Chapitre 10 Alek

Par Ysaé

Dès le premier jour, l’entente avec Chilali Apovini s’annonça délicate.

— Il nous faut chasser, déclara-t-elle après une journée à marcher à travers la lande sauvage.

— Très bien, je m’en occupe. Que souhaites-tu manger ?

La Chamane eut un léger mouvement de surprise.

— Si l’objectif est de m’enseigner la survie en pleine nature, je crains qu’il ne faille revoir ton programme. Tu oublies d’où je viens.

— Je t’accompagne, se contenta-t-elle de dire.

Alek pénétra dans la forêt de pin et de cyprès, et fit appel au Souffle pour repérer une proie. Il identifia un animal moyen, se mit immédiatement sur sa trace, masquant sa présence grâce au vent contraire. Lorsque le lièvre fut en vue, il se concentra quelques secondes et l’asphyxia à distance.

Chilali s’était tint en retrait, impassible.

— Tu es très puissant, pour un héritier dont l’ylure n’est pas encore complet.

— Ah, vraiment ?

Je pense que tu dois en être conscient. Voyons si tu es aussi doué pour préparer ce lièvre, maintenant.

Sur ces derniers mots d’une ironie froide, elle s’éloigna.

Alek la regarda partir et décida de ne pas s’en formaliser. Toutefois, sa patience fut mise à rude épreuve au fil des jours : Chilali ne faisait strictement aucun effort pour que leur relation restât pacifique, à défaut de cordiale. En dépit du contrôle qu’elle exerçait sur elle-même, chacune de ses phrases sonnait comme une agression verbale. Alek faisait son possible pour ne pas la contrarier, mais la Chamane était dévorée par la haine.

Cela le préocupait : allait-elle réellement l’aider, au nom de l’intérêt suprême du peuple Luzfan ? Depuis leur départ, elle ne lui avait pas indiqué de marche à suivre, à peine quelques mot sur l’endroit où ils se rendaient. Elle se contentait de le suivre de son regard noir tandis qu’il faisait l’esclave, chassant, cueillant, cuisinant, lavant leurs vêtements et construisant leur abri nocturne. Le jour, ils marchaient sans s’adresser la parole, au son de la nature environnante. Ici, Alek ressentait la marque du Souffle avec une acuité particulière, des vibrations accueillantes et familières. Il s’imaginait bien s’installer avec Olivia dans ces lieux magnifiques et dépourvus de vie humaine, peut-être au creux d’une de ces montages, au bord d’un lac aux eaux miroir — Olivia apprécierait sans doute de pouvoir s’y baigner pendant la saison chaude. Toute la journée, il échafaudait mentalement des plans pour leur vie future : il construirait une petite maison en bois, avec un ponton pour y accrocher une barque. A l’intérieur, il aménagerait deux pièces avec tout le confort nécessaire. Olivia souhaiterait sans doute apporter sa touche exotique — elle lui avait parlé de sa chambre avec ses posters — et avoir un atelier à l’extérieur pour ses découpes et ses salaisons. Alek créerait aussi un terrain d’entrainement pour ses exercices au sabre. Des heures durant, il examinait chaque aspects techniques et logistiques : comment acheminer le matériel discrètement, mettre en place un système d’évacuation des eaux usées, élever des animaux et cultiver un potager nécessaire à leur autonomie. Il voulait qu’Olivia soit heureuse avec lui : si les tâches quotidiennes lui pesaient trop, il était même prêt à prendre un sans-clan à leur service pour la soulager. Tous ses projets lui mettaient du baume au cœur, mais restait l’attente insoutenable, l’horizon inconnu de leur retrouvaille. Il interrogea Chilali sur la durée de l’apprentissage.

— Cela dépendra de toi, dit-elle laconiquement.

Alek insista, si bien que la jeune femme fit halte, de manière à le confronter. Son regard flamboyait de colère contenue.

