Les ruelles de Virence s'habillaient d'ombres menaçantes, et des flammes rousses envoûtantes crépitaient dans l'âtre de la cheminée. Cadell contempla le vin qui chatoyait dans son verre, l'esprit plongé dans une léthargie chagrine et coléreuse. Plus les reflets dansaient, plus il perdait le compte des verres déjà vidés. Sa tête était lourde, et l'agacement dont Père emplissait le salon trouvait un écho douloureux à l'intérieur de son crâne.
Les siens conversaient à ses côtés, mais il ne les écoutait qu'à moitié. Ses pensées flottaient quelque part dans les quartiers populaires de la capitale, à l'étage de l'atelier d'un certain peintre... Les inquiétudes de Loeiza pesaient sur ses épaules, mais ce n'était pas le sentiment incommode auquel il s'était d'abord attendu ; c'était une présence chaleureuse et confiante aux contours doux comme la soie. Une responsabilité qui lui donnait envie de prendre enfin les armes. De se battre pour devenir un homme meilleur que celui qu'on le destinait à être.
Aidan se racla la gorge, le ramenant au salon richement décoré et au fauteuil en velours côtelé dans lequel son corps s'enfonçait avec fatigue. Cadell se redressa avant de s'affaisser tout à fait, et tenta de rattraper le fil de leur discussion avant qu'il ne lui échappât complètement.
« … et pendant ce temps-là, le Roi s'obstine dans la voie des négociations avec les Oranais, sans voir qu'elle est semée d'embûches. Faut-il que nous allions ramper aux pieds de ces étrangers arrogants pour quelques céréales et des fruits gâtés quand les terres de Luccha en donnent à foison ? Ridicule.
— Pensez-vous réellement qu'il ira contre l'avis de la Chambre des Pairs ?
— Ce ne serait pas la première fois. C'est à croire qu'il prend plaisir à nous contrarier.
— Il y a bien là quelque chose qui m'échappe. Votre influence s'étend bien au-delà des frontières de la Salenza. Comment le Roi peut-il penser qu'il est intelligent de s'élever contre votre avis ? »
Père lissa sa barbe grisonnante, une gravité froide dans le regard et le front soucieux.
« Les rois, mon fils, se ressemblent tous. Derrière leurs discours policés et leurs étoffes aux couleurs éclatantes, il y a des hommes avides de louanges et de pouvoir. Des hommes faillibles qui ne reculent devant rien pour accomplir ce qu'ils estiment être leur destinée. Certains bâtissent des empires, d'autres les saccagent. C'est un cycle qui n'a pas de fin, et qui broie de nombreuses vies sur son passage. N'oublie jamais que l'intelligence n'est rien face à l'orgueil. C'est précisément la raison d'être de la Chambre des Pairs, cette vénérable institution dont il méprise la consultation.
— Qu'envisagez-vous de faire si la situation s'envenime ?
— Ce que j'estimerai nécessaire. Mais nous n'en sommes pas là. Pas encore. Les négociations n'aboutiront pas avant plusieurs mois, si elles aboutissent – et rien n'est moins sûr. Sanfer D'Altino était un beau parleur et un habile intrigant. Il n'y avait que lui pour tirer quelque chose des Oranais. Peu importe le guignol que le Roi choisira d'envoyer à sa place, il ne fera que jeter le ridicule sur tout le Royaume de Calia. D'ici là, nous devons continuer comme nous l'avons toujours fait : manœuvrer dans l'ombre et jouer de notre influence pour protéger les intérêts de la Salenza. Sa Majesté Ciro II n'a que trop bravé notre autorité, il est temps de durcir le ton. »
Ces derniers mots claquèrent dans l'air comme des coups de fouet, et l'atmosphère enfumée du salon s'épaissit. Manœuvrer dans l'ombre. Ne faisaient-ils donc que cela ? Le traumatisme de la guerre était-il tel qu'il fallût porter ses convictions le dos courbé, de peur d'enflammer de nouveaux conflits ? Plus le temps passait, plus il avait l'impression que l'écart entre celui qu'il était et celui que l'on voulait qu'il fût se creusait. Il soupira, et lâcha sur un ton où perçait une lassitude tenace :
« J'ai bien peur que nous ne restions pas dans l'ombre très longtemps, Père. Lors de notre dernière réception, j'ai surpris Monseigneur Ciervo, un banneret de la Melisia, en train de répandre sa hargne vengeresse au nom de sa foutue province. Je crois me souvenir qu'il a traité les Benefattore de culs-bénits. Je ne dirais pas que ce trait d'humour me déplaît, mais vous savez mieux que moi comme les rumeurs voyagent vite dans la bonne société virentine. Celle-ci aura tôt fait de parvenir aux oreilles de Sa Majesté, qui ne manquera pas de tirer les conclusions qui s'imposent quant à la loyauté de la Melisia.
