ne pas s'être montrée plus prompte au mariage ! Comment avait-elle pu penser, ne fût-ce qu'une seule seconde, qu'elle valait mieux que toutes les autres femmes ? Voilà où l'avaient menée ses idéaux et sa soif d'indépendance : elle gisait, impuissante et désespérée, dans le lit froid et froissé de l'officine d'un médecin qu'elle ne connaissait pas, et les larmes menaçaient de la submerger. L'avenir s'était couvert de nuages pourpres.
Bon, d'un autre côté c'est vrai que face à une perte toute fraîche comme ça, on ne réagit pas forcément très émotionnellement, sur le coup en tout cas.
Un point qui me surprend : elle est déshéritée et tu mentionnes que cela peut se faire au profil d'un fils - cela veut dire qu'elle a un frère ? Ce serait un retournement de situation intéressant, surtout qu'il doit y avoir une raison conséquente pour qu'il n'ait pas été mentionné jusque là (s'il a déjà été mentionné désolée, cf mon manque cruel d'organisation mentionné dans le commentaire précédent)
Bon, maintenant que ça s'agite un peu, je me demande bien vers quoi on va se diriger !
Merci beaucoup pour ton commentaire, je me note les petits ajustements sur les réactions de Loeiza, tes remarques sont très pertinentes !
Bref comme d'habitude, j'adore ta plume !
Eh bien, pauvre Loeiza ! Elle réglait calmement ses comptes et paf sa vie bascule.
Cadell là au bon moment, ils sont vraiment trop mignons, j'ai beaucoup aimé qu'ils reviennent sur les évènements du bal.
Bon, ça reste encore impossible qu'ils soient ensemble, mais j'ai envie d'y croire tout en sachant que ça reste trèèèès compliqué.
On revient aussi sur le meurtre qui les a réunis, malgré leurs recherches toujours pas d'améliorations de ce côté-là. Loeiza va s'en vouloir si elle réalise que tel ouvrage qui doit contenir les réponses a disparu ^^
Et quelle injustice, pour elle, de passer de la noblesse à quasi la misère, du coup... Très curieuse de ce que le notaire va lui proposer. Un ultimatum, genre, vous avez X jours pour vous marier pour conserver votre fortune ?
A qui profite le crime, du coup ?
J'imagine que Cadell va essayer de l'aider, mais ça va être compliqué pour lui au vu de son statut. Pourra-t-il lui rendre visite ?
Curieuse de voir où tu vas nous emmener ^^