— Mais qu’est-ce que tu croyais Etcho ? Qu’il suffisait de réciter un mantra ? Cela va prendre des mois… peut-être des années !

Des années. Alek se sentit prit de vertige. Il ne supporterait pas d’être séparé d’Olivia aussi longtemps. Ils en mourraient.

— Crois-moi, je tiens autant que toi à ce que cela se termine, grinça Chilali en se méprenant sur son expression.

— Que dois-je faire ?

— Lorsque nous serons sur le Mont Ivy, nous débuterons les séances de méditation.

— De la méditation ? C’est ça la solution pour maitriser l’intensité des émotions ?

— En partie, oui, répondit la Chamane avec agacement. Il existe différentes méthodes.

Il eut envie de la secouer comme un prunier.

— Nous pouvons commencer dès à présent. Je pratiquerai la méditation durant la nuit.

— Non.

Le Lufzan haussa les sourcils, ce qui eut pour effet involontaire de déplier ses deux ailes comme un éventail, produisant un courant d’air frais qui s’engouffra dans la longue chevelure de Chilali. Il se sentit rougir.

— Ce n’est pas toi qui prend les décisions, ici, articula-t-elle lentement. Je fais déjà de gros sacrifices, et ce n’est pas pour que tu me dictes la conduite à tenir. Si tu veux mon aide, tu m’obéis, compris ?

Alek songea un instant à lui faire mordre la poussière. Il pouvait lui faire mal, très mal, et la soumettre une bonne fois pour toute. Le corps lacéré, les poumons broyés, c’en serait définitivement fini de ses manières hautaines.

Comme si elle avait suivi son cheminement de pensée, elle ajouta :

— N’essaye pas de me contraindre, Etcho. Tu perdrais toutes tes chances d’y arriver.

 

Le Mont Ivy était en réalité un vieux volcan, dont le large dôme vert pâle dépassait paresseusement de la cime des arbres. Plusieurs jours de marche avaient encore été nécessaires, et l’impatience d’Alek était à son comble. Il s’était rapidement remis des propos de Chilali : elle avait très bien pu chercher à le décourager, et elle était loin de se douter de l’ampleur de sa détermination. Néanmoins, il avait fallu songer à un plan de secours :  le jeune homme se laissait quelques mois, au-delà desquels il partirait à la recherche d’Olivia pour la confier au clan Dyami. L’entreprise ne serait pas aisée — puisqu’il ne pouvait pas rester à proximité d’elle — et cela l’obligerait à révéler son existence aux chamanes, mais c’était mieux que de ne pas la savoir en sécurité.

L’air se rafraîchissait perceptiblement avec l’altitude. Durant la saison froide, la région devait être recouverte d’un épais manteau de neige. Alek observait les oiseaux sillonner le ciel, se demandant la sensation que ce devait être. Ses ailes étaient comme un corps étranger planté dans son dos, avec lesquelles il peinait à se familiariser. Synonymes de sa délivrance, il les chérissait à ce titre, mais elles ne lui étaient d’aucune utilité à part pour lui tenir chaud la nuit.

Depuis qu’il ne souffrait plus en permanence, tout avait changé : enfin, il pouvait dormir plusieurs heures sans interruptions, et jouissait d’une énergie décuplée durant la journée. Chaque mouvement lui semblait une sensation neuve et délicieuse : s’assoir, se laver, marcher… s’il avait su que les plus petites actions du quotidien lui procureraient un tel plaisir ! Il n’était plus continuellement sur les nerfs, et parvenait d’ailleurs à supporter Chilali depuis des jours, ce qui n’était pas un mince effort.

Leur point de chute se trouvait au pied du volcan, cerné de résineux : une cabane délabrée, inutilisée depuis des lustres. Le bois était pourri à certain endroit, le toit n’avait plus rien d’étanche et des petits animaux avait élus domicile à l’intérieur.