— Amelio est un faible doublé d'un couard. Il nous prouve une fois de plus qu'il est incapable de tenir ses bannerets. Nous devrons lui en toucher un mot, cela ne peut perdurer. En attendant, j'espère que tu as remis cet ignare de Monseigneur Ciervo à la place qui est la sienne », cracha Père en sirotant son vin rouge.
Il acquiesça. Oui, il s'était montré aussi ferme que possible, et sans trop d'efforts : il détestait l'ignorance et la bêtise plus que toute autre chose. Il n'était pas certain cependant de disposer du charisme nécessaire pour imposer le respect à un homme sur qui il n'avait aucune autorité directe. L'avenir ne manquerait sans doute pas de l'éclairer sur ce point. Il profita de la dynamique de la conversation pour lâcher les rênes de ses réflexions.
« Puis-je me permettre une question ?
— Tout dépend de la question. Je ne demande qu'à être surpris, fils.
— Qu'attendons-nous réellement des Benefattore ? J'ignore s'ils ont déjà eu une forme d'influence auprès de Sa Majesté, mais je n'ai pas le sentiment que ce soit encore le cas, bien qu'ils dissimulent habilement leur impuissance. Nous accueillons avec une extrême obligeance leurs prêtres au cœur de nos foyers, nous courbons l'échine face à leurs remontrances, mais en quoi font-ils avancer la cause de la Salenza ? »
Père se pencha vers lui, son odeur âcre de cendres et de fumée lui chatouillant les narines. Un éclair effrayant brilla dans son œil lorsqu'il lâcha :
« Le contrôle, Cadell. C'est tout ce que nous attendons d'eux. Souviens-toi que ce n'est pas sur les puissants, mais sur le peuple qu'ils exercent leur influence la plus notable. C'est à cela que servent les dieux, les églises, les prières : canaliser la force mouvante de tous les pauvres gens qui n'ont rien à perdre. Sans ces institutions et ces symboles, le peuple est un indomptable chaos, et le chaos, fils, est l'ennemi de la politique.
— Y a-t-il tant de gens qui n'ont rien à perdre ?
— Plus que tu ne le crois. Et si ces pauvres gens prennent les armes contre la main qui échoue à les nourrir, sur qui crois-tu que tombera leur colère ? À leurs yeux, nous représentons tout autant que le Roi l'autorité qui les oppresse, et les murs du Palazzo sont bien plus dissuasifs que les nôtres pour leurs fourches et leurs outils. Si cette force se mettait en mouvement, rien ne pourrait plus l'arrêter. En ce cas, crois-moi, nous ne voudrions pas nous tenir en travers de sa route. »
Un mal nécessaire, pensa Cadell. Il ne put retenir un sourire à l'idée de la frustration qui ne manquerait pas d'habiter les Benefattore s'ils avaient vent des mots de Père à leur égard. Avaient-ils conscience qu'ils n'étaient que des pions sur son échiquier politique ? Une pensée sarcastique le caressa. Y avait-il une seule personne dans tout le royaume de Calia qui ne fût pas un pion pour l'esprit calculateur de Ferdo Di Salvieri ?
« N'est-ce pas à notre avantage si Sa Majesté braque son regard sur la Melisia pendant que... »
Aidan fut pris d'une quinte de toux ronflante qui l'empêcha de terminer sa phrase. Il se recroquevilla sur son fauteuil, les bras enserrant son buste dans une terrible expression de douleur. La voix de Père grinça :
« Toujours pas d'amélioration dans ton état, à ce que je vois. C'est à se demander si les compétences de ce satané médecin sont à la hauteur de la fortune que nous le payons.
