Chapitre 9

Par Ysaé

Olivia parcourut la zone sud-est de long en large des heures durant, désespérant de trouver le café Blar. Les établissements se ressemblaient tous, dépourvus d’enseignes comme pour entretenir l’illusion d’habitations privées. Mais il n’y avait aucun doute sur les festivités en cours : les murs des maisons vibraient sous les percussions et les éclats de voix. Les rues restaient en revanche étrangement désertes.

Olivia se trainait le long des canaux, étroits chenins aux ondes mouvantes telles des anguilles nageant dans le mazout. Elle marchait, mais son esprit s’était peu à peu détourné de son but et des sons environnants, et s’absorbait dans les méandres émotionnels d’Alek. Un refuge, une main tendue, à la fois proche et immatérielle.

Pourquoi être séparé de lui était une souffrance si palpable, si constante ? Pourquoi se sentait-elle chaque jour d’avantage grignoté de l’intérieur ?

Olivia s’appuya sur la rambarde d’un minuscule pont qui traversant un des canaux. Il devait être minuit ou une heure du matin : elle se sentait fatiguée et lasse.

— Bonsoir très chère, vous me semblez perdue. Puis-je vous être utile ?

Olivia releva la tête : une femme aux formes généreuses, lourdement maquillée, la regardait avec sollicitude, un sourire affable aux lèvres. Elle était vêtue d’une robe étincelante, cousue de perles et de fil argenté, et ses cheveux noirs impeccablement permanentés parachevaient une allure du dernier chic. A son cou, un énorme collier de perles-étade permettait de lui donner une cinquantaine d’année, bien qu’elle en parut quinze de moins. Olivia se lança :

— Je… je suis à la recherche du café Blar, est ce que vous sauriez me dire où il se trouve ?

La femme s’illumina.

— Le café Blar n’est-ce pas ? Mais bien sûr ! Ce n’est pas très loin, je vais vous y conduire, suivez-moi jeune fille !

Olivia avait du mal à croire sa chance. Elle se redressa, soudain pleine de détermination. Après tant de temps passé dans ce satané quartier, elle allait enfin atteindre son objectif.

— Je ne me suis pas présentée, dit la dame en trainant dans son sillage un nuage de parfum, je m’appelle Hortense Plimette, du clan Lago.

— Et moi Corinne Mahe, du clan Jeannette. Encore merci pour votre aide, Lago.

Olivia se félicita de l’avoir appelé par son nom de clan, comme le voulait l’usage Lufzan.

— Jeannette ? Quelle coïncidence n’est-ce pas, nous sommes très probablement parentes éloignées ! Comment se prénomme votre mère ?

Le piège s’ouvrait à nouveau. Olivia s’obligea à garder son calme.

— Je préférais qu’elle ne sache pas que je suis ici, se défila-t-elle avec un petit rire gêné.

Hortense lui jeta un regard amusé.

— Vous savez, j’ai été jeune, moi aussi… Ah ! Nous arrivons…

Elle dépassa une bâtisse et s’arrêta devant un renfoncement. Olivia sentit son sang se figer : à la place de ce qui avait dû être une maison ne restait plus qu’un tas de cendre et d’objets carbonisés.

Hortense l’observait.

— Vous n’étiez donc pas au courant ? dit-elle de sa voix fluette, c’est arrivé il y a plusieurs mois maintenant. Les tartars ont tout rasé. Quant au patron… il est sous les décombres.

Olivia avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Elle avait usé tant d’énergie pour retrouver ce foutu café ! Elle s’était battue comme elle n’avait jamais eu à le faire, elle avait épuisé toutes ses ressources.

Qu’allait-elle devenir ?

Comme si toute force venaient soudainement de la quitter, elle se laissait choir sur le sol pavé. Hortense se précipita à ses côtés :

— Par tous les clans, est ce que tout va bien ?! Venez donc avec moi, Corinne.

Elle la releva avec une force surprenante, et passa d’autorité son bras sous le sien. Olivia se laissa emmener dans la nuit comme une jeune femme ivre, trop écrasée par l’accablement pour songer à s’opposer.

— Où logez-vous ? demanda la Lufzanne.

— A l’hôtel du Gant des Chamoix.

— Hmm, ce n’est pas la porte à côté, n’est-ce pas ?... Laissez-moi d’abord vous offrir un verre, vous en avez grandement besoin.

Sur ces mots, elle poussa la porte d’une maison, que la façade en bois brulée ne distinguait en rien des autres. Elles s’engouffrèrent toute deux à l’intérieur, et Olivia ne fut guère surprise de pénétrer dans ce qui s’apparentait à un bar lounge à la sauce locale, où quelques clients sirotaient des cocktails, le visage tourné vers deux musiciens. Hortense fit un signe à la barmaid puis désigna deux fauteuils en velours rouge serrés dans une alcôve. Olivia chavira sur l’assise moelleuse comme une naufragée sur une berge.

