Elian se rendit à Anargh à pied. Elle comptait bien prendre sa place, rendre leur monopole de la coupe du bois et la gestion de la sylviculture aux bûcherons, permettre aux chasseurs de retrouver leurs terres et aux forestiers de prendre soin des arbres. Il fallait que les mercenaires s’en aillent et que le duc de Phalté s’efface.
Duc, répéta Elian dans sa tête. Non, il ne l’était plus. Le roi l’avait destitué de son titre, offrant ses terres à Elian. Seulement voilà, de Phalté ne l’entendait pas de cette oreille. Être rejeté par son vieil ami lui restait en travers de la gorge. Il refusait de quitter son château. Elian allait devoir s’imposer… toute seule. Le royaume ne l’aiderait pas, Brian avait été clair sur ce point.
Comment obliger l’ancien noble à partir ? Le donjon fut en vue à l’horizon. De Phalté n’avait pas que des murs solides. Il contrôlait également des armées de mercenaires payés avec autre chose que l’argent du royaume car les comptes n’avaient pas montré le moindre dysfonctionnement. Où trouvait-il les liquidités ? Nul ne le savait.
Elian entra dans les cours extérieures aux côtés des paysans, des artisans, des artistes et autres badauds. Nul ne la connaissait. Elian, comtesse d’Anargh, quelle blague. Elle n’était personne. Elle put observer l’endroit, y manger, y dormir. On ne lui demanda jamais son identité.
Elle aperçut l’ancien duc, traversant une cour librement. Savait-on seulement ici qu’il n’était plus censé tenir ces terres ? Elle se rendit au pigeonnier en se faufilant car l’endroit n’était pas libre d’accès.
- Tu n’as pas le droit d’être ici ! File voleuse ! lui lança le dresseur.
- Je suis Elian, comtesse d’Anargh. Je suis chez moi, en fait.
- Oh… Je vois, dit-il. Je vais… Tu devrais faire attention. Ta présence n’est pas…
- Bienvenue, finit Elian à sa place. Donc, vous êtes au courant.
- Nous avons reçu les pigeons de Tur-Anion, oui, confirma le dresseur. Le duc ne…
- Il n’est plus duc.
- Nous ne pouvons pas nous opposer à lui. Il…
- Les mercenaires, je comprends.
L’homme hocha la tête.
- Je crains de ne pas pouvoir vous aider, indiqua le dresseur. De Phalté ne partira pas de son plein gré. Le royaume…
- Ne fera rien. Je suis seule.
Le dresseur ne répondit rien mais son visage indiqua clairement qu’il considérait la situation comme perdue d’avance.
- Je ne peux que vous conseiller de retourner à Tur-Anion et de supplier pour que le roi vous prête quelques hommes, de quoi prendre le château et mettre la main sur De Phalté. Après tout, ses hommes ne lui sont pas fidèles. Ce ne sont que des mercenaires. Si De Phalté est éloigné, ils s’en iront.
De Phalté était le nœud du problème. Toutes les portes s’ouvriraient si… Elian secoua la tête. Et dire qu’elle avait refusé une proposition alléchante parce qu’elle l’obligeait à réaliser cet acte qui maintenant lui semblait être la seule option.
- Merci, dit Elian l’esprit torturé.
- Bon courage, répondit-il.
Elle secoua la tête puis redescendit. Elle passa quelques jours à observer, regarder, compter, suivre les allées et venues, les patrouilles, trouver les failles, les entrées secrètes, les parois non protégées.
Un soir nuageux, Elian décida que le moment était venu. Vêtue de noir, sa dague à la ceinture, son arc et sa corde défaits, quelques flèches à la ceinture, elle grimpa une paroi sans surveillance, parvint en haut des murailles, qu’elle contourna pour arriver sur le toit désiré. De là, elle avait une vue parfaite sur les appartements du maître des lieux.
Tranquillement, elle monta son arc, ajusta sa position, se saisit de la flèche, banda et tira. À aucun moment sa main ne faiblit ni ne trembla. Cela devait être fait, la seule option valable dans ce monde impitoyable. Le cœur transpercé, De Phalté tomba. Les mercenaires cherchèrent l’assassin toute la nuit, en vain. Elian repartit par là où elle était venue.
Le lendemain, elle se présenta à l’entrée et fut accueillie en propriétaire des lieux. Le dresseur de pigeons fut heureux d’envoyer la bonne nouvelle à Tur-Anion. Les mercenaires furent remerciés et purent retourner à leurs activités. Les chasseurs n’en revinrent pas et réintégrèrent la forêt avec plaisir. Elian monta une vraie garde qui partit à l’assaut des contrevenants du monopole du bois.
Bientôt, la campagne retrouva son harmonie. Les rumeurs concernant la gamine d’Anargh enflèrent. Tous parlaient de son charisme, de son autorité, de son intelligence, de sa clairvoyance, de son équité. Des forestiers lui proposèrent leur service et ce fut avec plaisir qu’elle accepta qu’ils parcourent la forêt afin d’en prendre soin.
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- Vous devriez venir voir vous-même. Il paraît qu’une promenade en forêt ne vous déplaît pas.
Elian observa le forestier puis acquiesça. Depuis des lunes, ils s’occupaient des arbres et le murmure dissonant qu’ils émettaient s’était calmé sans devenir serein pour autant.
- Que dois-je venir voir ? demanda Elian tandis qu’elle suivait le forestier dehors.
- Un dessin vaut mieux qu’un long discours, précisa l’homme.
Elle suivit le groupe durant plusieurs jours, s’acclimatant aisément de ce groupe d’amoureux de la nature. Les forestiers furent aimables, accueillants, polis, ni trop, ni pas assez.
- Nous allons bientôt arriver au fleuve Vehtë, dit Elian qui entendait les arbres chanter différemment.
- Quel excellent sens de l’orientation ! s’exclama un forestier. Vous êtes déjà venue ici ?
- Jamais, répondit Elian. Je n’ai même jamais vu le fleuve.
- Alors nous devrions changer de chemin, dit l’un d’eux.
Le fleuve atteint, la vue donnait envie de vomir à Elian : des terres mortes, noires, désertes, à perte de vue. Elle savait bien sûr qu’elles étaient là mais les voir lui donna froid dans le dos.
- Le fleuve empêche le mal d’avancer ? supposa Elian.
- Le mal n’avance pas sur nous parce que son ennemi est le nôtre, expliqua le forestier : la magie.
Elian hocha la tête. Cette histoire corroborait celle racontée par ses parents adoptifs, les forains.
- C’est impressionnant, dit Elian. Merci de m’avoir montré cela.
- De rien, dit le forestier. Le problème que nous voulions vous montrer n’est plus très loin. Venez.
Elian suivit les forestiers et elle n’eut pas besoin qu’ils expliquent quoi que ce soit. La forêt s’arrêta brutalement. Les arbres coupés sauvagement, brûlés par endroit, montraient un acharnement à réduire la nature en poussière, à éviter toute repousse. La clairière n’était plus qu’une terre brisée.
- Ils ont même essayé de mettre de la terre morte ici en espérant que cela tuerait la forêt, précisa le forestier.
- Ils ? répéta Elian.
- Les orcs, précisa le forestier. Ils viennent seulement la nuit et saccagent tout ce qu’ils peuvent. Nous avons compté pas moins de quatre tribus qui se relayent sans jamais se croiser.
Elian secoua la tête. Pourquoi les orcs s’attaquaient-ils à la forêt ?
- Ils tentent une percée en espérant passer inaperçus, indiqua le forestier.
- Quelle est l’ampleur des dégâts ? interrogea Elian.
Les forestiers la menèrent sur la trouée et Elian fut impressionnée.
- Ils doivent faire cela depuis…
- Avant votre naissance, je dirais, finit un forestier à sa place. Nous estimons qu’ils ont rempli les deux tiers de leur mission.
Elian avala difficilement sa salive. De Phalté était-il au courant de cela ? Les mercenaires étaient-ils si peu doués qu’ils n’avaient rien remarqué ? Elian avait fouillé tous les documents de l’ancien duc sans rien trouver de compromettant ou pouvant de près ou de loin correspondre à ce qu’elle voyait.
- Pouvez-vous lutter contre les orcs ? interrogea Elian. Les empêcher de continuer leur œuvre ?