— Je ne sais que vous dire, Père. De son propre aveu, il a toutes les peines du monde à identifier le mal dont je souffre. Il est vrai que ses décoctions à base de racine bouillie d'aunée et ses infusions de feuilles de thym et d'origan sont très apaisantes, mais...
— N'a-t-il rien d'autre à te proposer que ces remèdes de bonne-femme ? Des décoctions et des tisanes, allons bon ! Je ne suis guère étonné que tu craches ainsi tes poumons. Nous en ferons mander un autre dès demain. J'ai besoin que tu quittes Virence pour la Salenza dès le mois prochain, et tu ne peux voyager dans cet état.
— Cadell ne pourrait-il pas vous y représenter à ma place ? »
Cadell sursauta, les tempes bouillonnantes de colère. Il portait une affection sincère à son aîné, mais ne put s'empêcher de penser qu'il se montrait égoïste et injuste en le jetant ainsi en pâture. Loeiza avait encore besoin de lui, et il n'avait aucune intention de quitter Virence tant que sa situation ne serait pas stabilisée. Père trancha avant qu'il n'eût le temps de s'indigner :
« Non, Aidan. Cadell n'est pas l'héritier du titre, il ne peut me représenter dans une assemblée destinée à apporter la justice du Roi en Salenza. Nous parlons d'agitateurs et de rebelles, dont certains se sont rendu coupables de préméditation d'attentat. Je ne peux faire à notre peuple l'offense d'envoyer mon cadet prononcer des sentences de mort en ces temps troublés.
— Bien sûr, pardonnez-moi. Je pensais qu'avec le mariage...
— Le mariage sera célébré à ton retour. Il ne doit en aucun cas te détourner de tes devoirs. »
Aidan pâlit. À bien y regarder, les cernes sous ses yeux s'étaient encore creusées depuis la dernière fois. Il avait triste mine, malgré le sourire affable qui ne quittait pas ses lèvres. Cadell accusa la remarque désobligeante de Père à son égard sans sourciller. Ce n'était ni la première, ni la dernière qu'il souffrirait ainsi. Il fit tourner doucement le vin qui miroitait au fond de son verre, pensif.
« Et qu'attendez-vous de moi, Père ? Dois-je continuer à fréquenter les bancs de l'Académie ?
— Oui. Cela plaît aux Benefattore que nos fils entretiennent cette tradition, et tout enseignement est bon à prendre. Lorsque le moment sera venu, ton frère héritera du titre de Duc de Salenza. Il aura besoin d'un administrateur de confiance pour ses terres. Quelqu'un qui pourra apporter un regard critique et vérificateur sur les registres de comptes, et prendre des décisions de gestion éclairées en son nom. Un bras droit. Tu dois travailler à devenir sa main armée, Cadell. Aussi agile que rigoureuse. »
Le silence s'étira entre leurs fauteuils. Cadell avait toujours pressenti que cette voie serait la sienne, sans que les mots de Père ne la définissent aussi clairement. Il s'abîma dans la contemplation des flammes. C'était donc cela, son destin ? Il vivrait derrière les murailles démesurées du Château de Fer, dans les forêts de sapins de la Salenza, au rythme de sa petite routine d'administrateur de province. Il se tiendrait éloigné des intrigues de la capitale, sans ambition autre que celle de servir son frère et Seigneur. En échange de sa loyauté, Aidan lui verserait une rente qui lui épargnerait les soucis financiers, bien sûr. C'était comme cela qu'il convenait de traiter son frère cadet dans une famille respectable ; ni plus, ni moins. Il soupira. Qu'avait-il espéré d'autre ?
Une domestique interrompit le fil de ses pensées. Elle déposa sur une desserte une carafe rougeoyante et un panier de fruits dont la simple vue fit saliver Cadell. Ses gestes étaient hâtifs mais précis : elle disparut sans un bruit. Il se pencha et se saisit d'une orange à la peau délicieusement sanguine. Il s'enivra de son parfum, voyageant dans des contrées aussi lointaines qu'exotiques.