— Le dernier à y avoir séjourné est le Prince Vladimir, dit Chiliali.

Elle voulait dire Vladimir Etcho du clan Etcho, le véritable héritier. Et non Karza l’usurpateur, le père d’Alek. L’oncle Martin n’avait jamais parlé du Prince Vladimir, et Alek ne connaissait de lui que sa légende officielle, celle d’un homme érudit, sensible et très aimé du peuple.

— Quand commençons-nous les séances de méditation ?

— Je te l’ai déjà dit : quand je l’aurais décidé. Pour l’instant, nous allons retaper cet abri. Les températures chutent rapidement à la fin de la saison chaude.

Elle le punissait, c’était clair. Au moment où Alek formulait cette pensée, Chilali commença à suffoquer.

Au lieu de se débattre dans le vide ou de s’agripper le cou à deux mains comme les victimes le faisait habituellement, elle resta bien droite à le fusiller du regard, la face rougeoyante. Alek desserra son emprise au bout de longues secondes. Les épaules de la chamane s’affaissèrent pendant qu’elle reprenait sa respiration.

— Désolé, ce n’était pas volontaire.

— Tu n’es vraiment qu’un sale…

Chilali écumait de rage et d’impuissance. Elle ramassa ses sacs et prit la direction du cratère.

— N’essaye surtout pas de me suivre !

 

 Alek s’en voulait terriblement d’avoir cédé à un instant d’énervement. Il avait cru que Chilali finirait par passer l’éponge, mais deux semaines s’étaient écoulées sans qu’elle ne daigne donner signe de vie. En l’attendant, il avait entièrement rénové la maisonnette, repris ses entrainements au sabre et exploré les environs. Il espérait que rien ne soit arrivée à la Chamane, qu’elle ne fut pas tombée dans un ravin ou attaquée par un ours. Non qu’il s’inquiétait pour elle : ses pensées, son cœur et son esprit étaient uniquement tournée vers Olivia.

Peut-être que cette sorcière attendant des excuses, pour tout le mal qu’il lui avait fait ? Cela faisait quoi, cinq années ? Ses cousins et lui venait juste de s’évader de Stronk, et parcouraient comme des chiens fous les terres du Nord. Une liberté trop grande, trop soudaine, qui excitait leurs plus bas instincts. Ils débarquaient dans un village, pillaient et saccageait sans pitié. Les quelques habitants qui s’opposaient à eux étaient massacrés, puis d’autres tués, pour le plaisir. Il avait cette fureur, de voir toute ces petites maisons proprettes, ces montagnes de nourriture et la vie paisible de tous ces gens. Tout ce dont ils avaient rêvé, le soir en retenant leurs larmes, le ventre creux. Alek n’avait pas eu besoin qu’on le pousse pour se déchaîner sur de parfaits inconnus.

La nuit, alors qu’ils auraient pu réquisitionner n’importe quelle habitation, ses cousins et lui avaient toujours préféré monter un camp en extérieur. C’était plus simple pour surveiller les alentours, sans compter l’appréhension inavouable à l’idée de séjourner dans une « vraie » demeure. Cheminer avec ses cousins avait été naturel : ils communiquaient peu, chacun savait ce qu’il avait à faire. Alek trouvait de la nourriture avec Gildas, Aram montait le camp tandis qu’Ewen faisait les repérages nécessaires. Puis ils cuisinaient ensemble, et Aram décidait de leur destination du lendemain. C’était simple et sans accroc : les petites irritations pouvaient se dissoudre à coups de sabre sur le premier Lufzan venu.