- Sans problème. Nous l’avons fait avant de recevoir votre demande. Les orcs sont faciles à attaquer. Ce ne sont que des animaux balourds. Ils sont gros mais quelques flèches bien placées, un peu de feu et ils fuient. Sincèrement, c’est facile.
- J’en suis ravie.
- La forêt mettra des siècles à s’en remettre, maugréa un forestier en touchant une souche recouverte de cendres.
Elian secoua la tête.
- Non, je vais faire le nécessaire, assura-t-elle.
- Il paraît que vous faites des miracles, dit un forestier.
Les forestiers transperçaient Elian des yeux. Ils s’attendaient visiblement à ce qu’elle remue des mains et que les arbres repoussent. Les rumeurs sont bien trop puissantes, pensa Elian.
- Gouverner, ce n’est pas savoir tout faire mais s’entourer des bonnes personnes et demander de l’aide lorsque c’est nécessaire, indiqua la jeune comtesse.
Les forestiers haussèrent les épaules. Cela ne les concernait pas.
- Il y a une chose que je ne m’explique pas, précisa le forestier l’air dubitatif.
- Quoi donc ? demanda Elian.
- Sont-ils bêtes au point de croire que les arbres tombés peuvent se replanter tout seuls ?
- Pourquoi ?
- Ils ont emmené les arbres, fit remarquer le forestier.
Elian observa la trouée et dut admettre qu’il avait raison. Les arbres n’étaient plus là. Ne subsistaient de leur existence que des souches.
- Cela demande énormément d’effort de transporter des arbres de cette taille. À quoi bon ? interrogea le forestier. Si le but est juste de traverser, les laisser aurait été aussi bien.
- Ils ont peut-être besoin de bois. Il n’y en a pas de l’autre côté.
- Pourquoi venir les chercher aussi loin des côtes où ils vivent ?
Elian secoua la tête, montrant ainsi son ignorance. Les forestiers ramenèrent Elian chez elle et le voyage de retour fut surprenant pour Elian qui, tout du long, entendit plus profondément que jamais le chant des arbres. À l’arrivée, malgré une semaine de marche dans des conditions difficiles à suivre des hommes adultes habitués, elle se sentait fraîche.
Les forestiers reprirent leurs activités. La comtesse envoya de nombreux messages à Tur-Anion qui restèrent tous sans réponse. Exaspérée, elle finit par prendre sa décision.
La date fatidique du tournoi annuel du royaume arriva et ce fut une Laellia exaltée qui l’accueillit au palais royal après un voyage à pied d’à peine trois jours, plus rapides qu’à cheval, pendant lequel Elian n’avait ni mangé, ni dormi, ni bu. Le chant de la forêt l’avait portée. En ville, elle lâcha le fil des arbres pour se concentrer sur la raison de sa présence à la capitale.
Lors de la cérémonie d’ouverture, Elian parvint à se détacher de son amie et elle trouva aisément la personne voulue.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Ceïlan, salua Elian en lambë.
L’ambassadeur des elfes la transperça des yeux puis se détourna d’elle sans lui répondre. Elian savait qu’elle ne respectait pas ici le protocole mais elle n’avait guère d’autre choix. Une simple comtesse n’avait pas à s’adresser à l’ambassadeur sans y avoir été conviée.
- Depuis des années, les orcs abattent des arbres dans les forêts du sud. Ils brûlent, saccagent, coupent, empoisonnent. Mes forestiers les ont fait fuir mais la forêt reste malade. Elle mettra de nombreuses saisons à repousser sans aide. Les elfes sont liés à la nature. Accepteriez-vous de l’aider un peu ?
Ceïlan ne lui accorda pas un regard. Elian serra les dents.
- Je suis désolée de t’avoir dérangé. Que la lune et le soleil guident tes pas, finit Elian avant de s’éloigner.
Elle rejoignit Laellia qui ne s’était même pas rendue compte de son absence. Elian observait les premières épreuves à l’épée aux côtés de son amie lorsqu’une missive apportée par un page l’amena à se lever. Elle retrouva sans surprise un Brian extrêmement remonté.
- Tu lui as adressé la parole ? Tu lui as demandé un accord toi-même ? lui hurla-t-il dessus. As-tu conscience de la fragilité des liens qui nous unissent aux elfes des bois ? Ils sont pointilleux et hyper sensibles. Ceïlan a bien voulu t’excuser et le conflit diplomatique a été évité mais qu’est-ce qui t’as pris ?
- J’ai besoin de leur aide. La forêt est…
- Je m’en fous, explosa Brian. Il y a une voie hiérarchique pour ça.
- J’ai envoyé des demandes, se défendit Elian. Des dizaines de pigeons, des centaines de documents pourris qui me cassent le cul. Je vais te dire, Brian, continua Elian en passant volontairement au tutoiement et en appelant le prince par son prénom, tout le monde s’en fout des demandes d’une pauvre comtesse paumée, voilà la vérité. Ce royaume s’intéresse à l’ouest et le reste peut bien crever. Tu dis que les nobles de l’ouest t’emmerdent ? Je vais te dire : ils gagnent. Juste parce que tu es obsédé par eux. Le reste du royaume disparaît.
Brian accusa le choc.
- Comtesse, je vous demanderai de vous adresser autrement au prince, siffla la princesse Yillane, venue aux renforts de son mari.
- Laisse Yillane, elle n’a pas tort.
- Ce n’est pas le contenu que je réfute mais la forme, se défendit Yillane.
- Ah ouais, la forme vous fait chier, princesse ? continua Elian. Où était le royaume quand j’ai été forcée de mettre moi-même une flèche dans le cœur de ce grand ami de votre famille pour récupérer ce qui m’était dû ? Vous croyez vraiment que si j’étais allée le demander poliment, avec un joli parchemin bien enluminé, De Phalté se serait retiré ?
Yillane frémit.
- Je n’y ai pas mis les formes, en effet, mais le résultat est là et ce problème est réglé. Ne venez pas me faire chier avec votre putain d’étiquette qui ne donne rien. Voilà des lunes que j’attends une réponse. Le royaume ne fait rien pour moi ? Je prends les devants, parce qu’on ne me laisse pas d’autre choix. À la guilde des voleurs, je n’ai jamais tué personne. La guilde des assassins a tenté de me recruter et j’ai refusé parce qu’ôter la vie me révulse et voilà que le royaume m’oblige à le faire. Allez tous vous faire foutre avec votre respect de la hiérarchie et des convenances.
Le visage d’Yillane devint aussi rouge qu’une tomate bien mûre. Brian respira plusieurs fois.
- Elian, je comprends ta colère et je suis navrée que tu aies pu te sentir seule. Viens dans mon bureau. Nous allons rédiger une nouvelle demande et je la soumettrai moi-même au prochain conseil. D’accord ?
- Comment font les autres petits nobles qui ne sont pas proches du prince ? demanda Elian en transperçant Brian des yeux.
Le prince ne répondit pas et attendit en silence.
- D’accord, finit par céder Elian.
De tout le tournoi, Ceïlan ne lui adressa pas la parole. Armand Thorolf remporta le tournoi d’archerie face à Anthy qui le laissa gagner, laissant ainsi un goût amer dans la bouche d’Elian. Elle retourna à Anargh avec la promesse faite à Laellia de revenir plus souvent qu’une fois par an.
Elian attendit et la lune suivante, la réponse du royaume lui parvenait par pigeon : les elfes avaient accepté. La trouée serait refermée. Elian transmit la bonne nouvelle aux forestiers.
Sa confiance en le royaume restaurée, Elian parcourut chaque saison à pied la distance la séparant de la capitale pour passer quelques jours avec son amie, en profitant toujours au passage pour passer par Liennes prendre les messages du duc ayant pris demeure au château de la ville. Étant plus rapide que les chevaux, elle proposait un soutien plus rapide et plus sûr que les coursiers privés. Le duc appréciait grandement ses services gratuits.
Le tournoi de l’année suivante fut lancé et les festivités commencèrent. Elian trouva la compétition inintéressante tant les participants proposaient un niveau faible. Anthy avait quitté les rangs de Moheel pour rejoindre son poste. Il avait atteint l’excellent niveau que Moheel visait pour lui. Les deux apprentis de Moheel étaient donnés favoris et l’un d’eux gagnerait le tournoi, sans aucune surprise. Les paris tentaient de déterminer lequel des deux mais cela n’allait pas plus loin et Elian s’ennuyait.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, dit une voix chantante en lambë.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Ceïlan, répondit-elle, surprise que l’ambassadeur lui adresse la parole.