— Goutez-moi cette liqueur de litchi, dit Hortense lorsqu’elles furent servies. Elle est fabriquée ici même.

Olivia trempa d’abord ses lèvres, avant de vider le verre d’un trait. Le breuvage était délicieux. La Lufzanne lui souris :

— Voilà qui est mieux, vous semblez vous remettre du choc.

Olivia n’en aurait pas dit autant : elle se sentait vidée de toute énergie et se serait bien enfilée une série de shooter, histoire de ne définitivement plus penser à rien. Son œil fut soudainement attiré par un tableau accroché au mur tapissé d’une moquette bordeaux. De grande dimension, il représentait un ange adulte au long cheveux sombre, posant devant un paysage montagneux. Le portrait était remarquablement exécuté, et Olivia s’attarda un moment à la contemplation de l’homme et son expression magnétique.

— Ha ha ! Personne ne peut rester insensible au charme de l’Empereur, n’est-ce pas ? gloussa Hortense.

— C’est vrai qu’il est beau…

La barmaid apporta d’autres liqueurs, qu’Olivia vida sans sourciller. Avait-elle au moins de quoi régler la moitié de la note ? Bah ! Que lui importait maintenant. Une chaleur agréable lui traversait tout le corps, et elle se serait bien endormie dans son doux fauteuil, bercée par la musique ambiante.

— Vous connaissiez donc le patron du café Blar ? lui demanda Hortense.

Olivia fit la première réponse qui lui vint à l’esprit :

— Pas vraiment, non…j’espérais obtenir du travail.

— Oh ! Je vois. Il est vrai que Roy n’était pas très regardant sur le passé de ses employés.

Olivia fronça les sourcils, légèrement alertée par ces dernières paroles, mais cela ne dura pas : l’alcool engourdissait son esprit, elle avait l’impression de planer au-dessus de la pièce.

— En vérité, vous avez fait bonne fortune ce soir, très chère, car j’ai la gentillesse de vous aider. Je ne suis pas dupe de votre situation, vous savez, il suffit un instant d’observer vos haillons et vos mains sales. Vous avez un culot incroyable ! Vous ! Du clan Jeannette !

Elle se mit à rire à gorge déployée, comme si la scène avait quelque chose de particulièrement drôle. Olivia voulu parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche pâteuse. Les membres gourds, elle réalisa, de plus en plus embrumée, qu’elle avait surement été droguée.

— Ne vous fatiguez pas, Sans-clan, dit Hortense en la voyant tenter de se relever. Je vous conseille plutôt de m’écouter. Les femmes comme vous n’ont aucun avenir dans ce monde. Vous finirez comme vos semblables, usées avant l’âge, les ongles pleins de merde, à courber l’échine devant tous. Est-ce donc ce que vous souhaitez ?

Olivia sentit un filet de bave s’échapper du bord de ses lèvres, tandis qu’elle luttait pour chasser la brume qui investissait son cerveau.

— Je ne pense pas que ce soit ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Vous êtes comme toutes les jeunes femmes de votre âge, vous rêvez d’une vie oisive, pleine de futilités. Et pourquoi vous ne la mériteriez pas ? Très chère, je vais changer votre destin ! Vous aurez de beaux vêtements, quantité de loisirs, des serviteurs ! Et le plus bel amant auquel l’on puisse rêver. Qu’en pensez-vous ? Le choix est vite fait, n’est-ce pas ? A moins que vous ne préfériez être livré aux autorités, qui seront surement curieuse de connaitre vos accointances avec cher Roy Grass du clan Dalnessie. Ha ha !

 

Le rire d’Hortense résonnait encore dans la tête d’Olivia lorsqu’elle se réveilla le lendemain. La matrone l’avait fait installer dans une chambre spartiate ; une jeune fille au yeux immenses la veillait, assise à même le sol.

— Vous voilà réveillée Corinne ! s’exclama-t-elle à peine ouvrit-elle les yeux.

Olivia cligna des paupières pour s’habituer à la lumière du jour, la nuque raidie d’inquiétude. Ses vêtements lui avaient été retirée : elle était nue, bordée dans un lit étroit. La fille à ses côtés ne semblait toutefois pas menaçante.

— Où suis-je ? grommela-t-elle

— Vous êtes dans la demeure d’Hortense Plimette, du clan Lago. Ne vous inquiétez pas, personne ne vous fera de mal, répondit la fille en lui tendant un verre d’eau.

Un défaut de dentition l’empêchait d’articuler les mots correctement.

— Qui êtes-vous ? rétorqua Olivia tout en reniflant le liquide.