Evidemment, cela n’avait pas duré très longtemps. La présence de quatre assassins avait affolé toute la région, et il incombait au clan majeur du Nord, le clan Dyami, d’intervenir pour que cesse cette cavale sanguinaire. La particularité du clan de chamanes était de posséder des sabreurs spécialistes de la voie Tak, une technique très équilibrée sur le plan défensif et offensif. Ils avaient dépêché une véritable armée pour les dissuader de combattre, mais le défi était trop beau à relever pour quatre garçons trop sûrs de leur force. C’est ainsi qu’Alek avait tué Mamdouk, figure local mais surtout fiancé de Chilali, avant que lui et ses cousins ne soient neutralisés par des sarbacanes.

Lorsqu’ils s’étaient réveillés, ils étaient trois à être solidement ligoté dans une pièce. Quant à Gildas, il gisait à côté d’eux, gravement blessé. Alek se souvenait de la réaction d’Ewen.

Ewen dont la cruauté sadique parvenait même à le révulser, lui.

Ewen au cœur gelé.

Ewen décomposé à l’idée que son petit frère puisse mourir.

Une femme à la peau mate et au yeux de velours noir était entrée, et Alek, comme ses cousins, avaient immédiatement sentie chez elle une aura particulière : le Souffle semblait l’habiter et jaillir de son corps comme des rayons de lune. Onacona Apovini, la mère de Chilali, les avait réduits au silence d’un seul regard.

Et puis, sans préavis, elle leur avait passé le savon du siècle.

Toute leur enfance, les Etcho avaient subi coup et brimades. Cette violence faisait partie d’eux, elle les avait façonnés de ses mains sales comme des poupées de terre glaise. Mais Onacona Apovini n’utilisait pas ce langage : sa colère était saine. La colère d’une mère, effarée par leurs actes.

— Les âmes que vous avez emportées dans votre folie ne reviendront pas. Mais vous pouvez agir en repentance, en servant le peuple Lufzans avec la même foi et la même dévotion que vos divins aïeux.

Lorsqu’elle leur avait demandé leur nom, Alek avait instinctivement dissimulé sa véritable identité, conscient de l’immense déflagration son nom susciterait. Surtout, il tenait coûte que coûte à protéger son secret, cette jeune femme qu’il attendait avec tout l’espoir de sa misérable existence… sa raison de vivre. Et lorsqu’elle traverserait, il s’isolerait du monde avec elle, loin des tourments du monde. 

Ses cousins avaient probablement été plus que ravis de ce choix : quoi de plus simple que de faire surveiller, puis neutraliser un sans-clan, un individu qui n’attire naturellement pas l’attention et ne bénéficie d’aucune considération ?

Quoique sur le moment, ce n’était probablement pas ce qui avait traversé l’esprit abimé d’Ewen, qui ne quittait pas son frère gisant des yeux.

— Sauvez Gildas, avait-il murmuré, la voix tremblante. Nous servirons le peuple Lufzan.

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Aryell84
Posté le 01/08/2022
ReCoucou!
Ah ! On apprend enfin pourquoi la chamane en veut autant à Alek! Je craignais un peu une aventure amoureuse mal terminée, mais ça c'est très bien, en plus on en apprend un peu plus sur le passé d'Alek et la vie sombre qu'il a menée même après s'être enfui.
Bon, la curiosité monte à propos de cet apprentissage de la maîtrise de ses sentiments, j'espère que ça va le faire, parce que pour Olivia comme pour Alek ça devient très difficile d'être séparée!
Je n'ai relevé qu'une seule coquille (mais j'ai pu en rater vu que je suis un peu entraînée ;):
- « Mamdouk, figure local » → locale
Comme je vois que cela fait longtemps que tu n'a pas publié, j'espère que tu ne t'es pas découragée, moi j'ai hâte de lire la suite, surtout que tu me laisses en plein suspens!
A très vite j'espère !!
Ysaé
Posté le 09/02/2023
Coucou Aryelle, je te remercie pour ton commentaire, bizarrement je ne crois pas avoir reçu de notifications. Il y a un moment que je n'ai pas écrit et tes encouragements me motive à m'y remettre. Encore merci de suivre mon avancement depuis tout ce temps :)
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