- Ce tournoi est d’un ennui mortel, indiqua Ceïlan.
- Je trouve aussi, confirma Elian.
- Cela te dirait-il d’y apporter un peu d’intérêt ?
- Que veux-tu dire ?
- Un petit spectacle d’archerie, un vrai ? De quoi dérider un peu tout le monde, donner du piquant à tout ça.
Elian sourit. L’idée lui plaisait énormément. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas amusée, s’embourbant dans les documents administratifs. Ce fut avec plaisir qu’elle accepta.
Lorsque le vainqueur du tournoi d’archerie fut désigné, le public fut surpris de voir se présenter deux personnes sur le terrain. En les reconnaissant, la foule hurla de joie. Les applaudissements durèrent un bon moment, assez pour qu’Elian donne les instructions aux monteurs, en arrière.
Les deux joueurs commencèrent par un duo, ensemble, en coopération. Puis, vint le moment redouté par Elian. En face à face à quelques dizaines de pas, Elian encocha sa flèche devant un Ceïlan calme et serein, arc non bandé, flèche dans la main. Elle fit signe à l’elfe des bois. Avec une lenteur voulue, il encocha sa flèche, banda puis après avoir fait un léger signal à sa coéquipière, tira en visant le cœur. La flèche d’Elian fendit en deux celle de l’elfe avant qu’elle n’atteigne son but. La foule explosa de joie.
La configuration inverse fut proposée sauf que cette fois, les deux participants avaient la flèche à la main et Elian ne fit aucun signal à son coéquipier, cherchant au contraire à le prendre de vitesse. L’elfe n’eut aucune difficulté à fendre en deux la flèche de sa partenaire et le public réagit en conséquence.
Enfin, la dernière épreuve commença, exacte réplique de celle les ayant opposée la première fois. Le public rugit en la reconnaissant et les paris repartirent de bon train.
- Tu as grandi. Tu es plus forte, plus solide, plus puissante. On repart directement là où tu avais échoué la dernière fois ? proposa Ceïlan.
- Directement ? s’étrangla Elian.
- Je ne désire pas m’ennuyer. La dernière fois, tu avais une semaine d’épreuve dans les jambes. Là, tu es en pleine forme. Je suis sûre que tu vas y arriver.
Elian ronchonna. Ceïlan annonça aux monteurs qui obéirent en ouvrant de grands yeux. Elian se concentra, inspira plusieurs fois et écouta le chant des arbres qui lui offrirent le soutien nécessaire. Elle fit le signal et réussit aisément là où elle avait échoué deux ans auparavant.
- Tu te fortifies, c’est normal, indiqua Ceïlan en réussissant l’épreuve avec aisance.
Le spectacle continua. Elian ne voulait rien lâcher. Ceïlan avait dit être mauvais pour un elfe. Elle comptait bien en profiter pour en mettre plein la vue à tout le monde. La difficulté augmentait, encore, et encore, et encore. Ceïlan rayonnait, s’amusait follement, survolait la difficulté apparemment sans problème. Elian soufflait, transpirait, luttait, tremblait, ses doigts, ses bras, ses épaules en souffrance. Le murmure se fit chant et bientôt, elle entendit l’herbe sous ses pieds, les vers de terre, les taupes, toute la vie qui l’entourait lui apportait son soutien. En vain. Épuisée, elle finit par s’écrouler, au bord de l’asphyxie tandis que la foule hurlait de joie.
- Merci, dit Ceïlan, j’ai passé un excellent moment.
- Aide-moi, s’il te plaît.
- Non, répondit Ceïlan d’une voix douce mais ferme.
Puis l’elfe s’éloigna d’un pas léger.
- Putain ça fait mal, grogna Elian qui ne pouvait pas bouger.
Sur ordre de Laellia, des hommes vinrent porter l’ancienne voleuse jusqu’à sa chambre. Elle refusa d’être mise sur le lit, demandant la terrasse, où elle fut déposée à même le sol. Les hommes, surpris, la laissèrent ainsi sans comprendre.
Dehors, Elian put contacter la nature aisément et son chant l’apaisa, lui redonna des forces. Doucement, la douleur diminua, assez pour qu’Elian se redresse et s’assoit en position méditative.
Une présence à ses côtés la fit sortir de sa transe. Ceïlan se trouvait devant elle, une corbeille de fruits à la main. Elle dégusta volontiers un abricot offert.
- Merci, Ceïlan.
- Merci à toi, répliqua-t-il. Tu as ébloui mon séjour à Tur-Anion.
- Tu es vraiment un mauvais archer ?
- Carrément, maugréa Ceïlan. Ce n’est pas du tout ma spécialité.
Elian grimaça. Ceïlan contempla la forêt avec un plaisir non dissimulé tandis qu’Elian consommait un autre fruit de la corbeille.
- Ça ne te dérange pas ? demanda Elian.
- Quoi donc ? interrogea Ceïlan, surpris.
- La façon que les humains ont de te regarder, de te scruter, de te fixer, de te déshabiller des yeux.
- Pas vraiment, dit Ceïlan. C’est plutôt flatteur.
- Ils te considèrent comme un ange, ne voient que ton apparence sans s’intéresser à toi, insista Elian.
- Un ange ? répéta Ceïlan en souriant.
- Laellia te considère ainsi.
Ceïlan sourit. Le cœur d’Elian rata un battement. L’elfe était tellement beau !
- Ça ne te dérange pas ? insista Elian en détournant un peu le regard afin de se calmer.
- Pas le moins du monde. Je m’en fiche, en fait. Chacun est libre de penser de moi ce qu’il veut.
- Aucun humain n’a jamais essayé de te faire du mal ?
- Qu’ils essayent… gronda Ceïlan en retour.
Elian grimaça. La réponse de l’elfe ne lui convenait pas du tout. Il dut s’en rendre compte car il compléta :
- Je n’ai jamais eu à me plaindre de la moindre tentative d’agression. Je reçois au contraire beaucoup de respect. Et puis, tu sais, l’important est de bien s’entourer, de choisir ses amis avec soin.
Elian ne pouvait pas rétorquer quoi que ce soit. Elle n’avait qu’une amie, Laellia, choisie avec prudence.
- Sais-tu pourquoi j’ai refusé de te soigner ? demanda Ceïlan.
- Non, et pour être honnête, je m’en fiche, annonça Elian. Tu es libre de partager ou non ton don. Tes raisons te regardent.
Ceïlan sourit.
- C’était un test, précisa l’elfe. Sais-tu comment les humains normaux réagissent ?
Elian fit signe « non » de la tête.
- Ils deviennent agressifs envers moi. Je les ai déjà guéris, ils savent que je peux le faire, prennent ce refus comme une atteinte personnelle, s’énervent contre moi, m’insultent. Naturellement, ils ne m’agressent pas physiquement mais leur attitude est menaçante. Toi, tu as juste grogné contre la douleur.
Elian sourit.
- À aucun moment ta rage ne s’est dirigée vers moi, seulement vers ta souffrance et ses conséquences. Tu n’as pas insisté, tu as accepté mon refus.
- Brian a agi de même, supposa Elian et l’elfe acquiesça d’un geste.
- Les humains comme vous sont rares et je m’entoure seulement des bonnes personnes. Si tu choisis correctement ton entourage, tu vivras heureuse, enfin libre d’être toi-même.
Voilà qui donnait à réfléchir. Elian baissa les yeux et se saisit d’un autre fruit. Elle allait mordre dedans lorsque Ceïlan souffla :
- Est-ce parce que tu es mal entourée que tu camoufles tes cheveux blonds ?
Elian cessa son geste et écarta le fruit de sa bouche, jetant sur Ceïlan un regard terrorisé. Comment pouvait-il savoir cela ?
- Henné et indigo, dit-il en désignant son chignon. Très bien réalisé. Exactement les bonnes quantités.
Elian baissa de nouveau les yeux. Elle pouvait difficilement nier dans ces conditions.
- Tu veux bien me les montrer, tes cheveux ? demanda Ceïlan. Ça te permettra de me montrer ton coin préféré dans cette forêt !
- Je vis à Anargh, pas à Tur-Anion. Je ne connais pas bien les environs.