Elle mourrait de soif mais craignait que l’eau ne soit empoisonnée.

— Je suis au service de Dame Lago. Je m’appelle Fannie.

Une sans clan. Etrangement, cette nouvelle eut pour effet immédiat de la rassurer. Elle bu l’eau et se leva, enroulant la couverture autour de son corps.

— Où sont mes vêtements ? Je veux sortir d’ici !

— Parbleu, moins de bruit ! Dame Lago pourrait vous entendre ! S’il vous plait… je vais vous donner à manger, puis je vous aiderais à vous préparer. Ensuite, vous pourrez surement discuter avec ma Maîtresse.

La perspective de se trouver de nouveau face à Hortense plongea Olivia dans une grande colère. Elle avait baissé la garde, et cette vipère en avait profité pour la piéger ! Elle fit un effort pour se remémorer leur conversation de la veille, mais tout lui paraissait maintenant dénué de sens.

Le jaune femme laissa Fannie lui couler un bain dans la petite salle de bain attenante, ne pouvant raisonnablement s’enfuir nue.

— Je peux me laver toute seule, rugit-elle lorsque la Sans-clan lui offrit son aide

Sa peur avait diminué pour laisser place à une rage étrangement salvatrice. Qu’avait-elle à craindre de cette Hortense ? songea-t-elle en se savonnant. Elle traversait déjà le pire… sa situation plus que précaire, et chaque jour loin d’Alek chargé d’une souffrance abyssale.

Sans compter qu’elle était désormais capable de se défendre. De tuer.

Elle sortit de la salle bain, prête à affronter la Lufzanne. Fannie avait disposé une robe caftan blanche sur le lit : elle s’approcha à petit pas et Olivia renonça à protester lorsqu’elle entreprit de lui ajuster le vêtement. C’était une robe en velours lourde, trop chic et peu commode pour se mouvoir comparée aux pyjamas de bure auxquels elle s’était habituée. Mais elle s’en contenterait ! se dit-elle en plongeant vers la porte.

— Nous sommons enfermées, dit Fannie d’une petite voix tandis qu’Olivia s’acharnait sur la poignée. Laissez-moi finir, je vous en supplie, et nous pourrons appeler ma Maîtresse.

Olivia la fusilla du regard.

— Finissons-en !

Mais la jeune Sans-clan ne comptait pas bâcler son travail : tout en fredonnant, elle mit une bonne heure à la coiffer et la maquiller. Enfin, elle lui tendit une paire de chaussure en satin doré, inadaptée pour ne serait-ce qu’une heure de marche.

— Pourquoi faites-vous tout cela ? demanda Olivia.

— Ma Maîtresse ne vous a pas expliqué ? Vous avez beaucoup de chance, moi, ils m’ont refusé.

— Pourquoi ?

La jeune fille baissa les yeux.

— Parce que je ne suis pas assez jolie. Mais Dame Lago, dans sa grande bonté, m’a gardé à son service.

Olivia l’observa, prise d’un mélange d’empathie et de pitié. Elle savait comme la vie réservait peu de cadeaux au Sans-clans. D’ailleurs, elle ne parvenait pas à haïr Boniface, malgré sa trahison. Son désir d’une vie meilleure l’avait amené à se renier lui-même.

— Mais vous êtes jolie… dit-elle gentiment.

 Fannie lui jeta un regard surpris, puis frappa quelques coups à la porte. Quelques minutes s’écoulèrent ; elles entendirent des bruits d’escalier, puis une clef déverrouillera la serrure. Olivia recula de quelques mètres.

Hortense entra dans la pièce, aussi apprêtée que la veille d’une robe brillante cousue de perles et d’une coiffure différente. Elle était suivie d’une autre personne, une femme coiffée d’un grand chapeau à voile qui dissimulait les traits de son visage. En apercevant Olivia, Hortense Plimette se fendit d’un grand sourire :

— Voilà qui est mieux, n’est ce pas !

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Aryell84
Posté le 01/08/2022
ReCoucou!
J'aime beaucoup ce chapitre, pleins de rebondissements, et je suis très contente qu'Olivia ne se laisse pas abattre et que grâce au Souffle, elle ait un peu des armes à sa portée! J'ai hâte de voir comment l'entrevue avec Hortense va se passer !
Quelques petites coquilles que j'ai relevées:
- « Pourquoi être séparé de lui… » → séparée
- « Pourquoi se sentait-elle chaque jour d’avantage grignoté de l’intérieur » → davantage grignotée
- « un minuscule pont qui traversant un des canaux » → qui traversait ou traversant
- « est ce que vous sauriez me dire » → est-ce
- « je préférais qu’elle ne sache pas » → préférerais
A très vite!
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