La silhouette de Loeiza se dessina dans un coin de son esprit. Presque malgré lui, il se demanda si elle était femme à s'épanouir sur une terre aussi glaciale que la Salenza. Sans doute pas. Elle avait peut-être grandi à Virence, mais dans ses veines coulait le sang bouillant des peuplades du Sud. L'hiver grignotait déjà peu à peu sa lumière et sa joie de vivre – et qu'avait-elle vu de l'hiver ? Le vrai, l'impitoyable. Celui qui prenait possession des foyers jusqu'à éteindre les cendres au fond des cheminées, et qui ne fécondait aucun fruit. Était-ce une vie à lui offrir ? Une autre voix s'éleva, gonflée d'un orgueil salvateur : n'était-elle pas justement la seule femme de toute cette ville abîmée dont la force et l'intelligence brûlaient assez fort pour ne craindre aucune tempête ? Il secoua la tête pour chasser les images qui dansaient devant ses yeux.
« Ne t'inquiète donc pas, mon cher frère. Le Château de Fer est un endroit charmant, où tu pourras exercer à loisir toutes les nuances de ta morosité. »
Aidan le gratifia d'une claque dans le dos, identique à toutes celles qu'il avait déjà reçues, et en même temps un peu moins percutante. Son bras faiblissait. Il lui porta un regard intense, tentant de déceler le moindre signe de sa maladie rampante. Son visage émacié, les reflets bleus sous ses yeux, le sifflement presque silencieux qui s'échappait de ses lèvres. Comment son état avait-il pu se détériorer sans qu'il ne s'en aperçût ? Une bouffée de culpabilité l'envahit, et il lui adressa un sourire complice et sarcastique.
« Tout vaudra mieux que cette ville où les honnêtes gens se vident de leur sang sur le tapis de leur bibliothèque.
— Ah ! Quelle tristesse que cette affaire ! » s'écria Aidan.
Père laissa échapper un grognement sourd qui les glaça tous deux.
« Sanfer D'Altino était un imbécile au cœur beaucoup trop tendre. Les honnêtes gens qui couvrent leurs arrières comme il se doit ne risquent pas de se retrouver dans une telle situation.
— Le pauvre ne pouvait pas se douter qu'un criminel le faucherait ainsi, au sein de sa propre maison...
— Un homme avisé doit être prévoyant, Aidan. Il doit entrevoir toutes les menaces qui planent sur sa famille, à chaque instant. À force de penser à l'ensemble du Royaume, Sanfer a failli à son nom et à sa fille, qu'il laisse sans protection, sans fortune, sans avenir. Pauvre irresponsable. Quel bien va lui faire de promener ses robes dans les couloirs à l'Académie, à présent ? Il aurait dû la marier avant toute autre considération. »
Il renifla son dédain, ses doigts tapotant l'accoudoir du fauteuil avec agacement. Cadell se retint de hurler, mordant de toutes ses forces l'intérieur de sa joue. Il ne connaissait le père de Loeiza que de vue, mais il était réputé pour être un homme bon et rieur. Les images de son cadavre baignant dans une rivière pourpre, le ventre troué de part et d'autre, ne collaient pas avec la réalité. Que devait faire un homme pour mériter une telle mort ? Était-ce ainsi qu’œuvrait la justice de Père ? En tranchant dans le vif des jugements hâtifs et dépourvus d'humanité ? Il fut pris de nausées. Aidan se fendit d'un soupir languissant :
« Une si belle et jeune femme ! Quel gâchis ! »
Cadell se renfrogna, enfermant l'indignation que faisaient naître ces mots au plus profond de son cœur. Ce n'était pas le moment de craquer. Ce n'était pas le moment de confier à Père une inclinaison qu'il ne manquerait pas de voir comme une faiblesse. Les sourcils froncés et la voix aussi détachée que possible, il sauta sur l'occasion que lui offrait son aîné et se tourna vers Père :
« Tout de même, la loi de Sa Majesté n'offre-t-elle aucune échappatoire à une demoiselle privée de père et d'héritage ? Il me semble qu'elle n'est nullement fautive des imprudences de son père et qu'il est injuste qu'elle en pâtisse.