- Soit. Rendez-vous à Anargh, alors.
Ceïlan sauta depuis le muret et disparut dans les arbres en contrebas. Elian grinça des dents. L’ambassadeur allait-il vraiment venir dans son château, à Anargh ? Elle secoua la tête. Bien sûr que non. Une petite comtesse ne méritait pas qu’un elfe des bois s’intéresse à elle, cheveux blonds ou pas.
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Le tournoi terminé, Elian retourna chez elle, non sans avoir préalablement amené au duc de Liennes ses courriers en provenance de Tur-Anion.
Elle rédigeait un document de justice lorsque son intendant frappa à la porte.
- Vous avez demandé à ne pas être dérangée mais il y a quelqu’un pour vous.
- Qui ça ? demanda Elian en soupirant.
- Le maître botaniste des elfes des bois, annonça l’intendant. Il y a un problème avec la régénération de la forêt ?
- Pas à ma connaissance. Faites-le entrer.
Elian rangea son travail en cours et n’en revint pas en voyant apparaître Ceïlan.
- Archer, guérisseur, botaniste, où s’arrêtent tes compétences ? interrogea Elian en lambë.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Elian, répondit Ceïlan amusé tandis que dehors, ils purent entendre de nombreuses voix répéter « la comtesse parle l’elfe ! ».
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Ceïlan.
- Je ne suis pas archer, je te le répète. Quant à guérisseur et botaniste, les deux vont de paire. La guérison est permise grâce à un puissant lien entre la nature et moi.
Elian venait d’apprendre quelque chose.
- Tu voulais m’annoncer un problème avec la guérison de la trouée ? demanda Elian.
- Absolument pas. Cela se passe très bien. La trouée n’existe plus.
- Déjà ! Votre efficacité est redoutable.
Ceïlan sourit puis la fixa intensément. Elian ne put soutenir le regard de l’elfe blond.
- Tu me montres ton coin à baignade préféré ?
- Laellia va me détester, gronda Elian.
- Ce sont tes cheveux que je veux voir, rien d’autre, précisa Ceïlan.
- Les humaines sont-elles vraiment si laides ? demanda Elian.
Ceïlan réfléchit un instant puis précisa :
- J’ai juste tout ce qu’il me faut à la maison. Pourquoi irais-je voir ailleurs ?
- Tu es marié ? demanda Elian en ruyem qui ignorait la traduction du terme en lambë.
Ceïlan explosa de rire.
- Une telle notion n’existe pas chez les elfes, commença-t-il à expliquer une fois calmé. Montre-moi tes cheveux et je t’expliquerai ensuite.
Elian grimaça. Il avait titillé sa curiosité et lui faisait maintenant du chantage. Elian céda. Elle se leva et mena Ceïlan en forêt vers sa source préférée et l’elfe approuva son choix. Il s’éloigna pour la laisser se déshabiller en paix, se laver.
Elian défit son chignon, dont elle retira l’anneau d’Elgarath, caché dedans, pour le poser sur une pierre plate. Les cheveux tombant jusqu’à ses hanches, elle entra dans la source. L’eau se teinta sombrement puis redevint claire. La chevelure retrouva sa brillance éclatante. Elian la peigna et la coiffa, replaçant l’anneau à l’intérieur, un peu en dessous de la nuque. On fouille les gens, leurs poches, leurs chaussures, leurs bourses… jamais leurs cheveux.
Une fois rhabillée et coiffée, elle rejoignit Ceïlan, en méditation au milieu des bois.
Lorsqu’il leva les yeux sur elle, il sourit puis annonça avec douceur :
- Tu es eldarin, elfique, traduisit-il inutilement en ruyem avant de poursuivre dans cette même langue. Ton père était un elfe dissident.
Elian cligna plusieurs fois des yeux. La remarque de Ceïlan la prenait de court.
- Tu ne t’opposes pas à mes propos. Dois-je comprendre que tu ne connais pas tes parents biologiques ?
- J’ai été trouvée bébé dans la forêt par une famille de forains, expliqua Elian en ruyem, puisque Ceïlan semblait vouloir user de cette langue. Ils m’ont élevée comme l’une des leurs sans jamais me cacher mes origines inconnues. Tu penses que mon père était un elfe ?
- Probablement oui. Et ta mère, que je dirais mariée, n’aura pas voulu que son infidélité se sache.
Elian y réfléchit. Cela se tenait.
- Qu’est-ce qu’un dissident ? demanda Elian.
- Nous avons une reine mais ne lui devons pas obéissance. Elle nous guide. Elle tranche en cas de désaccord mais globalement, la majorité décide.
- La reine ne peut pas décider de s’opposer à ses sujets ? s’exclama Elian, très surprise.
Ce comportement ne serait pas admis à Falathon.
- Tout chef doit composer avec son peuple et agir au mieux. Ariane a crée notre civilisation, nous sauvant de l’extermination. Elle ne pouvait cependant pas construire toute seule, sans concerter personne. Elle a dû laisser beaucoup de propositions se faire, s’investir sans imposer, ses idées n’étant pas spécialement meilleures que celles des autres. Elle était jeune. Elle a fait ce qu’elle a pu. Toute décision se prend en concertation avec le peuple.
Elian fronça les sourcils. Le rôle de cette reine ne devait pas être simple.
- La majorité décide, continua Ceïlan. La minorité l’accepte ou s’en va. Les dissidents choisissent l’exil plutôt qu’une décision qu’ils refusent.
- Ils sont nombreux ? s’enquit Elian, triste pour ces elfes expatriés, livrés à eux-mêmes.
- Attends, je n’ai pas fini. Ces dissidents sont plutôt rares mais les opposants ne sont pas les seuls à devenir dissidents. Vois-tu, nous sommes avant tout des nomades… enfin, nous l’étions avant d’être chassés de nos terres pour nous retrouver enclavés entre Falathon et les terres sombres.
Elian écoutait avec attention. Les elfes croisés lorsqu’elle était enfant ne parlaient jamais de leur vie. Ils jouaient aux osselets, s’entraînaient à tirer à l’arc, observaient les entraînements des troubadours, buvaient, mangeaient, chantaient, dansaient, baisaient… sans jamais rien dévoiler de leur terre natale. Les cours prodigués par Laellia ne lui en avait guère appris davantage. Les falathens connaissaient en fait bien peu leurs voisins réservés et silencieux.
- Irin est trop petite pour nous, continua Ceïlan. Nous avons besoin de voyager, de courir, de sentir le vent dans nos cheveux. Irin est une prison…
Elian sentit une peine immense dans la voix de son interlocuteur.
- Mais c’est notre maison, ajouta Ceïlan. Notre seul foyer désormais. Il nous faut faire avec.
- Les dissidents reviennent-ils à Irin ?
- Les nomades, oui. Les opposants, non. Nul ne les a bannis. Ils ont le droit de revenir. Ils ne le font simplement pas.
- Ils sont peut-être morts…
- Peut-être, confirma Ceïlan. Nous n’avons aucun moyen de le savoir.
Elian trembla à l’idée de ces elfes, séquestrés pour leur grande beauté, exposés dans des foires, sans personne pour venir les sauver… Elle secoua la tête pour se reprendre. Ils étaient des adultes puissants, savant très bien se défendre. Elle plaignait les pauvres brigands tentant de s’en prendre à l’un d’eux.
- Un dissident est un elfe en opposition ou en quête de liberté, résuma Elian.
- Un dissident est un elfe hors des terres elfiques, la contra Ceïlan.
- Mais cette définition ferait de toi un dissident ! s’exclama Elian. C’est ridicule ! Tu es ambassadeur. Tu ne peux pas représenter ton peuple si tu en es exclu !
- J’ai quitté nos terres. Je suis actuellement un dissident. Je perds le droit au soutien et à la protection des miens. Je gagne le droit de ne pas avoir à suivre la décision de la majorité.
- Comment peux-tu représenter les tiens si tu en es exclu ? répéta Elian.
- Je ne représente pas les miens, grimaça Ceïlan.
- Quoi ? Comment ça ?
Ceïlan plissa des yeux. Il semblait gêné. La question le dérangeait. Elian était consciente qu’elle recevait des confidences, d’un genre qu’aucun autre humain n’avait probablement jamais reçu.
Ce que Ceïlan lui confiait sur les elfes était inconnu des falathens. Cela pourrait nuire aux relations diplomatiques entre les deux royaumes. Ceïlan marchait sur des œufs et cherchait la limite de sa confiance en son interlocutrice.
Après tout, Elian ne venait-elle pas de se faire anoblir ? Meilleure amie de Laellia Eldwen, sœur du futur roi, et personne de confiance du futur roi, Brian Eldwen, ne risquait-elle pas de répandre ces informations et de détruire les bonnes relations avec Irin ?
- Je veux dire, continua Elian. Si tu es dissident, alors tu n’as pas à suivre les décisions de la majorité. Du coup, si elle prend un chemin que tu refuses de suivre, comment peux-tu transmettre leur volonté à Tur-Anion alors que tu n’es pas tenu de le faire ?
- Je ne le fais pas, annonça gravement Ceïlan. Je ne transmets que les demandes que je veux bien transmettre. Celles avec lesquelles je suis d’accord.
Elian fronça les sourcils. S’il agissait réellement de la sorte, alors cela faisait de lui le vrai roi d’Irin, caché derrière un paravent de peuple elfique sans pouvoir en dehors de ses propres terres.
- La reine doit avoir une confiance aveugle en toi pour t’avoir confié un tel poste !
- J’en doute, répliqua Ceïlan. Notre individualité n’a aucune importance. Nous sommes un groupe. L’important est la communauté. Les personnalités de chacun importent peu. Nous nous valons tous.
- Vous avez forcément des goûts, des désirs, des passions, des envies, des besoins uniques, propres à chacun de vous ! s’exclama Elian.
- Ils n’importent pas, indiqua Ceïlan en haussant les épaules. La communauté prime. Si un tisseur a besoin de davantage de matières premières, il va en demander aux nilmocelva. S’ils acceptent, c’est bon. S’ils refusent, le conflit remonte vers la communauté. Les deux expriment leurs raisons et le groupe décide.
- Comment faites-vous cela ? Comment parvenez-vous à demander son avis à l’ensemble des elfes ? Je veux dire… vous devez être…
- Deux mille, environ.
Elian resta muette à ce nombre ridiculement petit. Deux mille… Liennes était bien plus peuplée que cela et il s’agissait d’une ville de seconde zone. Elian estima qu’entre les paysans, les éleveurs, les troubadours, les serviteurs, les fauconniers, les pages, les écuyers, les palefreniers et tous les autres métiers qui explosèrent dans sa tête, près de deux mille personnes se trouvaient actuellement dans le château d’Anargh. Les elfes étaient un peuple en voie de disparition. Elian ne s’était jamais imaginé leur situation aussi précaire.
Si elle avait dû demander son avis à l’ensemble des résidents du château, cela lui aurait pris une journée, deux tout au plus. Ceci dit, deux jours pour chaque décision restait trop long.
- Comment indiquez-vous votre préférence ? insista Elian.
- Par le chant, indiqua Ceïlan. Nous sommes capables d’émettre des sons graves, portant très loin, que les humains n’entendent pas. Ils nous permettent de rester en contact permanents mais également d’échanger. Certaines modulations ne servent qu’à donner notre avis. Le chant est la base de notre société.
Elian n’en revint pas.
- Voyons si j’ai bien compris… Ma demande concernant la trouée… Tu ne l’as pas transmise à Irin, parce que tu ne peux pas demander aux herboristes de sortir, faisant d’eux des dissidents.
Ceïlan grimaça. Elian faisait correctement les liens et il ne s’attendait pas à une telle sagacité de la part de son interlocutrice. Elian continua :
- Les elfes qui ont réparé cette abomination… sont donc tous des dissidents…
Ceïlan resta silencieux.
- Cela signifie que tu es en contact avec les dissidents… qu’ils te suivent…
- Les dissidents ne suivent personne, gronda Ceïlan et Elian sut qu’elle avait vu juste.
Ceïlan était bien plus un dissident qu’un elfe d’Irin. Il passait beaucoup de temps en dehors de la forêt. La reine savait-elle que son homme de confiance agissait contre elle dans son dos ?
- Je leur ai demandé et ils ont bien voulu venir, nuança Ceïlan.
- Tu les remercieras de ma part, dit Elian avant de continuer sans lui laisser le temps d’intervenir. Tu m’as obligée à faire une demande officielle afin que Tur-Anion pense Irin impliquée. Arthur de Baladon ignore-t-il l’existence des dissidents ?
- Non, bien sûr que non. Les dissidents se promènent ouvertement dans le nord du pays et engrossent la moitié des femmes qui s’y trouvent.
Elian rougit fortement à cette remarque.
- Cela ne peut pas passer inaperçu. Ce qu’Arthur ignore, ce sont les responsabilités des uns et des autres dans les différents actes et tant mieux. Que les humains nous pensent unis nous rend plus forts.
- Je te remercie de ta confiance, murmura Elian, consciente du poids de ce secret. Qu’est-ce que Irin offre réellement à Falathon ?
- De nombreux accords commerciaux nous unissent. Nous donnons des épices rares obtenus à partir de plantes qui, sans notre intervention, ne pousseraient pas en quantité suffisante pour être récoltées. Nous offrons des teintures colorées pour les vêtements, très prisées par la noblesse. Rares mais d’une qualité incroyable.
- Vous utilisez vous-même ces teintures ? interrogea Elian en caressant des yeux le vêtement vert et jaune de son interlocuteur.
- Oui, mais nos besoins sont bien moindres que ceux de Falathon.
Vu leur faible nombre, cela n’était guère surprenant.
- Donnons… offrons… répéta Elian. Que recevez-vous en échange ?
- Des fruits, indiqua Ceïlan. Non pas qu’Irin ne suffise pas à nous nourrir, mais nous apprécions la diversité. La forêt nous offre les baies mais difficilement des pommes, des poires, des abricots ou des pêches.
Aucun des échanges n’était nécessaire à l’un des deux partis. Falathon pouvait se passer de teintures et d’épices. Irin pouvait vivre sans ces fruits. Le lien était ténu.
- Le nombre d’elfes que tu m’as donné, c’est avec ou sans les dissidents ?
- Sans.
- Combien y a-t-il de dissidents ?
- Trop, gronda Ceïlan.
Elian sentit qu’elle venait de toucher un point sensible. Si Ceïlan dirigeait les dissidents comme Elian le pensait – et même si celui-ci affirmait le contraire – alors il aurait dû être heureux que ce groupe augmente en taille.
- Quel est le problème ?
Ceïlan grinça des dents. Il masquait mal une rage intense.
- Que des elfes souhaitent courir les routes parce qu’Irin est trop petite, c’est normal. C’est dans notre nature.
Elian hocha la tête.
- Qu’ils quittent Irin en nombre pour cause de désaccord avec la majorité… Et que se passera-t-il lorsqu’il y aura davantage d’elfes en dehors d’Irin qu’à l’intérieur ? Quelle signification aura cette majorité ?
Elian se prit de plein fouet la colère de l’elfe. Clairement refoulée et jamais exprimée, Ceïlan profitait de ce moment d’intimité pour enfin cracher ses pensées.
- Où sera la décision du peuple lorsqu’Irin comptera moins d’âmes que de dissidents ?
Elian comprenait le problème.
- Cette façon d’agir existe depuis très longtemps, supposa Elian. Pourquoi crains-tu qu’elle dysfonctionne ?
- Parce que la situation a changé, annonça Ceïlan, et elle empire chaque jour qui passe. Le nombre de dissidents n’a jamais été aussi important et augmente à une vitesse vertigineuse.
- Que s’est-il passé ?
- Elian, qui commande à Irin ?
- Le peuple, si j’ai bien compris tes propos.
Ceïlan la transperça des yeux. Il cherchait à lui faire une leçon de politique.
- La reine mais j’avoue, après tes explications, ne pas bien comprendre à quoi elle sert.
- Ariane a crée notre communauté. C’est elle qui a réalisé le tout premier accord : Irin contre la protection contre le mal sombre. Sans nous, Falathon aurait été détruit et le reste du monde avec lui, d’ailleurs. Nous étions exilés, chassés de nos terres par ceux fuyant le mal sombre venu du sud. Falathon a accepté de nous fournir un asile contre notre aide.
- J’avoue ne pas comprendre, précisa Elian. Ce sont les elfes qui protègent Falathon des terres sombres ?