— La loi ne souffre aucune dérogation. Si c'était le cas, ce ne serait alors plus une loi, mais un bête parchemin aux fondations bancales. Inutile, donc », asséna Père sur un ton tranchant.
Cadell but d'une traite le reste de son verre de vin, ce qui lui donna le courage d'insister :
« N'est-il pas possible que le Roi la place sous son parrainage et sa protection le temps de trouver un homme qui accepte de la prendre pour épouse ? Cela s'est déjà vu, même si ce n'est pas très courant.
— Je te confirme que cela s'est déjà vu, mais tu te doutes bien qu'il n'accorde pas cette faveur à toutes les vieilles filles vulnérables qui le sollicitent. Il est indéniable que Sanfer l'a servi avec loyauté, mais je ne suis même pas certain qu'il sache que son fidèle Ministre laisse une orpheline derrière lui. Et quelle orpheline ! Quel homme pourrait décemment vouloir d'une extrémiste qui préfère parader sur des bancs dont seuls les hommes savent se montrer dignes que de cultiver la place qui est la sienne ? Ma foi, son sort ne nous concerne nullement, et je dois dire que je suis d'autant plus heureux que votre mère n'ait enfanté que vous autres. Avoir une fille m'aurait causé d'innombrables soucis. Je n'ai guère de temps à perdre ainsi. »
Cadell demeura immobile, déchiré entre l'indignation que suscitaient les mots humiliants de Père et une irrépressible lassitude. Il connaissait bien les tenants et aboutissants de ce discours, pour l'avoir entendu durant toute son enfance. Il y était habitué. Au fil des années, il était même parvenu à s'en détacher, jusqu'à l'indifférence la plus absolue. Alors qu'était cette douleur qui irradiait dans tout son organisme, ce malaise persistant qui lui brouillait les sens ? S'enfonçant dans le fauteuil moelleux, il prit conscience de la fatigue colossale qui accompagnait le moindre de ses mouvements. Toutes ses réserves de patience et de tolérance semblaient s'être évaporées. Il n'avait qu'une envie, impérieuse : hurler que tout homme sain d'esprit serait comblé aux côtés d'une femme aussi brillante et passionnée que Loeiza, que lui, en tout cas, ne rêvait que de ce bonheur qui lui était refusé. Il se tut, bien sûr.
Aidan se fendit d'une plaisanterie convenue, et la conversation s'envola vers de nouvelles contrées. Cadell tenta d'oublier que Père venait de traiter son amie de vieille fille vulnérable, mais ces quelques mots s'accrochèrent à son esprit, quémandant leur revanche. Ses joues devinrent brûlantes comme les braises qui illuminaient encore l'âtre. Heureusement que Loeiza n'était pas là. Il se revit sur le balcon du Palazzo, tout penaud de la demande en mariage à moitié dissimulée qu'elle lui avait jetée au visage. Les vents avaient tourné, depuis. S'il renonçait aux privilèges de son nom, personne ne pourrait lui interdire de l'épouser, mais quel homme serait-il alors pour elle ? Un couard irresponsable qui tournait le dos à tous ses devoirs ? Pourrait-il seulement affronter son reflet dans le miroir s'il en arrivait à de telles extrémités ?
Une autre image se forma devant ses yeux. Loeiza, rieuse et emmitouflée dans ses fourrures, les joues colorées par le froid tendre de la bibliothèque du Château de Fer. Il s'agaça, et le mot impossible le harcela de toute sa hauteur. C'était impossible. Ses parents n’accepteraient jamais qu'il se mariât avec l'orpheline sans fortune d'un homme dont ils n'avaient jamais respecté le nom. Pas s'il n'y avait aucun avantage à en tirer pour les Di Salvieri. Aussitôt, cette même pensée lui déplut et il la rejeta en bloc. N'existait-il pas une solution à tout problème ? Son esprit se lança dans une course effrénée, explorant avec vitesse et agilité tous les chemins qui s'offraient à lui. Après quelques minutes, il sentit les muscles de sa nuque se détendre. Une voie lui semblait moins glissante que les autres, quoique déplaisante. Si Loeiza obtenait le parrainage et la protection de Sa Majesté, ne pourrait-il pas prétendre accepter la main de sa protégée uniquement pour lui complaire ? Il s'attirerait ainsi toutes les bonnes grâces des courtisans, et avec elles, celles de leur souverain. Ces imbéciles n'avaient nul besoin de savoir qu'il y trouvait une joie viscérale : il leur suffisait de penser qu'il se sacrifiait en la prenant pour épouse. Après tout, Père n'avait-il pas dit qu'ils devaient manœuvrer dans l'ombre ? Entretenir la réputation de leur nom ?