- Nos magiciens ont monté la barrière de protection magique et l’entretiennent depuis sans relâche.
Elian ignorait totalement ce fait. L’histoire disait que Falathon avait été épargné de la colère de la nature envers la magie parce que les falathens luttaient contre elle eux aussi. Et voilà que la magie elfique les protégeait en réalité ? Comment un tel mensonge avait-il pu se répandre au point de devenir indéniable par un peuple entier ?
- Falathon aurait disparu sans vous, comprit Elian. Mais les terres que les falathens vous ont offert ne suffisent pas à votre bien-être. Cet échange est inéquitable.
- Il nous a permis de survivre, rappela Ceïlan. Par la suite, Ariane a passé beaucoup de temps avec les humains, peuple dont nous ignorions tout. Elle souhaitait tisser des liens et a plutôt bien réussi.
- Cela a fait d’elle une dissidente, comprit Elian.
- Ariane a toujours passé davantage de temps à Irin qu’à Tur-Anion, la contra Ceïlan. Elle n’a jamais été considérée de cette manière. Une femme ne peut pas être dissidente.
- Pourquoi ? interrogea Elian, interloquée par cette information.
- Jamais une femme ne quittera Irin, pour quelque raison que ce soit.
Elian resta muette face à cette assertion. Les hommes avaient le droit de ne pas être d’accord mais pas les femmes ? Cela la laissait sans voix.
- Le problème actuel vient du fait qu’Ariane s’est permise de sortir souvent, négligeant par la même son rôle de femme. Aucune autre ne s’y frottera.
- Explique-moi clairement. Je ne comprends rien.
Ceïlan soupira avant de transpercer Elian des yeux. Il resta ainsi pendant un moment avant de hausser les épaules. Elian comprit que son interlocuteur n’aurait pas dû en dire autant et que désormais, un peu plus ou un peu moins ne changerait plus grand-chose.
- Combien notre communauté compte-t-elle d’âmes ? interrogea Ceïlan.
- Tu m’as dit deux mille elfes à Irin… et un trop grand nombre de dissidents. Puisque pour le moment, le rapport de force est toujours en faveur d’Irin, j’en conclus qu’il y a moins de deux mille dissidents.
- Le rapport de force n’est pas loin de changer de bord, murmura Ceïlan.
Elian comprit que le nombre de dissidents affleurait lui aussi deux mille.
- Cette valeur est estimée, indiqua Ceïlan. Non pas que je refuse de te donner le nombre exact. Il nous est juste inconnu. Les mouvements sont quotidiens alors c’est difficile de tenir un compte précis.
- Je comprends, assura Elian.
- En revanche, je peux te dire le nombre exact de femmes à Irin.
Elian ouvrit de grands yeux avant de comprendre que le nombre fourni ne concernait que les hommes.
- Quarante-trois, dit Ceïlan.
Elian resta muette, attendant la suite, qui ne vint pas. Quarante-trois ? Quarante-trois quoi ? Elian mit un instant à comprendre.
- Il n’y a que quarante-trois femmes elfes ?
Ceïlan acquiesça d’un geste de la tête.
- Quarante-trois femmes pour presque quatre mille elfes, dissidents et habitants d’Irin réunis ! Comment ? Pourquoi ?
Elian en perdait ses mots.
- C’est notre fardeau, indiqua Ceïlan. La nature l’a voulu ainsi. Nous vivons de très nombreuses saisons, assez pour voir naître puis mourir plusieurs générations d’humains. Malgré cela, la rareté des femmes met notre espèce en état d’extinction. Il y a moins de filles mises au monde que celles mortes de vieillesse.
Elian n’en revenait pas. Plus elle en apprenait sur les elfes et plus elle tremblait pour eux. Ceïlan lui faisait un sacré honneur en lui racontant tout ça. Était-ce parce qu’elle était eldarin que Ceïlan s’ouvrait ainsi à elle ? Elian n’aurait su le dire.
- Ariane a passé beaucoup de temps en dehors d’Irin et encore plus à construire notre communauté, notre ville, à créer les groupes, à gérer les conflits, à instituer le vote par la voix, à trouver des solutions pour nous vêtir, nous nourrir, nous protéger. Nous n’étions avant que des nomades. Seules les femmes vivaient en petits groupes familiaux. Les garçons partaient dès leur majorité sexuelle atteinte pour courir seuls sur d’immenses territoires. Les rencontres aléatoires permettaient de nouvelles naissances et l’échange d’informations, de connaissances. Deux elfes mâles se croisant discutaient quelques jours avant de s’éloigner.
- Vous êtes un peuple pacifique, nomade, très proche de la nature. Les humains en arrivant vous ont massacrés sans difficulté.
Ceïlan baissa les yeux.
- Je n’ai pas connu ce temps-là. Je suis né à Irin, précisa-t-il. Rares sont ceux qui ont survécu. Ariane en fait partie. Elle était adolescente à l’époque.
« Comme moi » comprit Elian. Elle ne se sentait pas capable de tenir un peuple, de créer des accords commerciaux, de régner. Elle en frissonna.
- Hum… Tu manques d’informations pour réagir correctement à ce que je viens de t’annoncer, comprit Ceïlan.
- Je ne suis qu’une voleuse des bas-fonds, je…
- Ne te justifie pas, la coupa Ceïlan, et surtout, ne te diminue pas. Tu es quelqu’un d’extraordinaire. C’est moi qui suis responsable. Tu ne peux pas saisir l’ampleur du problème sans certaines précisions.
Le cœur d’Elian bondit dans sa poitrine. Ceïlan venait-il vraiment de lui faire un compliment ?
- Il reste deux autres survivants de cette époque. Tous les autres sont morts de vieillesse. Notre arrivée à Irin date…
- Ariane arrive au terme de sa vie, comprit Elian. Il y a un problème de succession ?
Ceïlan sourit avant de grimacer. La réponse était donc « oui et non ».
- Les deux survivants sont des hommes. Les femmes de l’époque sont toutes mortes depuis longtemps… très longtemps…
Elian en perdit tout sourire.
- Les grossesses à répétition les fatiguent et beaucoup meurent en couche.
Elian en eut les larmes aux yeux.
- Les hommes ont beau tout faire pour les soutenir… Je veux dire… Les femmes ne font rien à Irin. Elles ne travaillent pas. Elles ne chantent pas pour faire pousser les plantes ou repousser les nuisibles. Elles ne cueillent pas, ne tissent pas, ne cuisinent pas, ne s’occupent pas des enfants. Seuls les hommes tiennent ces rôles. Les femmes n’ont qu’à… manger, boire, danser, baiser et donner la vie.
Elian ricana nerveusement.
- Malgré cela, elles meurent… en ayant généralement donné naissance à une trentaine de garçons et une fille… exceptionnellement deux.
Elian resta muette, le visage grave. Le silence perdura alors Elian revint à l’information de base pour laquelle cette précision avait été nécessaire.
- Ariane a vécu sacrément longtemps pour une femme, comprit Elian et Ceïlan acquiesça, le regard brillant, prouvant qu’Elian avait enfin saisi.
- C’est parce qu’étant rarement présente et occupée à autre chose, elle n’a mis au monde que deux garçons…
En prenant son rôle à cœur, en créant la communauté des elfes, la reine avait empêché la naissance d’une trentaine de garçons mais surtout d’une ou deux filles, qui auraient pu à leur tour offrir de nouvelles âmes à Irin. Elian estima difficilement la perte pour les elfes mais la comprit significative.
- Beïlan a jugé utile d’y mettre un terme, gronda Ceïlan.
Elian ignorait qui était Beïlan mais laissa son interlocuteur poursuivre sans le couper. Elle le lui demanderait plus tard.
- Il a alerté la communauté à ce sujet, s’est crée un petit club de supporters, qui a grandi en nombre.
Ceïlan changea de voix pour en prendre une plus grave :
- Car non seulement elle n’a pas mis au monde d’enfant mais en plus, elle refuse de s’offrir ! C’est une honte ! Et nous, pauvres hommes aux besoins non satisfaits ? Et vous, mesdames, cela ne vous dérange pas qu’elle vous oblige à davantage de travail en ne faisant pas sa part ?
- Je croyais que les femmes ne travaillaient pas ?