Il attrapa un quartier d'orange, et se délecta de son jus. Il sourit presque malgré lui à l'idée de ce nouvel horizon qui se dessinait. Ses poumons se gonflèrent d'un espoir indécent, et ses pensées se firent de plus en plus bruyantes, jusqu'à occulter la voix nasillarde d'Aidan. Il savait désormais pourquoi il se battrait. Il avait un objectif, et tout en lui s'alignait sur cette certitude réconfortante.
La soirée s'étira au rythme des battements légers de son cœur. La conversation semblait toujours animée, mais il n'en percevait plus que des mots orphelins qui n'éveillaient aucun intérêt chez lui. Au bout d'un long moment, Père se leva dans un froissement de tissus, les talons de ses bottes claquant sur le parquet.
« Allons. Nous avons suffisamment babillé pour ce soir. Demain, nous devrons convoquer nos amis pour décider de la suite des événements. En attendant, profitez du repos que la nuit voudra bien vous offrir, mes fils. »
Il quitta la pièce d'un pas autoritaire, laissant Aidan silencieux et désemparé face aux cendres entassées dans la cheminée. Après une œillade à son frère cadet et une discrète quinte de toux, il se leva et posa une main fraternelle sur son épaule. Il soupira :
« Ne t'offusque pas des mots de Père, Cadell. Il se laisse souvent abuser par ses convictions, il en oublie que montrer de la compassion n'est pas toujours une faiblesse.
— Ne t'en fais pas. Je suis habitué à ses humiliations, elles ne m'atteignent plus autant qu'avant. Heureusement pour ma santé mentale, j'ai du respect pour moi-même à défaut de susciter le sien.
— Grand bien t'en fasse. Cela dit, ce n'est pas tout à fait ce à quoi je pensais, petit cachotier », le taquina Aidan, la voix chantante.
Cadell grommela pour la forme, déclenchant une tempête de rire chez son aîné. Ses épaules se tendirent encore un peu plus. Aidan maniait l'art des sous-entendus rampants avec une élégance et une distinction qui lui étaient étrangères. Il n'était guère surprenant qu'ils éprouvassent des difficultés à se comprendre... Il croqua dans un autre quartier d'orange, abruti de perplexité face à l'hilarité d'Aidan. Quelque chose lui avait échappé, mais quoi ? Si la thématique des famines et des conflits ne manquait pas de mordant, la perspective des jours glacés sur les terres de Salenza lui donnait davantage envie de grincer des dents que de se rouler par terre – si tant est qu'il en eût été capable. Quant à la vision du corps mutilé de Sanfer D'Altino, elle était de nature à jeter un froid dans n'importe quelle société. Il demeura donc interdit sous les railleries. Lorsque son rire s'éteignit enfin, Aidan se feignit d'une complainte théâtrale :
« Ah, mon cher frère, ce que tu peux manquer d'humour ! Le second degré existe-t-il seulement dans ton monde austère ? »
Puis il se pencha et lui murmura à l'oreille :
« Tu sais, Père a beau ne pas s'encombrer de sentiments quand il prend ses décisions, il n'est pas aveugle et sourd pour autant. Il ne tardera pas à se rendre compte de ton intérêt pour la jolie demoiselle en détresse, si ce n'est pas déjà le cas. Tu as été vu sur les lieux, et tu sais comment sont les bonnes gens de Virence. Bavards, et cafardeurs. Je ne donne pas deux jours à la rumeur pour atteindre Père. Tu ferais mieux d'être prudent, nous savons tous les deux l'affection qu'il porte à cette famille. Il serait bien triste que cette touchante histoire prenne des airs dramatiques. »
Il disparut avant que Cadell pût réagir, laissant dans son sillage un parfum amer de musc et de jasmin qui lui picota les narines. Une intense vexation l'envahit à l'idée qu'Aidan avait vu clair dans son jeu. Manquait-il à ce point de subtilité ? Il soupira. Le fait que Père ne l'avait pas encore gratifié de ses foudres prouvait qu'il n'avait rien à craindre de son aîné. Combien de temps son empathie lui achetait-elle ?
Le ballet des domestiques s'anima autour de lui. Il demeura immobile, les épaules douloureuses et la mâchoire serrée. Lorsque l'une d'entre elles approcha son tablier de la desserte, il eut un regard pour le tas de quartiers d'oranges qu'elle s'apprêtait à emporter. Il l'interrompit d'une voix caverneuse :
« S'il vous plaît, Grazia. Nous n'allons pas gaspiller des fruits aussi savoureux quand le peuple de Virence se contente d'eau terreuse et de pain sec. Emballez ce qui reste dans des linges et veillez à les déposer aux enfants qui mendient dans la rue principale. Soyez prudente, ni Père ni Mère ne doivent vous surprendre. »
La servante sursauta et marqua une hésitation, la main suspendue au-dessus du panier. Elle était livide. Ses yeux naviguaient entre les fruits luisants et les autres domestiques qui l'ignoraient avec affectation. Cadell s'agaça, tirant sur ses réserves de patience :
« Allons, ne traînez pas. Il est tard, il n'y a pas de temps à perdre. »
D'un geste vif et tremblant, elle enserra le panier de fruits et s'éloigna aussi vite qu'un animal pris en chasse. Un authentique soulagement l'étreignit lorsque les portes du salon se refermèrent derrière lui. Enfin seul, il s'affala dans son fauteuil et expira toute la frustration qu'il avait accumulée. Il lui semblait que plus les jours défilaient, plus les chaînes du devoir l'écartelaient entre des feux que rien ne pouvait concilier. Était-il permis d'espérer que son plan se déroulât sans encombre ? Il s'endormit enroulé dans ses doutes, migraineux et perclus de fatigue.
J'aime toujours autant les chapitres de Cadell. D'une parce que les répliques de son père sont aussi choquantes que savoureuses, et de deux parce que j'aime énormément l'introspection de Cadell. Il ne dit presque rien, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne mouline pas !
J'aime toujours autant ce personnage tourmenté entre son devoir et ses envies.
Les répliques du père sont toujours aussi percutantes et assassines ! Un personnage que tu maîtrises très bien =D
Merci pour ta lecture suivie et tes commentaires toujours utiles et motivants !
Très contente de retrouver Cadell :) Le pauvre, il doit être vraiment contrarié pour boire autant alors que ça ne semble pas dans ses habitudes.
Il est mignon tout plein à se faire ses plans avec Loeiza en cherchant à garder les bonnes grâces de son père. On le sent à la fois blasé d'être traité comme un moins que rien et qu'en même temps ça le sert d'être considéré comme quantité négligeable.
Le frérot qui voit clair dans son jeu mais qui ne cafte pas, c'est positif. Mais je le sens bien malade...
Cadell a-t-il seulement conscience que Loeiza n'acceptera peut-être pas d'être ainsi protégée ? Bon je sais qu'elle a conscience que son rôle de femme passe par ça dans ce contexte, mais elle ne va pas apprécier du tout qu'il décide de tout pour elle, je pense. Même si ça part d'une bonne intention.
J'ai cru un instant que le papounet allait avouer que c'était lui qui avait ordonné l'exécution d'ailleurs, mais ouf non.
Je continue à croire que Aidan ne va pas guérir et que sa mort va obliger son frère à prendre une place dont il n'a pas forcément si envie (et du coup, une épouse dont il ne veut pas ^^). Sauf s'il meurt après son mariage....
Bon j'ai toujours envie de croire que Cadell et Loeiza vont finir heureux et ensemble, mais je doute de plus en plus :p Ca sent le destin tragique ^^
Et puis il reste la question du mystérieux tueur qui les lie, et l'impact que cette affaire pourrait avoir sur tout le royaume.
Curieuse de voir comment tu vas nous emmêler tout ça.
A bientôt !