- Considères-tu baiser comme un travail ? demanda Ceïlan en reprenant sa voix normale. Les elfes ont des besoins sexuels plutôt élevés, comparés aux humains. Elles doivent satisfaire tout le monde. Elles passent vraiment leur temps à baiser, jour et nuit. C’est qu’il y a beaucoup de queues à accueillir.
Elian cligna plusieurs fois des yeux. La vie des elfes lui sembla soudain bien triste, tant les hommes que les femmes.
- De ce fait, la notion de couple n’existe pas chez nous, indiqua Ceïlan. N’importe quelle femme est aussi bien qu’une autre. Il s’agit de se satisfaire et de permettre la naissance d’un nouvel enfant et plus elles sont sollicitées, plus la probabilité de tomber enceinte augmente.
- Mais vous couchez avec vos mères et sœurs ! s’exclama Elian.
Ceïlan ignora sa remarque pour continuer :
- Bref… Beïlan a réussi. La majorité a décidé de destituer Ariane de son titre.
Elian en perdit tout sourire. Elle avait toujours entendu parler de la reine des elfes. Depuis quand ne tenait-elle plus les commandes ? Depuis quand ce mensonge perdurait-il à Tur-Anion ?
- Le poste a été proposé. Les hommes préférant courir les routes, le titre doit en tout premier lieu être proposé à des femmes. Ariane avait réussi à faire accepter cela à la communauté à ses tout débuts. Naturellement, elles ont toutes refusées et je ne les en blâme pas. Après tout, Ariane a tout donné pour Irin et elle venait de se prendre un coup de couteau dans le dos. Qui voudrait subir la même chose ?
Elian acquiesça. C’est sûr que ça ne donnait pas du tout envie.
- Beïlan s’est proposé et la majorité a accepté.
- Majorité dont tu ne faisais pas partie, supposa Elian.
- Je n’étais pas là. Ariane m’avait envoyé à Tur-Anion pour négocier un nouveau traité commercial. Cela faisait déjà pas mal de temps qu’elle m’avait demandé de prendre sa place, étant trop vieille pour un tel voyage.
- Et si tu avais été présent ?
- Ça n’aurait rien changé, assura Ceïlan. La quasi totalité des elfes d’Irin ont validé la prise de pouvoir de Beïlan. Une dizaine d’elfes ne se sont pas prononcés. Aucun ne s’y est opposé.
- Alors où est le problème ?
- Beïlan dirige Irin comme un tyran. Fini le vote par la majorité. Il décide et on doit se plier à ses ordres, sans discuter. Il n’écoute pas. Il ne prend pas conseil. Il…
- On peut diriger fermement sans que cela ne nuise… si les décisions sont bonnes…
- Il a ordonné que les archers cessent leurs activités et que les réserves d’arcs et de flèches soient détruites sous le prétexte que n’étant pas en guerre, il n’y avait aucune raison de perdre de la main d’œuvre à une activité aussi prenante alors que les herboristes et les nilmocelva manquaient de personnel.
Elian resta muette. Elle n’en savait pas assez pour donner son avis sur cette décision.
- L’archerie est la base de notre communauté, insista Ceïlan. C’est la première chose qu’on enseigne à nos enfants : tirer à l’arc. C’est le symbole de notre vie nomade. C’est notre plus grand coutume, le symbole même de qui nous sommes.
Beïlan n’avait pas juste détruit des armes, il s’était attaqué à une signature, à la personnalité même de son peuple.
- Les archers ont quitté Irin, emmenant avec eux leur savoir faire, leurs arcs et leurs flèches. De plus en plus d’elfes les suivent car Beïlan enchaîne les décisions de ce genre. J’ai honte. Cela faisait un moment déjà que je voyais Beïlan discuter avec tout le monde et cracher son venin contre notre souveraine. Je n’ai rien fait. Je m’en veux tellement.
- Tu ne pouvais pas savoir qu’il serait un mauvais roi.
- Mettre un homme au pouvoir est une mauvaise chose en soi mais en ce qui concerne Beïlan, c’est le pire d’entre nous ! Il disparaît souvent des semaines, des lunes, parfois une année entière sans prévenir. Il a toujours agi de cette façon et continue de le faire maintenant. Ariane avait raison : les femmes doivent gouverner.
- Même si cela la détourne de son rôle de mère ?
- L’un et l’autre ne sont pas incompatibles, la contra Ceïlan. Ariane n’a pas pu cumuler les deux parce que tout était à faire. Elle a passé tout son temps entre Irin et Tur-Anion, à bâtir notre société. Bien sûr qu’elle n’a pas eu le temps de baiser ! Elle avait l’esprit ailleurs et je la comprends. Son successeur n’aura pas le même problème.
- Tu n’as pas réussi à convaincre une des femmes de prendre le poste, comprit Elian.
- Je n’étais pas là, rappela Ceïlan, mais oui, je m’en veux de n’y être pas parvenu.
- Beïlan peut-il quitter son trône ?
- Il suffit qu’une femme indique sa volonté de prendre sa place. C’est aussi simple que ça.
- Aucune femme ne se propose ? Je veux dire… avant, il avait le bénéfice du doute mais maintenant ? Il a prouvé être mauvais pour le poste !
- Aucune ne se sent légitime, capable, à la hauteur.
- Ariane ne peut-elle pas le faire ? Les elfes l’accepteraient sûrement de nouveau vu la médiocrité de son remplaçant.
Ceïlan trembla, la gorge serrée. Elian sentit qu’il se retenait… de pleurer.
- Ariane est morte… de vieillesse… il y a quatre printemps de cela.
Elian en resta bouche bée. Plus rien ne pouvait empêcher Beïlan de détruire le peuple des elfes de l’intérieur.
- Cette destitution a probablement accéléré le processus mais Ariane était arrivée au bout de toute façon. Beïlan a permis une cérémonie simple et classique là où une fête d’une lune aurait été nécessaire. Ariane méritait tellement mieux. Ce rejet l’a profondément marquée. Elle est morte dans la souffrance et la solitude, le mépris et l’indifférence générale.
- Tu n’as rien dit à Tur-Anion, murmura Elian. Aucun falathen n’est au courant.
- Je continue à transmettre les messages, choisissant avec soin le destinataire ou mes mots. Je maintiens le lien, celui-là même dont Beïlan se fiche éperdument.
- Comment ça ?
- Ariane m’a confié ce poste. Beïlan ne le sait même pas et pour cause, depuis sa prise de pouvoir, il n’a jamais cherché à communiquer avec les humains.
- Ça date de quand ?
Ceïlan la dévisagea puis annonça :
- Autour de ta naissance, je dirais.
- Pourquoi t’a-t-elle confié ce poste à toi ?
- Parce que je n’en voulais pas, je suppose. C’est souvent quand on ne veut pas d’un titre qu’on en est le plus digne.
Elian se souvint que Ceïlan lui avait déjà dit cela le jour de son anoblissement.
- Elle devait tout de même sacrément bien te connaître. Elle ne s’est pas trompé. Moi, je crois qu’il y a un peu plus qu’un choix aléatoire.
- Ce que je vais dire est très peu elfique et vraiment humain mais après tout, peut-être que vous n’avez pas tort et qu’une mère connaît mieux ses propres enfants que quiconque.
Elian mit une seconde avant de comprendre les propos de Ceïlan.
- Mère ? Ariane est ta mère ? Tu es l’un des deux seuls garçons de l’ancienne reine d’Irin ?
- Faisant ainsi de Beïlan mon frère.
Elian frémit. Beïlan était le fils d’Ariane ? La reine s’était faite destituer par son propre enfant ?
- Mais je te le répète, cela n’a aucune importance, assura Ceïlan.
- Bien sûr que cela en a ! s’exclama Elian.
- Non. Elian, pourquoi n’avons-nous pas cette conversation en lambë ? demanda soudain Ceïlan, prenant ainsi la comtesse par surprise.
Elian indiqua d’un geste qu’elle l’ignorait.
- Comment dit-on père, mère, fille, fils, frère et sœur en lambë ? demanda Ceïlan.
Elian réfléchit puis plissa des yeux. Elle ignorait ces termes pourtant basiques.
- C’est parce qu’ils n’existent pas, indiqua Ceïlan. Lorsqu’un enfant né, il n’est pas élevé par sa génitrice mais par la communauté. Les nourriciers en prennent soin et l’élèvent. Quant au père, étant donné que les femmes passent leurs journées à baiser, elles-même ignorent son identité et tout le monde s’en fout.
Elian eut du mal à le croire. À Falathon, la parenté était une partie essentielle et prégnante de la vie, que ce soit celle des paysans ou des nobles. La transmission des terres, des titres, se faisaient via le père, expliquant la dureté des punitions envers l’adultère féminin.
- Pourquoi irais-je coucher avec une humaine au risque de ruiner sa vie de couple ou pire : qu’elle me réclame de reconnaître et d’élever l’éventuel enfant qui résulterait de nos ébats ! Je préfère aller à Irin et baiser sans me soucier des conséquences.
- Les dissidents couchent avec les humaines, fit remarquer Elian un peu malicieuse.
- Je ne suis pas dissident, gronda Ceïlan. Mon rôle d’ambassadeur m’amène à sortir d’Irin, c’est tout.
Le mensonge était tellement ancré qu’il sortait désormais tout seul avec fluidité.
- Tu n’as jamais couché avec une femme humaine ? Elles te désirent toutes et tu n’as jamais…
- À Irin, il me suffit de demander pour obtenir. Pourquoi voudrais-je d’une humaine qui veut des cadeaux en échange ?
- Je n’ai jamais demandé de cadeau, répliqua Elian avant de rougir profondément au sous-entendu de sa réplique. Ce n’est pas… Je ne voulais pas… Je n’ai jamais… Je suis… Je ne…
Ceïlan sourit à la gêne de son interlocutrice et ne fit rien pour l’aider, savourant ce jeune visage couleur coquelicot. Elian détourna le regard, observant les nuages filer dans le ciel.
Au bout d’un moment, Elian sentit que le moment était venu de rendre la pareille à Ceïlan. Il venait de lui montrer une confiance incommensurable. Ne venait-il pas, même s’il le nierait, de lui révéler sa position de chef des dissidents ? Elle se sentait en paix, calme, capable de se dévoiler, d’offrir son intimité, raconter ce qu’elle gardait pour elle depuis toujours.
- Les forains qui m’ont accueillie ont été massacrés à cause de moi, dit-elle.
Ceïlan se tourna vers elle mais eut la très bonne idée de garder le silence.
- Un montreur de monstre voulait m’intégrer à sa troupe. Ma famille a refusé. Ils se sont débarrassés d’eux. La journée, j’étais le clou du spectacle, l’ange merveilleux tombé du ciel. On payait pour m’observer. On venait de loin pour admirer mes cheveux séraphiques. Les hommes vidaient leurs bourses pour le droit de me toucher l’espace d’une soirée.
Ceïlan grimaça.
- Je me suis enfuie, loin, cachée des hommes et de leurs envies malsaines, de leurs regards insistants. J’ai caché mes cheveux et on m’a enfin ignorée. J’ai rejoint la guilde des voleurs de Liennes. Un cambriolage m’a mise en contact avec Laellia Eldwen. C’est ainsi que j’ai rencontré Brian que j’ai mis sur le trône en lui ramenant l’anneau d’Elgarath malencontreusement égaré. En échange, il m’a permis d’entrer en apprentissage auprès de Moheel et mes compétences en archerie m’ont ouvert les portes du tournoi m’ayant permis de faire ta connaissance, Ceïlan.
- Tes cheveux n’ont rien à voir là-dedans. Si les gens t’évitent ou te cèdent le passage, ce n’est pas parce que tu es brune ou blonde. C’est parce que tu n’es plus une enfant sans défense.
- Je ne veux pas avoir à me défendre, rétorqua Elian. Je veux qu’on me fiche la paix.
- Tu n’auras pas besoin de te défendre, promit Ceïlan. Elian, ton attitude sûre de toi, ta façon de marcher, de te tenir… Tu exhales la force, la puissance, l’assurance. Personne ne s’en prendra à toi parce qu’ils sentent qu’ils ont affaire à plus fort qu’eux.
Elian secoua la tête. Ceïlan lui prit le menton et la força à le regarder dans les yeux. C’était la première fois qu’il la touchait sans demander son autorisation.
- Tu n’es plus une gamine. Tu es forte. Profites-en pour être libre !
Elian trembla.
- Nul ne peut s’en prendre à toi impunément.
- Toi, si.
Ceïlan lâcha Elian et sourit.
- Mais moi, je n’ai aucune raison de m’en prendre à toi, n’est-ce pas ?
Elian fronça les sourcils.
- Laisse-moi reformuler : aucun humain ne peut s’en prendre à toi impunément.
La phrase arracha un petit sourire à Elian.
- Je suis navrée pour toi, indiqua Ceïlan. Personne ne devrait subir ça. Je… Je suis tellement en colère contre Arthur de Baladon.
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? s’écria Ceïlan de nouveau en colère. Il a obligé une jeune adolescente à commettre un meurtre. Tu trouves cela normal ? Moi pas !
Elian baissa les yeux.
- Tu n’as pas à t’en vouloir, précisa-t-il. Tu as agi selon tes moyens. Les responsables sont à Tur-Anion. Personne ne devrait être confronté à de telles extrémités.
Elian sentit des émotions profondes s’emparer d’elle. Ceïlan la comprenait, la soutenait. Avec lui, elle se sentait bien, libre d’être elle-même. Une intense tristesse s’empara d’elle. Ces sentiments, elle allait devoir les taire car Ceïlan, un elfe des bois d’Irin, ne s’intéresserait jamais de cette façon à une humaine.
- Fais-moi confiance, dit Ceïlan. Ne cache plus tes cheveux. Ce n’est plus nécessaire. Sois fière !
Sa confiance, il l’avait. Elian hocha la tête et ce fut blonde qu’elle retourna au palais, pour constater que l’elfe avait raison. Les regards furent surpris mais certainement pas mal placés.
« Les arbres coupés sauvagement, brûlés par endroit, montraient un acharnement à réduire la nature en poussière, à éviter toute repousse. » => c'est bizarre comme phrase
Les terres noires au-delà du fleuve, laisse-moi deviner... on y reviendra plus tard ? En tout cas pour l'instant ce que j'ai compris c'est que les orcs attaquent la forêt, donc ça laisse penser que les elfes bleus sont derrière tout ça, mais probablement pas vu ce qu'on a vu du côté de Narhem et Bintou.
La discussion avec Ceïlan est sympa, les elfes blonds font vraiment "incels". Par contre je trouve que l'utilisation de "baiser" est un peu trop vulgaire pour Ceïlan qui, le reste du temps, adopte un langage beaucoup plus soutenu.
Et sinon... Beïlan et Ceïlan ? Est-ce qu'il y aura Deïlan le fils caché ? Les enfants de Ceïlan et Elian vont s'appeler Feïlan et Geïlan ? (Pardon je me moque)
Je vais revoir cette phrase, pas de souci.
Les terres sombres, grave qu'on va y revenir après ! Mais vraiment beaucoup !
Mais qui est derrière tout ça ? Les elfes noirs ? Quelqu'un d'autre ? Pour l'instant, je note que tu te tournes naturellement vers les elfes noirs. Si tu viens à changer d'avis, dis-le moi. J'adore savoir quand mes lecteurs changent d'avis, s'interrogent, doutent...
Les elfes des bois baisent (ils ne font pas l'amour, sentiment qu'ils ignorent). C'est vulgaire mais ça correspond totalement à leur manière de procéder. C'est reproductif et physique, rien de plus mais t'inquiète, on va y revenir ;)
J'adore ta façon de te moquer ! Ca me fait rire. N'arrête surtout pas. Les noms ne sont pas complètement choisis au hasard alors continue dans cette voie. Un fils caché, quelle idée intéressante, à creuser peut-être, mais je n'en dis pas plus ;) Ceci dit, tu as oublié Ariane (Ariane, Beïlan, Ceïlan, parce que là, c'est vraiment drôle).
En tout cas, tu sembles intuitive et capable de faire les bons liens. Qui sait, tu seras peut-être la plus rapide de mes lecteurs à comprendre. Développe tes idées, tes interrogations, tes suppositions, j'adore !
Bonne lecture !
Et une explication à laquelle j'avais pensé c'est que c'est une maladie qui "noircit" tout, qui change les elfes des bois en elfes noirs et les forêts en terres noires, mais je ne pense pas que ce soit vrai parce que les elfes bleus se portent très bien, ils ne sont pas malades.